Depuis le milieu des années 1980, l’identité nationale est devenue l’un des principaux sujets du débat public en France ; si important aux yeux de certains qu’un ministère lui fut même dédié trois années durant. À peine élu président de la République, le président Nicolas Sarkozy créa en mai 2007 (gouvernement Fillon-1) un ministère « de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Co-développement », rebaptisé « du Développement solidaire » en mars 2008. Son titulaire, Brice Hortefeux, cinquième dans l’ordre protocolaire, venait juste après les ministres des Affaires étrangères et des Finances mais devant ceux de la Justice, de l’Éducation nationale et de la Défense. C’est dire l’importance qu’on y attachait. Brice Hortefeux conserva ce poste dans le gouvernement Fillon-2 jusqu’au remaniement de janvier 2009. Lui succéda l’ancien socialiste Éric Besson qui lança en octobre un débat national sur « ce qu’est être Français aujourd’hui ». Il demeura en fonction jusqu’à la formation du gouvernement Fillon-3 (novembre 2010) où disparurent de l’organigramme gouvernemental l’Intégration et l’Identité nationale, tandis que l’Immigration était rattachée au ministère de l’Intérieur, confié à Brice Hortefeux puis, en février 2011, à Claude Guéant.
Comment expliquer qu’en France, l’identité nationale, construite de longue date et longtemps proposée au monde comme modèle, soit en ce début de XXIe siècle jugée à ce point problématique qu’on crée un ministère en charge du sujet, comme on l’avait fait en 1971 pour l’Environnement ou en 1974 pour la Condition féminine ? Si l’on suit la sociologue Nathalie Heinich (2018 : 138), « l’identité n’existe, ou du moins n’est perceptible, que dans la mesure où elle est un problème. L’identité fait partie de ces thèmes qui ne font sens que négativement, par le manque. […] Ce sont des crises d’identité qui en révèlent l’existence et la nature ; ces crises qui accompagnent […] les moments de basculement entre deux statuts ». C’est donc à travers l’analyse de la crise actuelle de l’identité nationale, d’une ampleur inédite due aux profonds bouleversements que la société française a connus depuis le milieu des années 1980, que nous allons essayer de saisir ce qu’est « l’identité de la France » (Braudel, 1986-1987).
Définition(s) de la nation
Poser la question de l’identité nationale, c’est d’abord chercher à savoir ce qui distingue les nations les unes des autres. Encore faut-il s’entendre au préalable sur ce qu’est une nation (Noiriel, 2015).
Le mot vient du latin natio, dérivé du verbe signifiant « naître ». Écrit nascion au XIIe siècle puis nation au XVe siècle, son sens était très proche de celui de peuple. À la fin du Moyen-Âge, on l’utilisait notamment à l’Université de Paris pour classer les étudiants par groupes linguistiques : les nations normande, picarde, etc. Une rupture survint au XVIIIe siècle avec le combat des Lumières contre l’absolutisme. Pour Jean-Jacques Rousseau (Le Contrat social, 1762), qui inspira tant les révolutionnaires, la nation est l’ensemble des citoyens qui exercent la souveraineté, égaux en droits et en devoirs. Les états généraux, élus en mars 1789, prirent en juillet le nom d’« Assemblée nationale constituante » pendant que les citoyens en armes formaient partout dans le pays des « gardes nationales ». Et lorsque les États du pape, Avignon et le Comtat Venaissin, votèrent en juin 1790 leur rattachement à la France, le député Philippe-Antoine Merlin de Douai (1754-1838) salua ce choix par ces mots : « Le seul fondement légitime de toute revendication de souveraineté est le libre consentement du peuple dès que sa volonté est clairement manifestée ».
Au nom de ce principe, la « Grande nation » partit en guerre contre les monarques d’Europe à partir de 1792. Mais bientôt devenue une puissance conquérante, elle suscita des résistances. Afin de protéger les peuples conquis d’une uniformisation sous tutelle de la France, l’on vit émerger une autre définition de la nation de type ethnoculturel, fondée sur la langue et les traditions (Discours à la nation allemande du Prussien Johann Gottlieb Fichte, 1807), en contre-point de la définition portée par la Révolution, de type politique à prétention universelle. S’ouvrit dès lors sur le continent – Waterloo (1815) ne fit qu’enrayer momentanément le processus – l’ère des nations, caractérisée par l’aspiration d’un nombre croissant de peuples à la souveraineté et dont le « Printemps des peuples » en 1848 reste le moment le plus marquant. Mais l’on assista en même temps à la multiplication des conflits nationaux, chaque nation se construisant dans la confrontation avec ses voisines et sapant les bases des empires ottoman, autrichien et russe (Anderson, 1983 ; Thiesse, 1999).
