Industries culturelles et créatives


 

Le concept d’industrie culturelle forgé par Theodor W. Adorno (1903-1969 ; Ruby, 2022) et Max Horkheimer (1895-1969) dans la perspective de la théorie critique, interrogeait les tensions produites par la médiatisation à grande échelle de biens culturels reproductibles et industrialisés sur l’émancipation ou l’aliénation de son public. Dans un contexte d’après-guerre où le cinéma et la radio ont été les vecteurs d’idéologies totalitaires, les travaux de l’École de Francfort envisagent la marchandisation de la culture comme le moyen de satisfaire aux attentes et aux plaisirs d’un public.

Page de titre de Dialektik der Aufklärung par T. W. Adorno et M. Horkheimer (1947). Source : Wikimedia (domaine public).

Page de titre de Dialektik der Aufklärung par T. W. Adorno et M. Horkheimer (1947).
Source : Wikimedia (domaine public).

 

Les travaux de l’École de Francfort s’ancrent dans une période de conflits : ils sont marqués notamment par le recours aux médias de masse par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale (Aslangul, 2008), par les effets de propagande et de contre-propagande produits par l’instrumentalisation de la culture lors de la guerre froide (Lepri, 2010), ainsi que par les modèles culturels qui les diffusent à grande échelle. Les médias y sont interrogés au prisme de leur influence et de leurs effets, et la culture est envisagée selon une logique de hiérarchisation, entre culture bourgeoise et une culture industrielle, reproductible (Benjamin, 1939). Pour T. W. Adorno et M. Horkheimer, l’industrie culturelle est le moyen d’une domination idéologique visant à endormir l’esprit de ceux qui consomment ces biens divertissants, les enfermant dans un état de passivité vis-à-vis de leur propre statut. L’atténuation des approches critiques du concept d’industrie culturelle se fait en raison de mutations d’ordre technique, économiques mais aussi social. Du singulier, il passe au pluriel pour former « les industries culturelles » (Girard, 1978) devenant une forme de catégorisation de filières (Mairesse, Rochelandet, 2015) souvent associées, voire englobées, par le concept plus récent d’industries créatives. Forgées hors du seul cadre scientifique et académique, elles regroupent des secteurs en lien avec des activités créatives, qui ne sont pas nécessairement artistiques, ni même reproductibles.

De l’Unesco au ministère de la Culture, désormais les industries culturelles et industries créatives cohabitent fréquemment sous une seule et même expression en tant qu’« industries culturelles et créatives » (ICC). L’adjonction de ces deux termes tend à effacer, tout du moins à rendre flou, les éléments qui caractérisent l’une et l’autre de ces industries, comme les différents types d’enjeux, logiques d’acteurs ou rapports aux publics qu’elles sous-tendent.

L’accolement de l’adjectif « créatives » permet d’éclairer la nouvelle place qu’occupent les publics dans le fonctionnement de ces industries. Englobant des secteurs comme l’audiovisuel, l’édition, la musique, l’architecture, le patrimoine, la mode et le spectacle vivant, les ICC se structurent autour d’une notion, celle de créativité, qu’Anne Vincent et Marcus Wunderle (Unesco, 2012 : 7) définissent comme « facteur de croissance de l’ensemble de l’économie des services, qui intègre le consommateur et/ou le producteur dans les chaînes de valeur ». Les industries culturelles et les industries créatives comprennent dès lors un ensemble d’activités dont l’essence interroge la place et le statut de la créativité – formule mobilisée dans un ensemble de discours publics et politiques dont la définition est investie par l’imaginaire social des acteurs qui l’emploient – des créateurs et des publics dans des projets d’ordre politique, économique ou scientifique.

