Dans toute société humaine, il existe des individus qu’il faut pouvoir dénombrer. C’est pourquoi le processus d’individuation, ce par quoi les individus se différencient les uns des autres, intéresse autant les sciences sociales. Pour l’étudier, celles-ci recourent volontiers à la notion d’identité, et plus particulièrement à l’opposition entre identité sociale et identité personnelle. Parmi d’autres, la définition qu’en donne le sociologue Erving Goffman (1971 : 181-182) est désormais bien connue :
« Par “identité sociale”, j’entends les grandes catégories sociales (ainsi que les organisations et les groupes qui fonctionnent comme des catégories) auxquelles l’individu peut appartenir ouvertement : génération, sexe, classe, régiment, etc. Par “identité personnelle”, j’entends l’unité organique continue impartie à chaque individu, fixée par des marques distinctives telles que le nom et l’aspect, et constituée à partir d’une connaissance de sa vie et de ses attributs sociaux, qui vient s’organiser autour des marques distinctives ».
Cette terminologie, qui a été développée pour saisir la « présentation de soi » (Goffman, 1959) que les individus projettent dans les interactions en face-à-face, ne saurait cependant suffire à appréhender l’intégralité du processus d’individuation des personnes dans les sociétés contemporaines. Dans la mesure où celui-ci se déploie aussi dans les relations à distance qui se nouent dans et par les médias, il appelle un concept susceptible d’appréhender les opérations de différenciation qui prennent spécifiquement appui sur les technologies d’information et de communication. L’identité publique, qui cherche à décrire la spécificité des présentations de soi qui se phénoménalisent dans l’espace public, a vocation à être un tel concept. Prenons garde toutefois à ne pas en inférer que l’identité publique consiste en l’addition de l’identité sociale et de l’identité personnelle des personnalités ou des « grands singuliers » (Heinich, 1991). Ce serait d’autant plus problématique que cette notion renvoie aussi bien à l’identité d’une seule personne (identité singulière) qu’à l’identité d’un ensemble singulier de personnes (identité collective). Par « identité publique », il faut alors entendre la mise en forme, en public, de marqueurs de singularité tels que le nom propre, le visage et plus généralement le corps, voire une biographie, mais également de marqueurs génériques tels que l’appartenance à une ou plusieurs catégories sociales, autant de noms communs que des individus peuvent partager ou qui peuvent les départager.
Bien sûr, la phénoménalisation d’une identité dans l’espace public varie en fonction des moyens socio-sémiotiques (langage oral, langage écrit, photographie, dessin, vidéo, etc.) et des genres communicationnels (débat, entretien, déclaration, etc.) mobilisés au sein des arènes médiatiques (Cefaï, 2016) où elle a cours. Elle fluctue également selon que les individus publiquement re-nommés – et par là re-signifiés – sont figurés en troisième personne (objet de l’énonciation) ou en première personne (sujet d’énonciation). C’est pourquoi l’étude des identités publiques appelle une sociologie énonciative de l’espace public (Widmer, 2010), qui s’intéresse aux hétéro- et aux auto-catégorisations identitaires. Procédant par l’étude de cas (Passeron, Revel, 2005), une telle sociologie s’efforce de préserver au mieux la qualité phénoménale et donc singulière de la réalité examinée – une identité qui se transforme du fait de sa circulation dans l’espace public ; elle n’esquive toutefois pas tout geste de montée en généralité. Aussi, raisonnant à partir de plusieurs cas, nous commencerons par préciser à quelles conditions l’espace public se donne à analyser comme un médium – au sens de milieu – de (dé)figuration et de reconnaissance des identités. Ensuite, un arrêt sur la notion de gloire, le bien visé par l’apparition publique, permettra de décliner toute la gamme des in/visibilités. Pour finir, on reviendra sur les deux tensions analytiques qui se situent au cœur de l’être-au-monde de l’identité publique : (i) la personne vs le personnage, (ii) le nom commun vs le nom propre.