C’est dans le contexte de l’affrontement entre la nation française et la nation allemande qu’Ernest Renan (1823-1892), académicien depuis 1878 et grande figure intellectuelle de la IIIe République naissante, prononça le 11 mars 1882 à la Sorbonne sa conférence Qu’est-ce qu’une nation ? Restée jusqu’à nos jours une référence incontournable en la matière, elle est souvent présentée comme la synthèse des deux définitions précédentes, l’une citoyenne et l’autre ethnoculturelle. « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. […] L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » (Renan, 1882 : 26).
Définition pour partie ouverte et tournée vers le futur : « [Une nation] suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est […] un plébiscite de tous les jours » (ibid. : 27).
Définition par ailleurs tournée vers le passé et porteuse d’exclusion : « La nation, comme l’individu, est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. […] Le chant spartiate “Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes”, est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie » (ibid. : 26-27) – ce que Nicolas Sarkozy, candidat à la primaire de la droite, reprit à plus d’un siècle de distance d’une façon plus triviale : « Quelle que soit la nationalité de vos parents, jeunes Français, au moment où vous devenez français, vos ancêtres, ce sont les Gaulois et Vercingétorix » (discours de Franconville, 19 septembre 2016).
L’identité nationale forgée par la IIIe République
Ernest Renan s’exprima au moment même où la IIIe République s’installait : moins de trois semaines après sa célèbre conférence, les députés adoptèrent la loi sur l’école obligatoire, gratuite et laïque. Ce fut dans les années 1880 que s’écrivit le « roman national » ou « récit national » dont la France est le héros ; une France personnifiée comme Jules Michelet (1798-1874) la concevait, comme Ernest Lavisse (1842-1922) la raconta – première édition du Petit Lavisse en 1884 (Citron, 2008) – et comme les bustes de « Marianne » dans les mairies l’attestent toujours (Agulhon, 1992 ; Nora, 1984-1992).
Le projet des républicains libéraux, dits « modérés », au pouvoir, de Jules Ferry (1832-1893) à Raymond Poincaré (1860-1934), était double : d’une part, poser la France en modèle pour l’Europe et le monde en institutionnalisant les principes de la Révolution ; d’autre part, clore près d’un siècle de violents affrontements politiques depuis 1789 pour mieux souder la nation française face à ses rivaux, le Royaume-Uni, l’Allemagne – elle venait d’annexer l’Alsace-Moselle – et l’Italie. Il en sortit une identité nationale tout à fait spécifique, reposant selon Patrick Weil sur « quatre piliers » : l’égalité devant la loi – poursuite du processus ouvert par la Nuit du 4-Août à travers, par exemple, la loi de 1889 qui instaura le service militaire obligatoire de trois ans pour tous ; la langue française – langue de l’État royal depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, elle devint la langue de la nation grâce à l’école primaire pour tous et toutes ; la mémoire de la Révolution – officialisation des symboles de la République, d’origine révolutionnaire : fête nationale, hymne et devise ; enfin, la laïcité – le combat contre le cléricalisme pour parachever celui contre la monarchie (Weil, 2015). À ces quatre piliers, il convient toutefois, selon nous, d’en ajouter d’autres pour comprendre dans toute sa complexité l’identité nationale forgée par les fondateurs de la IIIe République.
Depuis les expéditions en Amérique lancées par François Ier, la France était devenue l’une des très rares monarchies européennes dotées d’une puissance mondiale. Les révolutionnaires intégrèrent sur-le-champ cette donnée : le décret du 8 mars 1790 affirma que les colonies héritées de l’Ancien Régime étaient « une partie de l’empire français », ce que confirma la constitution de l’An III dans son article 6 : « Les colonies sont parties intégrantes de la République et sont soumises à la même loi constitutionnelle ». Quand Jules Ferry choisit de poursuivre la colonisation au nom de « la Civilisation » à étendre et de « la Revanche » à préparer, il ne fit qu’adopter une vision du monde élaborée depuis près de quatre siècles. En 1939, la France était la deuxième puissance mondiale après le Royaume-Uni, maîtresse de 10 % des terres habitées hors d’Europe, et le Parti colonial, actif depuis les années 1880, avait réussi, par un demi-siècle d’intense propagande, à convaincre une majorité de Français du bienfondé du colonialisme.