Mobilisée de plus en plus fréquemment dans un ensemble de discours institutionnels et politiques (Mœglin, Tremblay, 2012) la notion de créativité apparaît comme un liant au sein d’un agencement d’activités diverses, le moyen de légitimer des stratégies de politiques publiques ou économiques (Tremblay, 2008 ; Toussaint, 2012), mais aussi celui de produire et de formuler des injonctions, directes ou indirectes, auprès d’un ensemble d’acteurs, directes ou indirectes, des secteurs compris par les ICC, depuis les artistes-entrepreneurs jusqu’aux publics créateurs.

 

Comprendre la créativité dans ses dimensions politique, économique et territoriale

Au début du XXIe siècle, Stuart Cunningham (2002) expose la dimension économique dynamique du concept de « creative industries ». Les activités y sont envisagées dans leur potentialité à produire une impulsion au sein d’un secteur ou sur un territoire (richesse, emploi, croissance…). En pointant son usage en tant qu’instrument politique opératoire, il souligne les difficultés à les définir. Il pointe les écueils de définitions trop larges ou trop restrictives, pouvant induire des normes ou obéir à une visée stratégique, notamment dans des approches mettant l’accent sur une application commerciale de la créativité. En effet, Jean-Baptiste Le Corf (2013 : 85) note que les organismes internationaux (Unesco, OCDE, Union européenne, etc.) et les « intellectuels intermédiaires » (représentés par des élus, consultants et universitaires) participent de la diffusion de la notion et de sa définition. Médiateurs, ils en produisent aussi collectivement le savoir normatif qui en découle. Ces discours tendent à modeler un ensemble de cadres d’actions destinés à impulser une dynamique au sein des politiques publiques locales en rendant opérationnel un savoir théorique, les « matérialisant » au sein de dispositifs d’injonction à l’innovation (ibid.).

Originellement, la notion d’« industries créatives » résulte d’une stratégie de politique publique qui trouve ses racines au Royaume-Uni dans les années 1990 (Bouquillion, 2010). Cette notion a pour objectif de stimuler l’économie des territoires en envisageant la culture « non comme un élément de dépense, mais comme un investissement » (Toussaint, 2012). Son usage vise à régénérer « des villes industrielles en pleine crise économique » en plaçant la créativité « au centre du processus de production » (Vincent, Wunderle, 2012). Si cette première approche évolue dans le temps et donne une place croissante à la technologie, la créativité apparaît comme l’élément central qui structure un ensemble d’activités se rapportant au design, à l’artisanat, à la mode, à l’architecture, au tourisme ou encore au patrimoine. À titre d’exemple, on peut citer la présentation du réseau de villes créatives créé en 2004 par l’Unesco qui cherche à promouvoir « la coopération avec et entre les villes ayant identifié la créativité comme un facteur stratégique du développement urbain durable », les engageant à « partager leurs bonnes pratiques, à développer des partenariats pour promouvoir la créativité et les industries culturelles, à renforcer la participation à la vie culturelle et à intégrer la culture dans les plans de développement urbain » (Unesco, 2023). Si le secteur culturel et les services culturels sont mobilisés dans l’argumentaire du projet, c’est bien la promotion de la notion de créativité qui structure l’ensemble du dispositif. En indiquant que les villes inscrites dans le réseau s’engagent dans « des bonnes pratiques », l’Unesco invoque la créativité dans son caractère performatif.

