Infamie


 

Au même titre que l’opinion publique forge la célébrité des personnes présentant des caractéristiques considérées comme suffisamment exceptionnelles par leurs contemporains pour être distinguées, l’infamie fabrique une célébrité négative qui naît de l’humiliation et du jugement du peuple sur l’individu·e. Une réalité qui n’a point échappé au dramaturge irlandais Oscar Wilde (1854-1900) qui, condamné en mai 1895 à deux ans de travaux forcés pour « grave immoralité » du fait de son homosexualité, rappelle que dans l’Angleterre victorienne « entre la célébrité et l’infamie il n’y a qu’un pas, et peut-être moins » (Wilde, 1905).

Abondamment employé par les médias dans nos sociétés contemporaines, le terme « infamie » s’abat sur toute personne, toute action, tout décret et toute loi, tout lieu et toute chose susceptibles d’engendrer l’animosité d’une partie de l’opinion publique, frappant les personnalités placées au faîte du pouvoir comme les institutions les plus considérables (Lalouette, 2024). En témoigne la théâtrale colère d’un ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, qui en décembre 2020, appelé pour la première fois à la barre pour s’expliquer sur les actes de corruption qui lui sont reprochés, exigea d’en être « lavé », en parlant d’« infamie ». Le terme dépasse alors la simple catégorie des « hommes obscurs » dont la vie, destinée « à passer au-dessous de tout discours », était « infime […] infâme donc » (Foucault, 1977), et plus généralement celle des personnes condamnées à une peine infamante. Ce constat conduit ainsi à revenir aux sources mêmes du mot, à son sens premier, pour mieux décrypter par la suite son évolution sémantique au fil des siècles, au gré des régimes politiques et des mutations socio-culturelles.

 

L’infamie comme construction pénale

Infamie a pour étymologie fama (« réputation ») en latin, mot polysémique signifiant tout à la fois « le bruit colporté », « l’opinion publique » et « la renommée ». La notion recouvre donc diverses significations et réalités. Figure allégorique monstrueuse, la Fama de Virgile (70 av. J.-C.-19 av. J.-C.) et d’Ovide (43 av. J.-C.-17 ap. J.-C.) aurait été enfantée par Gaïa dans le seul but de nuire aux dieux et aux hommes. À ces premières considérations poétiques, s’en greffent bien vite d’autres, législatives et morales. D’un point de vue pénal, l’infamie, héritée du droit antique, propose un regard du pouvoir sur l’individu concerné, à savoir un criminel reconnu coupable d’un crime par le pouvoir judiciaire. Privé de fama, le condamné, affligé dans sa dignité, entre dans une nouvelle condition : celle d’infâme. Défini comme une « action vilaine qui ne se fait pas par d’honnêtes gens », un « affront que l’on fait à quelqu’un » (Furetière, 1690) ou encore « une flétrissure imprimée à l’honneur, à la réputation, soit par la loi, soit par l’opinion publique » (Académie française, 1835), le terme comme ses principales déclinaisons (« infâme », « infamation », « infamé ») renvoient au déshonneur, à l’indignité, à l’ignominie, à l’abjection et à l’avilissement.

Si l’application d’analyse statistique de la langue Ngram Viewer permet de montrer, grâce à une base de données de 5 millions d’ouvrages numérisés depuis 2003 sur Google Books, que l’usage littéraire des mots « infamie » et « infâmes » décroît sensiblement entre 1820 et 1945, la courbe s’inverse néanmoins pour la période postérieure. Un pic est à nouveau atteint en 2016. Le terme est particulièrement employé par les médias au lendemain des attentats perpétrés par des djihadistes français contre la rédaction de Charlie Hebdo et l’Hypercacher (7-8 janvier 2015), puis au Bataclan et dans d’autres lieux (13 novembre 2015).

Évolution de l’usage littéraire des termes « infamie » et « infâmes » entre 1800 et 2022. Source : Google, Books Ngram Viewer.