L’espace public comme scène de (dé)figuration et de reconnaissance des identités
S’intéresser aux identités publiques implique que soit admise la fonction d’individuation des personnes que remplit l’espace public. Bien qu’elle renvoie à un phénomène des plus ordinaires à l’ère des médias numériques (Cardon, 2008, 2009), cette fonction n’est pas toujours perçue. Elle est notamment sous-estimée dans les travaux qui appréhendent l’espace public comme une sphère discursive de délibération et de formation des opinions, dans la filiation avec la conceptualisation habermassienne de l’espace public (Habermas, 1962). Cela tient sans doute au fait que le principe kantien de la publicité, qui irrigue l’idéalité du modèle normatif et procédural proposé par Jürgen Habermas, s’accommode mal d’un public dont la raison serait une faculté dûment incarnée : « Dans la vision de Jürgen Habermas, les interactions qui se déroulent sur l’espace public mettent en présence des interlocuteurs abstraits, sans corps (et du même coup sans sexe), qui sont pure argumentation » (Sintomer, 1998 : 10). En revanche, si l’on se rapporte à Hannah Arendt (1958), il est possible d’envisager l’espace public comme un espace de (dé)figuration et de reconnaissance des identités. Dans la phénoménologie politique arendtienne, l’espace public se conçoit comme une « réalité sensible » (Quéré, 1992) qui, potentiellement, advient en tout lieu où des individus agissent et parlent ensemble. Corps parlants, les agents éprouvent qui ils sont à même l’action dans laquelle ils sont engagés, une action qui fait alors retour sur leur identité. Plus précisément, dans la mesure où les individus agissant apparaissent devant un public de spectateurs en position de voir, entendre et juger, ils donnent à « voir qui ils sont, [ils] révèlent activement leurs identités personnelles uniques » (Arendt, 1958 : 236) ; ils se manifestent dans leur singularité d’être humain.
L’espace public arendtien se présente comme un espace de visibilité qui configure une certaine disposition des apparences. Parce qu’il organise une multiplicité de points de vue, il ouvre une scène qui permet à l’identité des agents de s’exposer au regard d’autrui, d’acquérir une consistance propre, et dès lors, de se distinguer. Dans les sociétés contemporaines, les arènes (Cefaï, 2016) qui composent l’espace public médiatique sont autant de scènes où apparaître. Au sein de ces arènes, dont les qualités écologiques et sémiotiques varient selon les dispositifs technologiques impliqués (Bordreuil, 2006), l’apparition publique des personnes est soumise à un processus continu de figuration. Les personnes se transforment en « figure[s] de scène » (Goffman, 1974), soit en personnages qui circulent dans l’espace public médiatique à la manière de signes. Leurs noms propres, leurs catégories sociales d’appartenance, via les noms communs qui les représentent (« acteur », « politicien », « femme », « lanceur d’alerte », « traître », « homme », « femme de chambre », etc.), mais aussi leur corps, sont sémiotisés à l’infini.