Ce souci d’intégrer à l’identité nationale l’héritage de l’Ancien Régime en le « républicanisant » se retrouva dans la construction d’un État républicain certes centralisé mais qui laissait une part notable d’autonomie aux communes et aux départements, héritiers des anciennes paroisses et provinces. Si les préfets exerçaient l’autorité de l’État à l’échelle locale, ils devaient toujours en effet composer – on l’oublie trop souvent – avec des présidents de conseils généraux qui, pour la plupart, étaient aussi sénateurs ou députés, voire ministres. Une manière efficace de faire vivre les « petites patries » dans le giron de la « Grande nation » (Chanet, 1996). Le même souci d’associer l’ancien et le nouveau se retrouvait enfin dans la volonté des gouvernants d’encourager l’essor du monde de la ville et de l’industrie (la quatrième du monde en 1929) sans sacrifier, au contraire du Royaume-Uni, les campagnes en y maintenant une nombreuse paysannerie (un gros tiers des actifs dans l’entre-deux-guerres).
Naissance du nationalisme français : l’étranger comme problème politique
Alors que les républicains modérés s’attelaient à construire une identité nationale à vocation consensuelle, la méfiance à l’égard des étrangers prit une dimension politique nouvelle comme le révéla l’épisode des « Vêpres marseillaises ». En juin 1881, un petit groupe d’ouvriers italiens sifflèrent La Marseillaise lors du défilé des troupes qui débarquaient triomphalement à Marseille, revenant de Tunisie placée sous protectorat français le mois précédent. La presse à grand tirage, en plein essor, donna un écho considérable à cet incident, somme toute marginal. D’autres suivirent et une législation spécifique de contrôle des étrangers entra bientôt en vigueur : enregistrement obligatoire des travailleurs étrangers auprès des mairies en 1888 ; loi de 1889 qui « nationalise », si l’on peut dire, les enfants d’étrangers nés sur le sol français en les naturalisant d’office à leur naissance ; carte d’identité obligatoire pour les étrangers en 1917 – et pour tous les Français en 1940.
Dans le contexte de la rivalité franco-allemande et de la montée de l’immigration de masse pour alimenter l’industrialisation, la crise boulangiste (1887-1889) marqua l’irruption des nationalistes sur la scène politique. Une minorité non négligeable des Français, principalement dans les grandes villes, considéraient désormais que la nationalité était le principal critère pour définir les individus. L’affaire Dreyfus (1894-1906), née d’une affaire d’espionnage au profit du Reich, confirma l’existence de cette nouvelle famille politique pour qui le combat prioritaire, dramatisé à outrance, consistait à lutter contre les ennemis de la nation vus comme autant de menaces mortelles pour son existence : la « Perfide Albion », les « Boches », les Italiens « anarchistes » et, quintessence de l’étranger, les juifs « apatrides ».
Avec sa doctrine du « nationalisme intégral », Charles Maurras (1868-1952), dirigeant de l’Action française, poussa au bout la charge contre la République, à ses yeux incapable par nature de garantir la pérennité de la nation vieille de deux mille ans. Contre ce régime infâme, il fallait restaurer la monarchie, seul rempart contre les « quatre états confédérés » qui prospéraient à l’ombre de Marianne (« la Gueuse ») et menaient la France à l’abîme : les protestants, les francs-maçons, les juifs et les « métèques » – en 1917, un cinquième ennemi vit soudain le jour, le bolchevisme, bientôt assimilé aux juifs à travers le « judéo-bolchevisme » (Dard, 2013). Les maurrassiens n’eurent cependant jamais l’audience suffisante pour renverser la République et Maurice Barrès (1862-1923), hostile à la monarchie, demeura la principale figure intellectuelle de la famille nationaliste. Successeur de Paul Déroulède (1846-1914) à la tête de la Ligue des patriotes, favorable à une République autoritaire incarnée dans un chef, il concevait la nation comme l’ensemble des individus enracinés dans la terre de France. « Le sol et les ancêtres, la terre et les morts » étaient les fondements de la nation. Les étrangers, de même que les naturalisés (« les Français de papier »), s’en trouvaient donc exclus. Et rejeté, l’héritage des Lumières, à l’origine du « cosmopolitisme » honni (Barrès, 1897).
