En 1972, le Conseil de l’Europe instaure comme hymne l’« Ode à la joie », thème issu de la Neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven (1770-1827). En 1985, ce sont les chefs d’État et de gouvernement des États membres, réunis en conseil, qui l’adoptent comme hymne officiel de l’Union européenne (UE). Le portail internet de l’UE précise que « cet hymne sans paroles évoque, grâce au langage universel de la musique, les idéaux de liberté, de paix et de solidarité incarnés par l’Europe. L’hymne européen n’est pas destiné à remplacer les hymnes nationaux des pays de l’Union européenne mais à célébrer les valeurs qu’ils partagent ». Toute l’ambiguïté et la difficulté de mettre en place un hymne européen sont contenues dans ces phrases. Comment un hymne, élément de souveraineté par excellence, peut-il représenter un groupe de pays, une superstructure étatique qui participe à sa définition, son image dans le domaine public et qui convient à tous, les politiques comme les citoyens européens ?
La nécessaire mais difficile mise en place d’un hymne européen
La construction européenne et son projet politique s’accompagnent de la volonté de créer un hymne. Il est la personnification musicale du groupe d’États et de ses valeurs. Comme pour toute entité politique, l’hymne participe au protocole et est joué lors des cérémonies officielles. Plus l’UE se construit et plus elle doit être visible, disposer de symbole pour être reconnue à l’intérieur comme à l’extérieur. Avant que l’« Ode à la joie » tirée de la Neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven ne soit adoptée officiellement en 1986 par l’UE (Collowald, 1999 : 206-209), un débat vif agite les milieux tant musicaux qu’européens. Plusieurs essais sont tentés, comme ce disque enregistré par la musique de la Garde républicaine titré : « Hymne des États-Unis d’Europe » composé par Michel Roverti et souvent repris par les fanfares de mineurs (Collowald, 2012). Michel Roverti est un pseudonyme utilisé par la mère de Nadine Van Helmont, qui a écrit la musique, les paroles sont de Nadine Van Helmont, femme de Jacques Van Helmont, proche collaborateur de Jean Monnet (1888-1979), directeur de la division contrôle et sécurité à Euratom (Curti Gialdino, 2005). Ce 45 tours est diffusé à l’occasion des foires et expositions internationales sur les stands de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) dans les années 1958/1959. L’idée est de promouvoir l’idéal européen vers le grand public. De nombreux amateurs envoient également leurs partitions, composées dès 1949 et la naissance du Conseil de l’Europe. Partisan d’une Europe politique, Richard Nikolaus von Coudenhove-Kalergi (1894-1972), homme politique, essayiste, historien et philosophe, fondateur du Mouvement paneuropéen, propose l’adoption en 1955 de l’hymne de la 9e symphonie comme hymne européen (Buch, 1999 : 255). La proposition n’est pas retenue, tout juste lui suggère-t-on « de favoriser l’exécution de l’Hymne à la Joie de la 9e symphonie dans toutes les manifestations européennes » (ibid.). Au cours des années 1960, le Conseil de l’Europe souhaite ardemment l’instauration d’un hymne pouvant être utilisé durant les manifestations à caractère européen. René Radius (1907-1994), président de la Commission de l’aménagement du territoire et des pouvoirs locaux, est nommé rapporteur du projet d’hymne européen. Il est adopté par l’Assemblée consultative au cours de l’été 1971 (Collowald, 1999 : 216-217). Une fois de plus, les décisions se sont prises sous la pression de la base, c’est-à-dire des collectivités locales. Au sein du comité, certains proposent l’utilisation du « Te Deum » de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) déjà usité dans le cadre de l’Eurovision, d’autres se satisfont du final de la « Royal Fire Work Music » de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), repris comme indicatif dans les émissions radiophoniques du Conseil de l’Europe. La commission conclut à la nécessité de reprendre les débuts d’une tradition instaurée dans plusieurs cérémonies en proposant le « prélude de l’Ode à la Joie » tirée du IVe mouvement de la Neuvième symphonie de Beethoven. Cette « ébauche de tradition » vient pallier le manque de tradition de la jeune UE et participer à la construction d’une identité européenne en puisant dans son patrimoine (Buch, 1999 : 273). Le Comité des ministres du 12 janvier 1972 entérine la décision et le Conseil de l’Europe adopte officiellement le prélude de l’« Ode à la joie » comme son hymne, une musique qui n’a pas de texte. Le grand chef d’orchestre Herbert von Karajan (1908-1989) réalise un arrangement en trois versions : pour piano, pour instruments à vent et orchestre symphonique. Au milieu des années 1980, la Communauté économique européenne (CEE) ne fait que reprendre le même hymne que le Conseil de l’Europe.