En effet, le corps qui apparaît est toujours déjà un corps signifié. C’est pourquoi Nathalie Heinich (2012 : 192) avance que l’acteur de cinéma possède trois corps, arrangés selon ce continuum : « le corps réel de sa personne, à l’égal de n’importe quel humain ; le corps imaginaire des personnes de fiction qu’il incarne ; et éventuellement, le corps symbolique de la star […] qui n’existe que grâce à ses représentations, fixées sur les supports cinématographiques et photographiques ». Cette conceptualisation « en trois corps » suppose que le corps réel (du « grand singulier ») et ses corps représentés sont toujours liés par une relation d’analogie ou de ressemblance (ordre de l’icône, au sens de Charles S. Peirce). Or, il arrive que le corps d’une identité publique cesse de représenter une réalité physique là-dehors. Un tel corps n’existe alors qu’en vertu des indices (ordre de l’index, au sens de Charles S. Peirce) qui manifestent sa présence pour un public médiatique. Ces indices, dans le cas de la transition de genre que le soldat américain Bradley Manning a effectué le 22 août 2013 sur le plateau de télévision du Today Show (NBC), au lendemain du jugement qui le condamnait à une peine de prison de 35 ans pour avoir transmis des documents diplomatiques et militaires au site WikiLeaks, furent plus particulièrement un prénom féminin (« Chelsea ») suivi d’un nom (« Manning »), une signature manuscrite, un pronom au féminin (« elle ») et un portrait photographique de Bradley Manning portant une perruque blonde et du rouge à lèvres. Seules traces du corps féminin de Chelsea Manning avant sa transformation par traitement hormonal (qui sera entreprise en février 2015), de tels indices n’en possédaient pas moins une consistance phénoménale. Participant de l’expérience du monde des spectateurs qui s’accordaient à attester de l’existence de Chelsea Manning, ils concouraient à donner littéralement forme à un « corps public » (Malbois, Cabin, 2015).
L’individu dont le corps est de part en part public court le risque de voir son existence déniée : sa reconnaissance ou sa non-reconnaissance se jouent en effet strictement dans la communication. À ce titre, le cas limite de Chelsea (Bradley) Manning a une indéniable valeur heuristique. Il montre en quoi l’étude des identités publiques exige de s’intéresser de façon concomitante aux deux pôles de la communication, sans privilégier la dimension de la figuration (pôle de la production) au détriment de celle de la reconnaissance (pôle de la réception). D’ailleurs, la reconnaissance s’impose depuis quelques années comme un thème de recherche majeur dans l’étude des identités publiques (Voirol, 2005 ; Heinich, 2012 ; Gonzalez, 2015 ; Lilti, 2014 ; Malbois, 2018), ouvrant une interrogation qui part de la reconnaissance au sens de l’identification pour recouvrer toute l’amplitude morale contenue dans les notions de reconnaissance mutuelle et de lutte pour la reconnaissance (Honneth, 1992 ; Ricœur, 2004). Le phénomène de la méconnaissance de soi, expérience existentielle d’une altération de la reconnaissance (Ricœur, 2004), reçoit lui aussi la plus grande des attentions, dans la mesure où il s’agit d’une expérience à laquelle sont souvent confrontées les identités publiques. C’est ainsi qu’Antoine Lilti (2014 : 196-197) écrit, à propos de Jean-Jacques Rousseau et de son double public, « Jean-Jacques » :
« Dans ce tout premier moment de célébrité [dès 1750, avec le succès du Discours sur les sciences et les arts], il semblait qu’il y eût adéquation entre la figure publique et la conscience de soi. Mais, très vite, Rousseau découvre que la prolifération d’images et de discours, par lesquels chacun le “figure à sa fantaisie”, ne permet plus une telle adéquation et produit au contraire un écart croissant, jusqu’à la totale disjonction : “Un autre… qui ne lui ressemble en rien” ».