Globalement, les nationalistes cherchèrent donc à imposer une définition de type ethnoculturel de la nation. Cependant, malgré leur percée à la fin du XIXe siècle puis dans les années 1930 (éphémère création d’un ministère de l’Immigration en 1938 dans le gouvernement Chautemps-4), ils ne convainquirent jamais, loin s’en fallut, tous les Français, à commencer par la fraction internationaliste du mouvement ouvrier. Dans sa masse, la population partageait la vision de la France dans le monde élaborée dans les années 1880. Les nationalistes restèrent d’ailleurs sans organisation partisane d’envergure, exception faite du puissant mais éphémère Parti social français (PSF) à l’extrême fin des années 1930. Ils ne parvinrent à s’emparer du pouvoir en 1940 qu’en profitant de la sidération politique provoquée par la Débâcle, et en furent chassés au bout de quatre ans, durablement discrédités par leur choix – en totale contradiction avec leur doctrine – de la Collaboration avec le IIIe Reich finalement vaincu (Richard, 2017).
Malgré la victoire politique de la Résistance et la fondation de la IVe République sur des bases beaucoup plus démocratiques que la IIIe, la Seconde Guerre mondiale n’en représenta pas moins un tournant décisif dans l’histoire de l’identité de la France. Ce qui rappelle, n’en déplaise aux nationalistes, qu’elle n’est pas un invariant mais qu’elle évolue dans le temps, au rythme des grandes crises traversées par une société.
Le gaullisme ou comment restaurer la « grandeur de la France »
Au-delà de l’épisode vichyste, trois phénomènes concomitants, conséquences plus ou moins directes du conflit, additionnèrent leurs effets après 1945 jusqu’à bouleverser les équilibres patiemment bâtis en matière d’identité nationale depuis le XIXe siècle : d’abord, la perte presque totale de « l’Empire », jalonnée par deux nouvelles grandes défaites militaires en Indochine (accords de Genève, 1954) puis en Algérie (accords d’Évian, 1962) ; parallèlement, l’entrée dans la guerre froide, débouchant sur l’adhésion à un système d’alliances militaires (l’Otan, 1950) qui, pour la première fois de son histoire, plaçait en cas de guerre l’armée française sous commandement étranger – en l’occurrence états-unien ; enfin, cinq ans après l’effondrement du IIIe Reich, le lancement de la « construction européenne », portée par des hommes dont l’horizon politique était une Europe fédérale transcendant son émiettement en nations rivales (déclaration de Robert Schuman, 9 mai 1950).
Dans ce contexte totalement inédit, le gaullisme, né dans la Résistance d’une scission au sein de la famille nationaliste, élabora un projet pour redonner à la France sa grandeur compromise, guidé par cette croyance que Charles de Gaulle avait formulée dans les premières lignes de ses Mémoires de guerre (1954) : « La France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ». Il offrait une réponse globale à la crise de l’identité nationale ouverte en 1940, structurée autour de trois choix : accepter « l’alliance atlantique » mais sans porter atteinte à l’indépendance nationale grâce à la maîtrise de l’armement atomique et à la sortie de l’Otan ; accepter « l’Europe des Six » mais en refusant son élargissement au Royaume-Uni et toute idée de fédéralisme, au profit d’une « Europe des patries » ; accepter la décolonisation mais sur une base néocoloniale, en conservant le contrôle de la monnaie et des bases militaires dans les nouveaux états dont le français restait la langue officielle.
La puissance française s’en trouva certes réduite par rapport à 1939 mais en s’adaptant aux mutations du monde (« le vent de l’histoire », disait Charles de Gaulle), l’essentiel était sauvegardé aux yeux des défenseurs d’une identité fondée sur « la grandeur » (Vaïsse, 1998). À cela, les gaullistes ajoutaient un consensus républicain redessiné autour d’un président aux larges pouvoirs mais sans que les quatre piliers de l’identité nationale décrits par Patrick Weil fussent véritablement ébranlés. Dans le même temps, le puissant essor économique impulsé par l’État néolibéral depuis 1947 renversait le relatif équilibre entre villes et campagnes longtemps sauvegardé, mais il permettait aussi à la France, dans les années 1960, de dépasser le Royaume-Uni et de réduire sensiblement son écart avec la République fédérale d’Allemagne (RFA), tandis qu’une active politique d’aménagement du territoire contenait la croissance de l’immense agglomération parisienne à peu près dans les limites de la croissance démographique d’ensemble.