La question de la créativité s’inscrit aussi dans une nécessité, pour les institutions culturelles, à s’adapter à des nouveaux publics. Le renouvellement des publics de la culture, s’il résulte en partie d’un processus sociologique et démographique, découle aussi d’intentions politiques (Jacobi, Marchis-Mouren, 2016). L’invocation de la créativité comme argument de promotion pour les institutions culturelles semble être le moyen d’adapter un discours ou un dispositif à des injonctions à l’innovation et à la créativité dans un contexte où ils conditionnent une partie des financements émanant des politiques publiques (Jeanneret, 2014 ; Aquilina, Mahéo, Pasquer-Jeanne, 2019). Le recours fréquent aux technologies numériques dans les dispositifs de médiation avec les publics apparait ainsi comme une réponse à ces injonctions et la traduction d’un imaginaire social sur les nouvelles pratiques numériques des jeunes publics (Cordier, 2017). La conception et la mise en place de dispositifs autour d’outils ou d’applications numériques décrits comme immersifs et participatifs centrés autour de l’idée de partage (Appiotti, 2019), d’expérience (Aquilina, Mahéo, Pasquer-Jeanne, 2019) et imaginés comme le moyen de valoriser l’image des institutions culturelles, comme celui de toucher de nouveaux publics, seraient nécessairement innovants. Quand bien même l’appétence pour ces outils résulte de l’imaginaire social d’une rupture générationnelle (Cordier, 2017 ; Hamel, 2021), leur place et leur utilisation se sont imposés au sein du champ culturel. Ainsi la question de l’accessibilité à de nouveaux publics par le biais d’outils numériques se dessine-t-elle aussi par une reconfiguration des modèles de l’expérience spectatorielle. Par exemple, la multiplication des captations audiovisuelles du spectacle vivant sur les plateformes de streaming (Seguineau, 2022 ; Guillou, 2023) questionne les nouvelles formes de démocratisation culturelle ou bien la plateformisation de la culture, mettant en lumière la place prépondérante d’une poignée d’acteurs composant à eux-seuls l’écosystème au sein duquel ces captations sont visibles par les publics.

De la sorte, « la définition du champ des industries créatives inclut, mais déborde, celui des industries culturelles » (Tremblay, 2008 : 76) représentant elles-mêmes « des activités de production et d’échanges culturels soumises aux règles de la marchandisation » (ibid. : 70). L’amalgame entre industries culturelles et créatives tend à interroger la nécessité de caractériser la dimension de création inhérente à certaines activités, quand d’autres ne portent en elles aucune pratique de production quelconque (Tremblay, 2008). Les difficultés à définir les rapports entre secteur créatif et industries culturelles ne semblent pas entraver la circulation de ces notions, quand bien même leur application effective découlerait du flou sémantique les entourant. Cependant, leur usage et les discours inhérents conduisent le secteur et les acteurs à s’adapter à cette nouvelle économie créative. La mobilisation de l’acronyme ICC s’inscrirait ainsi dans des usages ordinaires et opératoires que l’on peut rapprocher de l’utilisation de la notion de médiation dont Jean Davallon (2003) a soulevé la polysémie selon les contextes dans lesquels elle apparait. En circulant dans l’espace public, l’expression ICC semble agir comme une formule. Bien qu’elle revête des significations multiples, elle permet de fédérer un ensemble d’acteurs en agissant comme un « référent social » (Krieg-Planque, 2009) : les acteurs rendent la formule opérationnelle en l’employant comme outil discursif pour évoquer un projet commun. En 2019, les États généraux des Industries culturelles et créatives sont annoncés par le ministère de la Culture, avec pour objectif « une dynamique de structuration des différentes industries en une véritable filière » afin d’en exploiter « pleinement […] le potentiel économique ». Dans le cadre du plan France 2030, l’État dote en 2021 la « filière des ICC » de 400 millions d’euros sur cinq ans, mettant en avant dans un communiqué son chiffre d’affaires et sa croissance annuelle qui en font un « secteur de premier plan de l’économie française » (ministère de la Culture, 2021). La structuration de la filière se construirait ainsi par le prisme économique, et non par la définition de ce qui la constitue, l’expression ICC opérant déjà comme signifiant. Au sein de cette stratégie d’accélération, les politiques publiques investissent dans la recherche et l’innovation. C’est notamment l’un des objectifs du programme de recherche Iccare, lancé dans le cadre de France 2030. En impulsant des coopérations entre le monde de la recherche et les professionnels des secteurs artistiques et culturels, le programme cherche à accompagner les évolutions des industries culturelles et créatives. La mise en dialogue d’une pluralité d’acteurs au sein d’un même projet – depuis les chercheurs, en passant par les professionnels de la culture ou des entreprises – souligne les enjeux de la « filière ICC » comme objet d’étude à part entière.