Vécue par espace public interposé, la méconnaissance de soi résulte d’une visibilité qui s’est hystérisée en ouvrant un écart incompressible entre l’auto-perception de soi et la figuration publique de soi. Elle traduit une « pathologie de la visibilité » (Malbois, 2018) qui n’est pas la seule retombée malheureuse de l’apparition publique. En effet, parce qu’il s’offre au jugement d’une multitude de spectateurs, le « processus de singularisation » (Kaufmann, 2019) qui transite par l’espace public n’est pas sans risque pour la réputation – « ce que tout le monde sait de ce que tout le monde dit » (Dulong, 1992) – de l’individu exposé. Cette dimension est tout particulièrement soulignée par les travaux qui s’intéressent à la façon dont l’affaire et le scandale contribuent à la défiguration des identités publiques (Adut, 2008 ; Cabin, 2016), dans le sillage de la sociologie de la dénonciation de Luc Boltanski (1990). Modélisés comme un « système actantiel » qui définit un système de relations entre des places liées à un dispositif d’accusation et susceptibles d’être occupées par des personnes réelles (« dénonciateur », « victime », « coupable », « juge »), le scandale et l’affaire ouvrent la « scène d’un procès » (Boltanski, Claverie, 2007) au cours duquel l’apparition publique se présente comme une véritable « épreuve de la représentation » (Cabin, 2019). De telles épreuves identitaires sont l’occasion d’exprimer affects et émotions, dont l’indignation, et de jouer des « cérémonies de dégradation statutaire » (Garfinkel, 1956) où l’humain peut être rabaissé au statut d’animal. La controverse échevelée qui s’est nouée en février 2013 autour de Marcela Iacub et Dominique Strauss-Kahn, à la suite de l’événement de l’hôtel Sofitel de New York de mai 2011, est exemplaire à cet égard. Faisant retentir toutes les tonalités de l’« arc affectif de l’indignation » (Kaufmann, Malbois, 2015), qui va du dégoût physique et moral jusqu’à l’indignation, en passant par la tristesse, ce scandale avait été enclenché parce que Marcela Iacub, juriste, directrice de recherche au CNRS et chroniqueuse à Libération, avait fait paraître un récit d’autofiction, Belle et bête, encensé par Le Nouvel Observateur, dans lequel DSK, qui avait été son amant, était dépeint sous les traits d’un « cochon » savourant la fange.
Gloires extra/ordinaires et in/visibilités
La déchéance statutaire n’est que la face indésirable de la singularisation identitaire. Quêtant la reconnaissance publique d’un agir, celle-ci se soumet en effet à une opération de distinction qui vise un bien : la gloire. Si cette opération s’apparente chez Hobbes à une « lutte pour la réputation » (Carnevali, 2013), elle est pensée par Hannah Arendt à partir de l’héritage homérique et du registre de l’héroïsme. Il ne faudrait cependant pas confiner le genre de distinction conférée par l’apparition publique à une élévation aux accents aristocratiques. Au sein de l’espace public démocratique que la philosophe cherche à thématiser, ce sont en effet des égaux qui se manifestent les uns aux autres par la parole et l’action. C’est dire que la distinction dont les individus se parent en se révélant les uns aux autres relève, la plupart du temps, de « gloires ordinaires » (Tassin, 2013) dont le halo est susceptible d’irradier les identités singulières comme les identités collectives, quand bien même les unes et les autres répondent à des logiques différentes de constitution (Descombes, 2013). Le mouvement des « Gilets jaunes » qui, en France (2018-2019), s’oppose à la politique du gouvernement du président Emmanuel Macron, en est une parfaite illustration. Ce mouvement a également pour intérêt de donner à voir comment un vêtement peut devenir un puissant vecteur de figuration d’une identité collective, et de sémantisation de son nom. Dans ce cas, en effet, la couleur frappante du gilet, vêtement de sécurité routière qui, selon le code de la route, doit être rangé à portée de main dans les voitures, a été ressaisie comme le signe de ralliement d’un collectif protestataire – permettant l’apparition éminemment distinguable de la multitude de ses membres, de facto toutes les personnes qui portent le gilet jaune – et comme le symbole de son mécontentement. La charge symbolique du vêtement en a été durablement transformée, le gilet jaune étant synonyme aujourd’hui, entre autres significations, d’opposition à la hausse de la taxe carbone, de précarité sociale et économique, d’aspiration à plus de démocratie, voire encore de violences policières. De commun, le nom d’un vêtement s’est ainsi transformé en nom propre : au sein de l’espace de l’Hexagone, les Gilets jaunes ont émergé comme une sous-catégorie de Français, à l’instar des Romands en Suisse, des Montagnards et des Girondins pendant la Révolution française, et, plus récemment des Indignés ou encore des Frondeurs (sur la scène politique française), etc. (voir Lecolle, 2016).