Dans les trente années qui suivirent la Libération, le gaullisme, par la cohérence de son projet nationaliste républicanisé, eut un réel écho au sein des gauches, à commencer par les communistes, sensibles à la question de « l’indépendance nationale », en même temps qu’il contribua au premier chef à tenir en lisière les nationalistes tels qu’ils s’étaient manifestés depuis le boulangisme : le poujadisme fut un feu de paille ; l’Organisation de l’armée secrète (OAS) resta marginale dans l’Hexagone ; Jean-Louis Tixier-Vignancour (1907-1989) ne recueillit que 5 % des suffrages à la première élection présidentielle au suffrage universel direct en 1965 ; aucun candidat nationaliste ne fut capable de rassembler les signatures nécessaires pour se présenter en 1981 – Jean-Marie Le Pen appela à voter « pour Jeanne d’Arc ». La surprise des élections européennes de 1984 où la liste du Front national (FN) « pour l’Europe des patries » obtint plus de 10 % des suffrages, n’en fut que plus grande.
Quelle issue à la nouvelle crise de l’identité nationale ouverte depuis les années 1980 ?
Depuis ce coup de tonnerre électoral, on sait que le FN n’a cessé d’étendre son audience malgré une vie interne troublée et bien qu’on l’ait déclaré plusieurs fois définitivement marginalisé. Sans entrer dans les détails d’une histoire partisane mouvementée (Igounet, 2014), comment expliquer le succès de ce groupuscule fondé en 1972, passé au rang de premier parti de France lors de plusieurs élections depuis 2014 ? Au-delà des raisons de circonstance souvent avancées, une raison de fond doit être soulignée : la crise d’identité nationale dans laquelle la France est entrée au milieu des années 1980 et qui n’a cessé depuis lors de s’approfondir, offrant aux nationalistes un terreau politique d’une fertilité presque sans limite si leurs adversaires ne trouvent pas de réponses adéquates.
En faisant des étrangers la principale menace pour la nation française, le FN, rebaptisé Rassemblement national (RN) en 2018, s’inscrit dans le sillage de Maurice Barrès. Leur visage peut varier mais leur essence « étrangère » demeure : travailleurs immigrés responsables du chômage (affiche de 1978 : « 1 million de chômeurs, 1 million d’immigrés en trop ») ; migrants musulmans contestant les « racines chrétiennes » de la France (affiche de 2010 : femme portant la burqa à côté de minarets plantés sur la carte de France peinte aux couleurs de l’Algérie). L’immigration massive de travailleurs pendant les « Trente Glorieuses » avait été avant tout portugaise et nord-africaine. Elle s’est considérablement ralentie depuis les années 1980. Les regroupements familiaux des populations de religion musulmane les ont toutefois rendues paradoxalement plus visibles que jamais dans la vie collective, notamment à l’école, et ont conféré à l’islam la place de « deuxième religion du pays » – très loin derrière le catholicisme. Parallèlement, l’interminable conflit israélo-palestinien, l’existence d’un terrorisme islamiste depuis la fin des années 1970 et les dramatiques conséquences des deux guerres d’Iraq (1990 et 2003) ont engendré en France – et ailleurs – deux processus complémentaires : d’une part, une profonde méfiance face à « l’islam », considéré comme un bloc sans faille ; d’autre part, le repli d’un nombre croissant de musulmans, stigmatisés en tant que « communauté », dans une pratique de leur religion influencée par les fondamentalistes de tous horizons.