 

De l’artiste-entrepreneur au créateur

Il existe ainsi une indétermination inhérente à ce que le secteur créatif revêt en termes d’activités. Les ICC correspondaient aux activités au sein desquelles « la part de l’apport créatif est majeure » et régis par des « impératifs de la reproduction élargie » (Mœglin, Tremblay, 2012 : 197). Celles-ci tendent à redéfinir la place des créateurs de contenus, des artistes et des consommateurs, engagés dans des activités de création. Par son inscription dans ces industries, l’image romantique de l’artiste se mue en une conception où le processus créatif est envisagé dans une dimension entrepreneuriale. L’activité artistique se caractérise par « une prise de risque, présente à différentes phases d’un projet artistique, qui concernent l’innovation ou l’expérimentation, la production ou la diffusion » et faisant reposer sur l’artiste des « questions de gestion, de rentabilité et d’investissement » (Bourgeon-Renault, Paris, 2021 : 47-48). La définition du travail de l’artiste intègre dès lors son inscription au sein d’une économie. Dessinant les contours de « l’artiste en travailleur » Pierre-Michel Menger (2002) rappelle ainsi que le travail de création est compris dans un système économique qui, loin de ne le concerner qu’en marge, intègre d’autres mondes que celui de l’art. En mobilisant un ensemble de compétences professionnelles et en composant avec des contraintes financières, organisationnelles et d’inégalités, l’artiste représenterait paradoxalement des transformations importantes du monde du travail et du travailleur moderne. Philippe Bouquillion, Bernard Miège et Pierre Mœglin (2015 : 21) rendent compte de la conversion de l’artiste en entrepreneur, induite notamment par des discours politiques, qui « accompagne une volonté de mettre la culture au service non pas seulement des industries culturelles mais de l’ensemble de l’économie ». Ils soulignent qu’à travers la transformation de l’artiste en « créateur-entrepreneur », ce sont aussi « les points communs entre les diverses formes de création, qu’elles relèvent des arts ou d’un ensemble plus large d’activités », qui sont accentués (ibid.). En effet, la notion de créativité – voire son injonction – elle-même ne se limite plus seulement au monde de la culture et aux ICC, mais se voit invoquée par des secteurs liés à l’innovation et au développement industriel.

Dans ce dispositif, l’artiste se trouve lié à une pluralité d’acteurs et de secteurs économiques au sein desquels la créativité est envisagée comme un moteur de croissance et de développement. La dimension entrepreneuriale de son statut ne réside plus seulement dans sa capacité à se distinguer de la concurrence par sa singularité (Menger, 2002), par le travail par projet (De Heusch, Dujardin, Rajabaly, 2011) ou par la prise de risque inhérente à l’activité artistique (Bourgeon-Renault, Paris, 2021), mais découle de l’activité créatrice elle-même. Par exemple, cette nouvelle place faite à la créativité se trouve dans le guide de l’Unesco (2012) intitulé Politiques pour la créativité. Guide pour le développement des industries culturelles et créatives. Y est soulignée l’importance de la prise en compte du secteur culturel dans les politiques de développement, arguant que « l’expression de la créativité d’un peuple est un facteur d’estime de soi et donne les conditions nécessaires à l’émancipation et au développement ». Ainsi la créativité est-elle au centre de la définition des ICC proposée par l’Unesco soulignant que « l’origine des produits issus de ces secteurs est la création » et que « la créativité au cœur de l’activité », « l’innovation et le renouvellement créatif ». Cette omniprésence de la créativité dans ces politiques de développement socio-culturelles font valoir les nouvelles vertus qui lui sont accordées. L’Unesco y voit d’ailleurs un outil d’émancipation pour les « plus défavorisés » qui y trouveraient une voie de valorisation. Le soutien à la filière des ICC est alors avant tout celui apporté à la créativité, entendue comme une forme de coopération entre plusieurs secteurs, et dont les fruits seraient en capacité de rayonner sur l’économie dans son ensemble.