Un hymne qui fait débat
La première source de débat est le rôle qu’a joué Herbert von Karajan dans la mise en place de cet hymne. Sollicité par le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Lujo Tončić-Sorinj (1915-2005), le chef ambitieux accepte de faire l’arrangement de la version officielle de l’hymne européen qui devient donc une œuvre qui ouvre à des droits d’auteur et donc à une exploitation commerciale. Il en fait d’ailleurs un enregistrement avec sa maison de disque attitrée, Deutsche Grammophon. Son travail d’arrangeur a « consisté à copier/coller trois fragments de Beethoven » (Buch, 2009). Aucun des membres du Conseil de l’Europe n’arrive à lui faire renoncer aux droits d’auteur. Ainsi l’hymne européen, à chacune de ses interprétations, rapporte financièrement à Herbert von Karajan puis à ses héritiers. Pire encore, l’auteur de l’hymne de l’Europe, qui véhicule des valeurs de paix, de fraternité et de démocratie, est membre du parti nazi entre 1935 et 1945. Le musicologue Esteban Buch, dans une tribune publiée en 2009 dans Le Monde, y voit une tache dans la symbolique de l’Europe et un problème politique ; « du moment qu’il s’agit d’un symbole politique, c’est aussi une question politique ».
L’hymne européen est autant un outil de diffusion et de connaissance de l’Europe en direction des citoyens, qu’un outil politique. L’instauration d’une citoyenneté européenne par le traité de Maastricht entré en vigueur en 1993 permet d’accroître la conscience d’une appartenance à l’Union européenne. Elle prévoit surtout « de renforcer la protection des droits et des intérêts des ressortissants de ses États membres ». L’adhésion des citoyens à l’Europe repose sur la multiplication des symboles d’identification, dont l’hymne, la devise, le drapeau, la journée de l’Europe. Les symboles ne se substituent pas à ceux des États membres, mais s’ajoutent. Dans le même article de ce traité, l’UE indique vouloir affirmer son identité sur la scène internationale. Là encore, cela passe par des symboles comme l’hymne, vecteur des valeurs qu’elle veut défendre. Contester l’hymne c’est contester l’idée d’Europe. Le 1er juillet 2014 lors de la session inaugurale au Parlement européen, les députés eurosceptiques tournent le dos au sein de l’hémicycle lors de la diffusion de l’hymne pour montrer leurs désaccords avec l’Europe. À l’inverse, pour montrer leur opposition au Brexit, des députés écossais sifflent la mélodie puis chantent l’hymne européen au sein de la chambre des communes le 9 février 2017. Ces députés pro-européens manifestent leur mécontentement lors du vote autorisant le déclenchement de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, le début du tumultueux processus de Brexit.