Si la sortie de l’anonymat permet aux « invisibles » de se poser comme sujets politiques, elle a toutefois un prix : une fois identifiables, les individus peuvent être désignés porte-parole ou tenus responsables. C’est un prix dont le collectif Anonymous, qui a choisi la voie d’une figuration masquée via la réitération d’un nom propre qui ne renvoie à aucun visage, ne souhaite pas s’acquitter (Kaufmann, Rios Luque, Glassey, 2016). Désormais iconique, le masque à la moustache et au sourire narquois emprunté au film V pour Vendetta derrière lequel se cachent les militants qui agissent au nom d’Anonymous, rend en effet ces derniers proprement méconnaissables. Pour autant, ce type d’apparition tronquée, sans corps ni visage apparent – une occultation voulue par Anoymous et agréée par ses membres – s’affirme comme un mode à part entière d’individuation dans l’espace public, à l’instar de l’apparition en pleine lumière qui caractérise les Gilets jaunes. Paradoxalement, la visibilité peut donc aussi passer par du non visible. Cela tient au fait que la visibilité n’est pas un concept normatif, mais une condition phénoménale qui a pour fonction d’« ouvrir le champ de la perception (Tassin, 2012 : 211). Aussi l’invisibilité ne s’oppose-t-elle pas à la visibilité. À cet égard, elle ne devrait pas être dotée a priori d’une valeur négative, ce d’autant plus qu’« être connu publiquement ne signifie pas nécessairement accéder à une dimension plénière de l’existence sociale » (Gonzalez, 2015 : 70). En revanche, il est certain que l’invisibilité advient lorsqu’il y a effacement dans l’ordre du visible, et que de cet effacement, il reste toujours une trace. C’est pourquoi poser la question des identités publiques a une portée éthique, à savoir permettre, en creux, d’interroger des figures pour qui l’apparition est empêchée. Parmi elles, on peut citer la figure du « soldat inconnu » (condamné à l’anonymat parce qu’il est un opérateur qui n’accède jamais au statut d’agent), la figure du « clandestin » (privé d’existence politique), ainsi que la figure, emblématique des dictatures latino-américaines, du « disparu » (privé de toute comparution publique, celle du corps y comprise), dont même la mort ne peut être attestée (Tassin, 2012).
Aussi noble qu’il soit, l’« héroïsme démocratique du citoyen ordinaire » (Tassin, 2013) est loin d’épuiser la problématique de la gloire ou de la « renommée » (Boltanski, Thévenot, 1991), une forme de notoriété qui lui est étroitement associée. En effet, il est fréquent que l’action politique s’appuie, pour rallier les citoyens à une cause, sur les êtres hors du commun que sont les personnalités publiques, dont le visage ou le nom, parfois les deux, sont connus d’un large public. Dans tous les cas, c’est sur ce double ressort de la renommée que s’est appuyée Emmanuelle Béart, actrice de cinéma populaire, dans l’affaire de l’évacuation de 300 sans-papiers de l’église Saint-Ambroise à Paris en 1996 (Gonzalez, Skuza, 2013). Par ailleurs, les actes remarquables dont peuvent se prévaloir les « grands singuliers » (Heinich, 1991) sont susceptibles de se forger hors de l’espace politique. Ainsi Van Gogh s’est-il imposé pour beaucoup comme le « premier grand héros artistique » (Heinich, 1991), un statut d’artiste reconnu que débordent aujourd’hui bon nombre de vedettes issues de la pop culture. C’est le cas par exemple de Céline Dion qui, selon Line Grenier (2000), est à appréhender comme un phénomène polymorphe, à savoir comme une chanteuse de musique populaire, une figure culturelle, mais aussi un empire commercial et financier, un réseau de genres culturels et, enfin, une référence publique qui connecte une série d’enjeux sociaux, politiques et idéologiques autour de la langue et l’identité de genre notamment. L’on comprend alors bien pourquoi la célébrité, qu’elle soit définie comme un capital de visibilité (Heinich, 2012) ou par la forme spécifique d’attention qu’est la curiosité (Lilti, 2014), a recommencé à intéresser chercheurs et chercheuses. Des travaux, parfois anciens (Braudy, 1986), notamment sur les stars (Morin, 1957) et les « Olympiens » (Morin, 1963), sont revisités à l’aune du phénomène dit des people ou de la peopolisation du politique (Dakhlia, 2008), ou de l’émergence d’une nouvelle visibilité en lien avec les médias numériques (Thompson, 2000/2008). L’une des ambitions poursuivies est d’établir la cartographie complète des figures publiques en « régime médiatique » (Heinich, 2012), mannequins, princes et princesses, sportifs et sportives ou encore personnalités issues de la téléréalité et des milieux intellectuels y compris.