En créant un ministère de l’Identité nationale associé à l’Immigration, Nicolas Sarkozy se plaça donc volontairement sur le terrain des nationalistes. Le pari affiché était de ramener au bercail républicain les électeurs du FN en leur prouvant que les néolibéraux au pouvoir, tout en poursuivant l’intégration de la France dans « l’Union européenne » (UE), ainsi nommée depuis 1992, pouvaient contenir le « danger migratoire ». Mais le coup de poker réussi en 2007 resta sans lendemain : la croissance électorale frontiste reprit dès 2010. Doit-on dès lors, comme le fait le RN et comme le firent Nicolas Sarkozy ou Charles Pasqua (1927-2015) avant lui, ramener la crise de l’identité nationale à la seule et obsédante question de « l’immigration », plus que jamais associée aux musulmans et au terrorisme depuis les attentats de 2015 ?
Rappelons d’abord que, quoi que prétendent les nationalistes, la présence des étrangers en France – pas tous musulmans, loin s’en faut – est aujourd’hui proportionnellement moindre que dans les années 1930. Rappelons aussi que la société française a jusqu’à maintenant toujours fini par intégrer les vagues successives d’immigration et qu’elle continue de le faire (Beaud, 2018). Mais disons surtout que la crise d’identité nationale en cours a bien d’autres composantes que la seule « crise migratoire », comme il est devenu courant de parler du sujet depuis 2012 et l’écrasement des « Printemps arabes ». C’est précisément, selon nous, l’addition de facteurs multiples qui explique que la population française dans sa masse, tant les classes populaires que les classes moyennes, est concernée.
Une composante essentielle de l’identité française dans la longue durée, presque jamais évoquée, doit être ici soulignée : son industrialisation précoce. La France a été un grand pays industriel, pionnier – après le Royaume-Uni – de la première révolution industrielle dans les années 1830 puis – avec l’Allemagne et les États-Unis – de la deuxième au tournant des XIXe et XXe siècles. Sa puissance mondiale reposait non seulement sur son empire colonial mais aussi sur son industrie, sa monnaie et son système bancaire, sans parler de son rayonnement culturel – l’Alliance française fut fondée en 1883. Or, depuis le milieu des années 1970, moment d’entrée du monde dans la troisième révolution industrielle, la France a peu à peu perdu pied. S’est enclenché un processus de « désindustrialisation » en même temps que la société entrait dans l’ère du chômage de masse. Au départ, cela porta à son paroxysme le combat entre droites et gauches : en 1981, François Mitterrand conquit l’Élysée sur la base d’un programme contraire à la logique du capitalisme. Mais dès 1983-1984, tandis que les communistes poursuivaient leur déclin électoral, les socialistes renoncèrent brusquement à « changer la vie » (leur slogan de l’époque) et se rallièrent à l’ordre économique néolibéral. Immense traumatisme. Avec pour corollaire, au rythme des « cohabitations » et sur fond de délitement du mouvement ouvrier, l’effacement progressif du clivage droite(s)-gauche(s) sur lequel la vie politique nationale était fondée depuis la Révolution. D’où le sentiment largement partagé aujourd’hui d’un « déclin » de la France et de l’absence de perspective mobilisatrice.
Ajoutons à cela que, à partir de 1974, au moment où la courbe du chômage amorça son envol, les gouvernants français choisirent, d’abord par petites touches puis de plus en plus résolument, de jouer la carte de l’intégration de la France dans l’UE. Ce fut au nom des « contraintes européennes » que François Mitterrand justifia en 1983-1984 sa politique « de rigueur ». Quelques mois plus tard, Jacques Delors, ministre des Finances depuis 1981, devint président de la Commission européenne. L’étape décisive fut franchie en 2002 lors du passage à la monnaie unique prévue par le traité de Maastricht (1992) : le remplacement du franc par l’euro s’accompagna d’un transfert du monopole d’émission de la monnaie de la Banque de France à la Banque centrale européenne, déconnectée pour l’essentiel du gouvernement français.
Parallèlement, la fin de la guerre froide, avec la liquéfaction du « bloc » soviétique en 1989 et l’implosion de l’URSS en 1991, porta le coup de grâce au gaullisme qui avait rebâti la place de la France dans le monde sur une position d’arbitre entre les Deux Grands et de candidate au leadership du tiers monde. La disparition du monde soviétique ruina d’un coup cette position, devenue par définition intenable dans un monde qui n’était plus bipolaire. À partir de 1995, la France réintégra par étapes les différentes instances de l’Otan, jusqu’au commandement suprême en 2009. Pour achever le tableau de la situation actuelle, il faut revenir sur les quatre piliers de l’identité nationale définis par Patrick Weil. Comment ne pas voir qu’en ce début du XXIe siècle, ils sont gravement ébranlés ?