Le recours à l’argument de la créativité se traduit aussi par une injonction à l’esthétisation qui s’étend à des biens de consommation qui dépassent les sphères des ICC. Jean Serroy et Gilles Lipovetsky (2013 : 153) voient ainsi éclore dans la mise en place de dispositifs de commercialisation et de communication qui accompagnent la production en masse « un processus de stylisation du monde industriel et commercial, au travers de ces deux grands dispositifs que sont le design des objets d’un côté, le faste décoratif des nouveaux espaces de vente que constituent les grands magasins de l’autre ». La nécessité de produire du beau, la prédominance du design et d’un style identifiable, sont intégrés aux logiques marketing et communicationnelles des objets issus de l’industrie comme ceux des industries culturelles. C’est ainsi un moyen de distinction pour des marques, mais aussi pour des individus immergés dans une culture et une vie quotidienne, que le « capitalisme artiste » enjoint à esthétiser. Au-delà de la sphère marchande, la sphère privée à laquelle s’étend cette « culturisation de la marchandise » (ibid.) se trouve aussi soumise à des formes d’injonctions à la créativité. Par exemple, le « style arty » est investi par les publics et exprimé à travers des éléments du quotidien (objets, accessoires, style vestimentaire…), par des usages et des dispositifs de mise en scène de soi. Dans une perspective communicationnelle, l’esthétisation à laquelle il donne lieu apparaît comme une mise en visibilité du style de vie d’un individu et de ses centres d’intérêt (Pillet-Anderlini, 2020).

L’invocation de la créativité comme facteur de développement et de croissance de richesses matérielles et immatérielles n’est, dans ce cadre, plus réservée uniquement à une sphère identifiée comme spécifiquement artistique ou culturelle. Au-delà de son inscription comme moyen de performance au service de l’économie (Andonova, 2015), la référence à la créativité touche d’autres catégories d’acteurs, dont les activités n’ont pas nécessairement pour vocation de générer de la croissance ou de la richesse. En effet, dans leurs pratiques communicationnelles et culturelles, les consommateurs se voient confrontés à une somme d’injonctions à la créativité, produites par les industries et découlant de logiques nouvelles, visant à encourager et stimuler la production et la circulation de contenus créés par des utilisateurs.

 

Des injonctions à la création

Le développement du numérique et des nouveaux moyens de communication ont contribué à faire évoluer les secteurs des ICC, remettant en partie en cause leur fonctionnement, notamment en termes de distribution et de diffusion (Thuillas, Wiart, 2023). Par ces évolutions, c’est la place de l’utilisateur qui a été redéfinie. L’opportunité est donnée à ce dernier de pouvoir rendre visible ce qu’il crée. Passant outre les intermédiaires traditionnels, le consommateur-créateur participe à la transformation de son statut : l’utilisateur est désormais en capacité de devenir contributeur et y est invité. Ce contexte, qui encourage la participation, permet aussi à ce dernier l’appropriation de « codes stylistiques et les nouvelles formes de connaissance de la culture participative en ligne (une connaissance partagée, cumulative, contributive) » qui l’enjoignent d’autant plus à développer ces pratiques (Dufrasne, 2022 : 89).