Deux tensions analytiques : (i) personne vs personnage, (ii) nom commun vs nom propre
Pour finir, on s’attachera à deux tensions analytiques qui traversent l’étude des identités publiques. La première d’entre elles, la tension entre personne et personnage (Goffman, 1974), présente une particularité qui porte à conséquence : contrairement à ce qu’il est en pour les personnages de fiction, le personnage public « adhère à une personne réelle » (Lenain, Wiame, 2011 : 10). Aussi l’identité publique entretient-elle un rapport de voisinage avec la biographie de la personne dont elle est la figuration : si de cette biographie ne sont retenus que les éléments « pouvant alimenter une narration de haute volée et de longue portée » (ibid.), il est toujours possible d’y revenir afin de prélever et mettre en récit des caractéristiques laissées en réserve et susceptibles d’éclairer l’agir du personnage. Ainsi se généralise au niveau du principe même de génération des identités publiques une tension à laquelle se confronte l’énonciation à la première personne dans toute situation d’interlocution, qu’elle soit organisée ou non par un média. En effet, quand, en tant que locuteur, le sujet se fait représenter par le pronom personnel « je », c’est « une figure – dans un énoncé – qui sert [dès lors] d’agent, de protagoniste dans une scène décrite, de “personnage” dans une anecdote – bref, quelqu’un qui appartient tous comptes faits [sic] au monde dont on parle, et non au monde dans lequel on parle » (Goffman, 1981 : 157). Ce genre de décrochage identitaire est fréquent dans les émissions de débat télévisé. Par exemple, alors qu’il est sollicité à donner son opinion sur la politique d’immigration du gouvernement français dans le cadre d’un débat qui l’oppose à Jean-Marie Le Pen, Salem Kacet, politicien socialiste, opte pour un récit de vie où il met en scène un personnage :
« À partir de 1959 [..] j’ai fait mes [.] l’ensemble de mes études [..] j’avais huit ans [..] je suis parti d’un département français et je ne savais pas parler français […] et [.] l’école de la république [.] m’a appris ce qu’était le français […] et c’est comme ça que j’ai franchi les différentes étapes [.] et je rends [.] aujourd’hui [.] un grand hommage [.] à mes maîtres [..] qui m’ont formé [..] qui ont fait que je suis le fils de la communale » (Burger, 2013 : 105).