 

Au-delà de cette vague d’indignité portée par les médias, se pose face à ce « crime d’indignité parisienne » la question de la peine de dégradation nationale. Instaurée en août 1944 par le général Charles de Gaulle (1890-1970), cette peine avait touché quelque cent mille personnes entre 1945 et 1951. Soixante-dix ans plus tard, l’épineux débat sur la déchéance de nationalité lancé par le président de la République François Hollande, au-delà d’une rhétorique constitutionnelle qui s’appuie sur la loi du 10 août 1927 – rendant possible de déchoir de sa nationalité une personne condamnée pour un acte « constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation », ainsi que pour des actes de terrorisme depuis 1996 –, ne renvoie-t-il pas à la délicate question du déshonneur dans la République ? (Baruch, 2003 ; Simonin, 2008).

C’est toutefois oublier un peu vite, comme le rappelait en 1767 le juriste François Serpillon (1695-1772), que nul n’est infâme sans y avoir été condamné par justice. Ainsi, plus que la désobéissance c’est bien de la condamnation que naît l’infamie (Bastien, 2000). Soumis sous les époques médiévale et moderne à la vindicte populaire d’une foule à qui l’on permet d’assouvir ses pulsions et son animosité, l’individu s’avère, via l’arsenal punitif et répressif déployé, privé de toute existence sociale. D’autant plus que cet arsenal ne manque, ni de créativité ni de cruauté pour exposer le coupable à la dérision et au mépris de la communauté (Bastien, 2006 ; Beauvieux, 2013). Un statut qui invite aussi à se pencher sur la délicate question de l’étiquetage social qui relègue l’infâme au rang de « transgresseur » ou « déviant », à savoir celui qui, dans le cadre élargi du paramétrage du processus de la norme et des exceptions, dévie des normes instituées pour un groupe social donné (Becker, 1963).

D’un point de vue moral cette fois, cette définition juridique qui assimile l’infamie à l’indignité s’appuie sur les usages sociaux en vigueur, et définit les catégories de population stigmatisées. Témoin du regard d’une société sur la marginalité, l’infamie désigne depuis le Moyen Âge les exclus de tous bords (femmes, Juifs, lépreux, pauvres, prostituées, sorcières, vagabonds), et renvoie à maintes appellations (infâmes, exclus, marginaux, « sans-nom », cruels…). Des exclus qui rejoignent les rangs des « gens de mauvaise vie » et des « personnes suspectes » (Todeschini, 2015). L’infamie illustre, à travers différents prismes (juridique, économique ou religieux), les appréhensions et les peurs d’une société vis-à-vis d’un « autre » artificiellement désigné. La diversité des « montrés du doigt » reflète finalement les profondes et diverses mutations qui accompagnent la place grandissante acquise par l’opinion publique depuis le milieu du XVIIIe siècle (Habermas, 1962).

Des infâmes d’autant plus visibles qu’ils sont marqués, jusque dans leur chair, du sceau de la marginalité sociale, à l’image des flétrissures portées sur le bras des prostituées (une fleur de lys) ou encore des voleurs (sur lequel on tatouait un « V ») afin d’alerter les populations sur leur dangerosité supposée ou avérée. Les techniques de flétrissures connaissent à ce titre une véritable « rationalisation » mentionnée dans le préambule de la déclaration royale du 4 mars 1724. La fleur de lys est ainsi abandonnée pour une lettre particulière en fonction de la nature du crime ou de la peine prononcée : V pour voleurs, GAL pour galères, M pour mendiants. Une deuxième phase de rationalisation est engagée avec le Code pénal de 1810 (Lalouette, 2024). L’apposition de la nature de « l’infraction » sur l’épaule du criminel témoigne d’une volonté moderne de stocker une information judiciaire sur le corps du criminel (Seignalet-Mauhourat, 2011), signalant au passage à la société combien l’immoralité de celui-ci culmine dans l’« atrocité » de son crime. L’infamie pénale est ainsi mise en scène publiquement dans une finalité d’intimidation générale. Nullement restreints au seul royaume de France, les rituels publics de la flétrissure se retrouvent dans l’ensemble de l’Europe de l’époque moderne et « incarnent dans le corps du condamné, hué ou acclamé sur le gibet par la foule, le mal concret et symbolique de la peine mise en scène publiquement, par l’exécuteur de la haute justice, comme un douloureux “spectacle de l’horreur” fait pour humilier le condamné, le rendre identifiable par la marque, intimider les adeptes du crime et proclamer le monopole pénal de l’État » (Porret, 2000 : 98). La flétrissure comme marque judiciaire témoigne enfin de l’inlassable recherche d’un outil performant pour être informé du passé du criminel et empêcher, de fait, toute récidive.