Un ensemble de dispositifs permet ainsi de mettre en ligne et de diffuser des contenus, sur des plateformes qui « invitent à la valorisation de la “créativité” individuelle remodelant ainsi les frontières inhérentes à la détermination de l’artiste et de la création » (Rouzé et Matthews, 2018 : 37). Au-delà des possibilités techniques données par ces acteurs du web, il s’agit de mettre en avant une nouvelle logique collaborative valorisant les singularités, où « la créativité se situerait surtout du côté des créateurs individuels » (Bouquillion, Miège et Mœglin, 2015 : 23). Les réseaux sociaux et plateformes fonctionnant grâce aux contenus de leurs utilisateurs cherchent à encourager et à réguler cette production par des discours d’accompagnement et une architecture technique (Bullich, 2015). Une telle injonction à la créativité se voit traduite de différentes manières. L’une d’entre elles réside dans les qualificatifs donnés aux consommateurs de ces dispositifs : sur YouTube, Instagram ou encore TikTok, la mention « créateur » apparaît à de multiples reprises pour désigner les utilisateurs qui s’engagent une démarche de production propre, voire se professionnalisent au travers de ces supports médiatiques. Quand bien même chacune de ces plateformes possède une terminologie qui lui est propre pour qualifier spécifiquement ses utilisateurs (Ballarini, 2023) le terme « créateur de contenus » regroupe désormais la variété des activités qu’il est possible d’y relever. Dans cette logique, chaque outil met à disposition des guides dédiées à ces créateurs, encadrant ces activités par un ensemble de recommandations, mais aussi parfois de règles.

Couverture du guide de bonne conduite à destination des influenceurs et créateurs de contenu. Source : ministère de l’Économie.

Couverture du Guide de bonne conduite à destination des influenceurs et créateurs de contenu. Source : ministère de l’Économie.

 

Ces diverses recommandations semblent principalement concerner des questions de visibilité sur les plateformes. La création est envisagée comme le moyen de produire une valeur matérielle ou immatérielle. Fédérer une communauté, créer de l’interaction et être en mesure de générer des revenus apparaissent comme les points marquants des différentes stratégies proposées par ces plateformes afin de se rendre visible, de se démarquer, voire de rencontrer le succès. Par l’expression de soi via ses productions créatives, le « créateur » doit y trouver le moyen de se transformer, de s’accomplir (Reckwitz, 2021). En se nourrissant de créations produites par des utilisateurs, les plateformes s’inscrivent comme des intermédiaires aux acteurs traditionnels, donnant une place prépondérante à la production amateure, quand bien même celle-ci ne se professionnalise que dans une minorité de cas (Flichy, 2019). L’introduction de solutions de monétisation proposées contribuent à rendre poreux leur statut d’amateur avec celui du professionnel, dès lors que la démarche de création s’inscrit dans un écosystème qui tend à la marchandiser.

L’évolution de la place de l’utilisateur au sein de ces dispositifs s’inscrit aussi dans une forme de convergence culturelle entre les ICC et les publics (Jenkins, 2013). Les formes d’appropriation et de réappropriation d’œuvres culturelles par des publics se trouvent ainsi facilitées mais également visibles avec l’émergence de l’internet

. Les communautés qui se fédèrent autour de certains objets trouvent, dans les réseaux sociaux numériques ou des dispositifs User Generated Content (UGC), des moyens d’échanges et d’expression de soi, mais aussi des espaces où leurs propres productions peuvent circuler. Ces espaces contribuent parfois à modifier la manière dont elles se créent. C’est le cas des fanfictions qui, en arrivant sur des plateformes numériques, adoptent une écriture collaborative (Nadaud-Albertini, 2020). Ces productions connaissent une multiplicité de formes, narratives, audiovisuelles, artistiques (ibid.). Qu’elles résultent du besoin de venir compléter des « blancs » dans un récit (Nicol, Millette, 2022), de lui donner une autre direction (François, 2009), ou de la revendication d’une dimension artistique (Jullier, Laborde, 2023 : 236), elles revêtent des intérêts nouveaux pour les acteurs industriels. Au-delà de la visibilité que confèrent les créations des publics fans aux œuvres originales, participant même dans certains cas à assurer leur pérennité dans le paysage médiatique (Bourdaa, 2020), celles-ci représentent également des potentiels à investir, développer et industrialiser. Ce système de sourcing permet à l’américaine Anna Todd de voir sa fanfiction publiée sur la plateforme Wattpad se transformer en saga littéraire puis cinématographique sous le titre After (Pélissier, 2021). La plateforme, qui permet à des utilisateurs de partager des histoires, a ainsi mis en place des partenariats avec des studios de production et des éditeurs dans le but de repérer et d’adapter les contenus connaissant du succès. Dès 2021, plateforme YouTube cherche à encadrer la création de ses utilisateurs en lançant des dispositifs d’accompagnement et de formation. Ceux-ci se veulent un moyen de professionnaliser des utilisateurs et ainsi faire émerger de nouveaux créateurs à succès tout en les contraignant à respecter un format et des recommandations propres à YouTube (Mattelart, 2021). Les industries culturelles et ICC dynamiques de collaboration entre des publics-utilisateurs, permettant à des objets culturels d’émerger et de dépasser parfois le seul espace du web pour être développé sous d’autres formes, adaptés à d’autres supports et à destination d’autres publics.