La seconde tension qui travaille les identités publiques est celle dans laquelle se tiennent le nom commun (ce qu’est une personne, sur le plan des catégories sociales, et dès lors génériques, auxquelles elle appartient) et le nom propre (qui est cette personne, sur le plan de sa singularité, et dès lors de son inscription dans une catégorie particulière dont elle est la seule membre). Quand il a pour référence première une entité dans le monde réel, le nom propre a pour particularité de fonctionner comme un « désignateur rigide » (Kripke, 1972) : il maintient, comme le précise Jean Molino (1982 : 15) « l’invariance de la référence à l’individu à travers toutes les modifications spatiales, temporelles et personnelles de l’individu désigné ». Cette propriété pourrait laisser penser que le nom propre relève d’un pur acte de nomination, dénué de toute signification, et qu’il ne catégoriserait jamais, au contraire du nom commun. Or, dans sa sémantique peu conformiste du nom propre, Claude Lévi-Strauss (1962 : 285) montre que le « propre » du nom est toujours relatif à la culture qui en use, et que nommer, c’est toujours et déjà s’inscrire dans un système de classification au sein duquel « les noms propres représentent des quanta de signification ». C’est dire que noms communs et noms propres entretiennent entre eux un « mouvement cyclique » (ibid. : 279) par où de la valeur sémantique s’échange, se transforme et se distribue, suivant des relations métonymiques ou métaphoriques, en fonction de « la manière dont chaque culture découpe le réel, et dans les limites variables qu’elle assigne […] à l’entreprise de classification » (ibid. : 283). Un tel mouvement est à l’œuvre dans cette prise de position publique de Daniel Ellsberg, qui affirmait là son soutien à Bradley Manning à la suite de son arrestation puis de sa condamnation : « Je crois que Bradley Manning est la personnification du mot “lanceur d’alerte” » (« I believe Bradley Manning is the personification of the word whistleblower », The Huffington Post, 12 mars 2014). Lui-même célèbre pour avoir transmis lesdits Pentagon Papers au New York Times durant la guerre du Vietnam, Daniel Ellsberg fait ici de Bradley Manning l’incarnation de la classe des « lanceurs d’alerte », à laquelle lui-même appartient – « Je fus Bradley Manning » (« I was Bradley Manning »), a-t-il encore déclaré (CNN, 21 mars 2011). Dans ce découpage du réel, le nom « lanceur d’alerte » perd de son caractère commun (seul un petit nombre pourra satisfaire aux critères d’éligibilité posés par l’appartenance à cette classe d’individus), et le nom propre « Bradley Manning » vient signifier une espèce exceptionnelle d’êtres humains (Malbois, 2019b). La déclaration suivante de Michael Moore scelle quant à elle une opération sémantique exactement inverse : « Des vies ont été mises en danger la nuit où nous avons envahi la nation souveraine de l’Irak, un acte qui n’avait rien à voir avec ce pour quoi les Bradley Mannings de ce pays ont signé : défendre notre peuple contre les attaques » (« Lives were put in danger the night we invaded the sovereign nation of Iraq, an act that had nothing to do with what the Bradley Mannings of this country signed up for : to defend our people from attack », The Guardian.com, 15 septembre 2010). En effet, dans la bouche du réalisateur américain, le nom propre « Bradley Manning » se présente comme le synonyme de héros ordinaires : il vient signifier le courage que possèdent en commun les soldats qui mettent leur vie en danger pour défendre leur pays (Malbois, 2019b).
Les deux tensions analytiques que nous venons de rappeler entre (i) personne vs personnage et (ii) nom commun vs nom propre ne sauraient être aisément résorbées, précisément parce qu’elles viennent définir le périmètre de l’être-au-monde de l’identité publique. En revanche, elles gagnent en force heuristique quand il est remarqué que l’identité, sur le plan ontologique, se distingue par deux modes d’existence souvent entremêlés quand les apparitions publiques d’une personne se succèdent dans la durée (Malbois, 2019a) : l’identité comme performance d’une part (Garfinkel, 1967 ; Butler, 1990), et l’identité comme récit d’autre part (Ricœur, 1990 ; Schapp, 1983). Pour embrasser ces deux modes d’existence dans leurs mutuels enchevêtrements, ce sont alors les apparitions publiques du nom propre que l’analyse gagne à suivre, étant entendu que « répéter le nom propre d’un individu humain, c’est user du concept [même] d’identité » (Descombes, 2013 : 77).
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