L’égalité devant la loi ? Elle est remise en cause par le démantèlement de la République sociale, patiemment édifiée grâce au combat séculaire du mouvement ouvrier, et par l’existence d’un chômage de masse d’une ampleur et d’une durée jamais vues dans l’histoire du pays. La langue française ? Malgré diverses mesures prises (ministère de la Francophonie depuis 1986, loi Toubon sur la défense de la langue en 1994, etc.), elle est contestée en France même par la montée en puissance de l’anglais. Depuis son élection en 2017, le président Emmanuel Macron s’affiche volontiers en train de parler anglais avec ses homologues étrangers : se creuse ainsi un peu plus le fossé séparant les classes dirigeantes, admiratrices du monde anglo-saxon, des classes populaires qui se sentent dépossédées d’un des principaux attributs de la citoyenneté. La mémoire de la Révolution ? Sans être morte (on recourt volontiers dans le mouvement dit des « Gilets jaunes » depuis novembre 2018 à la symbolique révolutionnaire : drapeau, chants, bonnets phrygiens, etc.), elle n’est plus la référence politique dominante des gouvernants dont la culture historique s’est beaucoup appauvrie. La laïcité enfin ? Elle paraît à beaucoup menacée par certaines pratiques religieuses et certains comportements sociaux d’une fraction de la population musulmane. Certes, c’est oublier qu’il fallut un long combat, quotidien et multiforme, des républicains pour mettre l’Église catholique à la place qu’elle occupe aujourd’hui et qu’il en ira sans doute de même, à moyen terme, avec « l’islam de France » – le processus de sécularisation est d’ailleurs entamé – mais « l’islamophobie » ambiante dramatise la situation.
Face à tous ces ébranlements, qui sont autant de défis, de l’identité nationale telle qu’elle s’est construite et transformée dans la longue durée, et auxquels on doit encore ajouter la disparition des paysans (moins de 4 % des actifs aujourd’hui) et, sur fond de crise écologique globale, la désertification des campagnes (moins de la moitié de la surface du pays cultivée contre les deux tiers il y a 40 ans), les nationalistes ont acquis une influence électorale qu’ils n’avaient jamais eue auparavant. Ils avancent leurs solutions, sur la base d’une vision du monde qui fait de « l’étranger », dans ses versions « immigrés » et « multiculturalisme », la cause de tous les maux, économiques, politiques et culturels. Et de défendre le retour à une identité française radicalement interdite aux nouveaux venus, à des frontières étroitement contrôlées, à un État national pleinement souverain, à une monnaie française, etc. ; cela en opposition absolue au processus en cours de fédéralisation de l’UE.
Face à la montée des forces nationalistes qui ravivent les conflits entre peuples et contestent la démocratie qu’elles tiennent pour une source de fragilisation des nations, l’UE pourrait-elle être un recours ? Oui, mais à la condition de devenir le cadre d’exercice d’une citoyenneté pleine et entière, déconnectée de la nationalité comme elle le fut en France dans les premières années de la Révolution. Tous les êtres humains habitant l’Union exerceraient leur souveraineté, égaux en droits et en devoirs pendant que chaque individu pourrait dans le même temps se prévaloir de son identité – une identité par nature plurielle et évolutive du fait des relations multiples nouées par chaque être au fil de son existence. Mais les institutions européennes actuelles ne sont pas démocratiques, faute d’une constitution commune. Dans un cadre géographique qui reste indéfini, la nature politique de l’Union demeure elle aussi indéfinie, juxtaposant monarchies et républiques, pays laïques et pays dotés d’une religion officielle, États gangrenés par la corruption et vieilles nations démocratiques. Enfin les principes néolibéraux qui inspirent toutes les politiques communes, en poussant à privatiser la vie sociale font obstacle à toutes les initiatives pour « faire société ».
À ce jour, le terrain demeure donc dégagé pour les nationalistes. D’autant que les forces de gauche, partout en miettes, ont déserté le terrain de ce que l’on nommait au XIXe siècle « l’internationalisme », ébauche d’une réflexion sur un possible système politique envisagé à l’échelle de l’humanité tout entière, dans lequel la question de l’identité nationale n’était évidemment pas première.
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