Les injonctions à la création formulées sur ces outils et ces dispositifs socio-techniques contribuent à transformer la place des publics en leur donnant les moyens de médiatiser et de monétiser des productions amateurs. Ainsi l’amateur dont les finalités n’étaient pas commerciales se voit-il accompagné par les industries pour médiatiser ses créations. L’engagement autour de ces créations permet aux plateformes de repérer des sources de potentiels créatifs et les rendre visibles à d’autres acteurs industriels, produisant des formes de coopérations entre différents secteurs.

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L’appel à la créativité dans les discours qui l’accompagnent au sein des ICC apparaît comme le moyen de faire tenir ensemble différentes définitions d’une notion dont les contours restent encore flous. La référence créative traverse un ensemble de discours politiques et idéologiques, visant à la valoriser au-delà de la seule sphère artistique et culturelle. Elle englobe donc différentes strates d’acteurs, du côté des industriels comme des consommateurs. En effet, le statut des publics tend à se transformer à travers des formes d’injonctions à la création, permettant d’étendre une forme de démocratisation du travail artistique (Flichy, 2019). Au-delà des discours idéologiques, le potentiel créatif est accompagné par diverses innovations techniques. Ainsi les injonctions se traduisent-elles par la mise à disposition par des dispositifs numériques, d’outils assistant la création et accessibles au grand public.

Il s’agit peut-être là de l’apport concret de l’accolement du terme créatif à celui des industries culturelles. Alors que les industries culturelles ont fondé leur économie sur le statut de simples spectateurs, lecteurs et utilisateurs auxquels elles distribuent et vendent un produit culturel, elles intègrent désormais les publics et leurs activités au sein de ce système économique. La mise à disposition d’outils permettant la création de contenus, leur mise en visibilité et leur circulation engage les spectateurs dans des activités créatives encadrées et normées par des dispositifs socio-techniques : par exemple, le suivi de trends sur des réseaux sociaux numériques comme TikTok ou Instagram engagent des utilisateurs dans un processus dont la production d’un contenu potentiellement visible et virale lui confère une valeur économique. Depuis la commercialisation de kits pour jeunes créateurs jusqu’aux programmes d’intelligence artificielle génératifs, les utilisateurs des plateformes se voient encadrés et assistés dans des activités qui les intègrent dans de nouvelles logiques créatives, économiques et professionnelles. Celles-ci posent la question du statut de créateur de contenu. Si elles ne remettent pas en cause pour autant le caractère professionnel du statut d’artiste, elles interrogent sur le statut d’artiste qu’impliquent ces nouvelles pratiques. « Talents », « Stars », « Créateurs », « Passion », etc. les entreprises culturelles et créatives reprennent le champ lexical du milieu artistique afin de parer le processus économique et marketing des atours de l’« Art ».


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Auteur·e·s

Neuvillers Marie-Caroline

Centre Norbert Elias Centre national de la recherche scientifique Avignon Université

Citer la notice

Neuvillers Marie-Caroline, « Industries culturelles et créatives » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 30 janvier 2025. Dernière modification le 30 janvier 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/industries-culturelles-et-creatives.

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