L’hymne européen a été adopté sans paroles, en raison du multilinguisme européen. L’explication est à la fois linguistique et politique. La traduction d’un texte chantable dans toutes les langues paraît impossible. Surtout, le poème de Friedrich von Schiller (1759-1805) An die Freude, qui a inspiré Ludwig van Beethoven et forme les paroles de l’« Ode à la joie », est jugé par le Conseil de l’Europe, trop universaliste et pas assez européaniste (Buch, 1999 : 274). Officiellement, la musique se suffit seule. Étant un langage universel, elle porte en elle les idéaux européens. Mais le fait que l’hymne ne possède pas de parole lui retire la capacité d’être retenu, au contraire des hymnes nationaux qui peuvent être appris et chantés par tous. Cela pose donc le problème de son appropriation par les citoyens. La mélodie est connue sur tout le continent et considéré comme un élément de la culture européenne, mais qui peut chanter, et donc s’approprier, un hymne sans parole ? Cette situation a fait l’objet de critiques de certains politiciens. Beaucoup de députés européens et de citoyens se tournent vers la Commission européenne pour qu’elle trouve une solution à ce problème. Ce choix d’un hymne sans paroles résulte d’une difficulté politique des gouvernements à se mettre d’accord sur des paroles, une langue utilisée. Il synthétise toutes les difficultés d’une Europe où les chefs d’États défendent leurs intérêts nationaux sans toujours réussir à dégager l’intérêt général européen.
En parallèle, de nombreux projets de paroles pour l’hymne en différentes langues ont été présentés sans faire l’objet d’un consensus au niveau européen. Le latin a été envisagé, en tant qu’ancienne langue de communication des pays européens et racine culturelle du continent. Le compositeur autrichien et latiniste Peter Roland proposa, sans succès, une version dans la langue de Virgile en 2004. Cela permettait, selon lui, à tous les citoyens des pays de l’Union de la chanter ensemble sans faire de jaloux en privilégiant une langue nationale. Mais son caractère de langue morte interroge pour un hymne censé symboliser une puissance dominante. Plusieurs traductions du poème de Friedrich von Schiller ont également été écrites dont une tentative en espéranto, langue qui se veut universelle. La plus connue étant celle d’Umberto Broccatelli (1931-2010).
Le problème de l’appropriation de l’hymne par les citoyens vient probablement du fait que ceux-ci éprouvent des difficultés à s’approprier l’idée d’Europe en tant qu’Institution. « La descente de la politique vers les masses » (Agulhon, 1979 : 259) se fait difficilement pour l’idée d’Europe. Pourtant la musique et notamment les hymnes sont des excellents vecteurs de socialisation politique et même de politisation. Ils sont un relais permettant de faire de la pédagogie en direction de la population et renforcer l’adhésion au régime. Ils jouent un rôle dans l’acculturation de l’idée d’Europe. C’est pour cela que le Conseil de l’Europe commande au début du IIIe millénaire des variations sur l’hymne européen dans divers styles musicaux : jazz, hip-hop, rom… Elles permettent de faire connaître et aimer l’hymne, notamment en direction de la jeunesse. Elles sont aussi la métaphore musicale de l’Europe et de sa devise : « Unie dans la diversité ». L’Europe est comme un orchestre. Les mêmes notes sont jouées par les États dans des styles différents.
Illustrations sonores
Michel Roverti
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8836237z/f1.media
Plusieurs interprétations différentes sur la page du Conseil de l’Europe
https://www.coe.int/fr/web/about-us/the-european-anthem
Agulhon M., 1979, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la IIe République, Paris, Éd. Le Seuil.
Buch E., 1999, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard.
Buch E., 2009, « L’hymne qui sent le soufre », Le Monde, 2 mai, p. 14.
Collowald P., 1999, « D’azur et de joie. Contribution à l’histoire du drapeau et de l’hymne de l’Europe », Revue d’Alsace, 125, pp. 199-210.
Collowald P., 2012, « L’hymne européen : histoire d’un symbole inachevé », pp. 108-116, in : Maison de Robert Schuman, éd., Europe en Hymnes. Des hymnes nationaux à l’hymne européen, Milan, Silvana Editoriale.
Curti Gialdino C., 2005, I Simboli dell’Unione europea. Bandiera, Inno, Motto, Moneta, Giornata, Roma, Istituto Poligrafico e Zecca dello Stato.
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