Elle ne sera définitivement abolie par le législateur qu’en 1832, en raison de sa cruauté et surtout de son efficacité somme toute relative. Lui succède en 1850, le casier judiciaire tenu sur des fiches classées dans la juridiction du lieu de naissance ; système de classification proposé deux années auparavant par le magistrat Arnould Bonneville de Marsangy (1802-1894), procureur à Versailles. Il faut néanmoins attendre le nouveau Code pénal en 1992, entré en vigueur deux ans plus tard, pour que disparaissent définitivement les expressions de « lois afflictives et infamantes » et de « lois infamantes ».

Si l’infamie disparaît juridiquement, elle n’en occupe pas moins une place à part dans l’imaginaire collectif, d’autant qu’elle acquiert durant la période contemporaine une dimension proprement politique. En atteste la mémoire des génocides. Lauréat du Grand Prix 2023 du Festival de Cannes, du BAFTA 2024 du meilleur film britannique et de deux Oscars dont celui du meilleur film étranger, The Zone of Interest, librement adapté d’un roman de Martin Amis (1949-2023), évoque à travers l’existence confortable de Rudolf Höss (1901-1947, commandant du centre de mise à mort d’Auschwitz), de son épouse et de leurs cinq enfants, le détachement dont l’homme est capable en période de génocide. S’attachant à mettre en perspective « la banalité du mal », le réalisateur Jonathan Glazer nous présente un R. Höss en perpétuelle quête « d’efficacité accrue » et de reconnaissance auprès de ses supérieurs, passant en revue les statistiques d’un nouveau four crématoire. Il prolonge ainsi la réflexion de la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), formulée en 1963 à l’occasion du procès d’Adolf Eichmann (1906-1962) à Jérusalem, selon laquelle l’homme ne se sentait pas affecté par ce qu’il faisait, et refusait de juger la valeur morale de ces actes et de leurs conséquences. Il obéissait simplement aux ordres qui lui étaient donnés sans questionner leur moralité.

Plus convenue, mais non moins pertinente, la récente relecture des œuvres d’Alexandre Dumas (1802-1870) par le septième art, des Trois Mousquetaires (Bourboulon, 2023) au Comte de Monte-Cristo (Delaporte et De La Patellière, 2024), ne nous rappelle-t-elle pas que les romans de l’auteur mettaient déjà en scène, deux siècles auparavant, l’infamie dans ses rapports avec le châtiment et le politique ? (Caporal-Gréco S., 2018).

 

Une construction politique

Usant d’une sémantique liée au régime en place, aux rapports de force que ce dernier induit et à la dignité qu’il escompte, le politique s’empare d’une notion aux contours flous et aux frontières perméables.

Promue au service de l’idéal révolutionnaire, contre la tyrannie et la contre-révolution, l’infamie livre à la vindicte populaire les divers ennemis (avérés ou supposés) de la nation, de « l’infâme Marie-Antoinette » à « l’infâme Robespierre », la première se retrouvant au cœur d’un procès inique (Berly, 2012), le second victime d’une véritable « campagne de désinformation thermidorienne » à l’origine d’une réelle « commotion générale » (Martin, 2016). Suivent les traîtres à la République, dont l’affaire Dreyfus révèle, à l’aube du XXe siècle, les symptômes d’une brusque et intense « fièvre hexagonale ». L’infamie revêt alors une dimension spécifiquement politique renvoyant au statut de citoyenneté accordé en France dès 1791. Tout au long du XIXe siècle, corollairement à la dépolitisation du concept de citoyenneté, le « méchant citoyen » moralement se substitue au « mauvais citoyen » civiquement. La révolution de 1848 définit désormais « l’indignité civique » non comme conséquence de la violation des devoirs, mais de la « probité », entendue comme respect de la propriété et des bonnes mœurs (Simonin, 2008).

Estampe datant de 1848, intitulée « A chacun ses œuvres, ils sont marqués aux fronds du sceau de l’infamie ». Elle représente François Guizot (1787-1874), Louis-Philippe Ier (1773-1850) et Tanneguy Duchâtel (1803-1867) attachés à des piloris, surmontés de pancartes détaillant les accusations émises par la « Cours du peuple français ». Source : Paris Musée, Musée Carnavalet (CC0 1.0).

 

Devenue une arme de disqualification massive, l’infamie, employée à des fins politiques, se conjugue d’autant plus facilement avec son acception juridique. En témoigne la retentissante affaire Joseph Caillaux (1863-1944). Député radical, ancien président du Conseil (1911-1912), ministre de l’Intérieur puis des Finances à la veille de la Première Guerre mondiale, l’homme est arrêté en 1918 pour « intelligence avec l’ennemi en temps de guerre », puis accusé de trahison et de complot contre la sûreté de l’État, avant d’être condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement. Paradoxalement, l’historien serait tenté de voir dans l’infamie un formidable outil pour analyser la vitalité d’un régime. Ainsi l’affaire Dreyfus, au-delà du « coup de massue tombant sur le jeu politique », ne traduit-elle pas davantage « l’état de déliquescence du jeu politique qui permet à l’erreur judiciaire initiale de devenir une affaire majeure […], la rencontre destructrice entre les défauts structurels du régime et la dépression conjoncturelle provoquée par l’impuissance des modérés » ? (Joly, 2014). Une marque de disqualification qui n’empêche nullement un retour à la lumière pour quelques rares « infâmes » ; à l’image de ce même J. Caillaux, nommé ministre des Finances dans le gouvernement de Paul Painlevé (1863-1933) en avril 1925. Bien que vieilli et amaigri, ce dernier s’impose avec panache devant une Chambre pour le moins tumultueuse. La parole dorénavant courtoise et élégante de l’audacieux achève de confirmer la mue de l’homme. Le retentissant come back de ce Monte-Cristo de la politique (Delporte, 2014) ne doit toutefois pas faire oublier que, pour les autres, l’infamie mène à la damnatio memoriae (ou abolitio memoriae).

Cette pratique naît avec le Principat augustéen (27 av. J.-C.-14 ap. J.-C.) et s’enracine dans des pratiques de condamnation plus anciennes. Votée par le Sénat romain, elle vise à l’origine à condamner à l’oubli les coupables convaincus de crime contre l’État en les effaçant des archives. Ritualisée sous forme d’un culte civique et religieux, l’interdiction des funérailles et du deuil condamne le proscrit à l’oubli puisque sont prohibés les cortèges, l’éloge funèbre, l’exposition des imagines, toutes manières de saluer et perpétuer la mémoire d’un défunt de bonne naissance (Benoist et Daguet-Gagey, 2008 ; Daguet-Gagey, 2021 : 3).

Cette pratique traverse les siècles et démontre dans les circonstances critiques que la relation entre morale et droit ne peut se réduire au seul droit privé. Une pratique qui, en matière d’infamie, ouvre le champ des possibles par les figures qu’elle désigne, les lieux et formes politiques qui lui sont liés, la rhétorique qu’elle emploie, la mise en forme et en image de l’infâme qu’elle retient, ou encore ses modalités de réception.

Enfin, de même qu’il convient de prendre en compte « les conditions de production de la célébrité », il est nécessaire de questionner celles de son contraire qu’est l’infamie, qui renvoient à la cristallisation d’une multitude de représentations et de significations en fonction des enjeux politiques et idéologiques de la période (Verhaeghe, 2016). En témoigne la rocambolesque aventure du général George Boulanger (1837-1891), ancien ministre de la Guerre (1886-1887) dont l’ascension politique et la renommée le propulsent aux portes du pouvoir (élection législative triomphale à Paris au soir du 27 janvier 1889), avant de provoquer quelques mois plus tard sa chute, au lendemain de sa fuite et de sa condamnation par la Haute Cour de justice pour « complot et d’attentat pour changer la forme du gouvernement ». Conscientes des failles d’un régime parlementaire en cours d’édification, mais tout autant de leurs propres divisions, les forces républicaines entendent tourner au plus vite la page boulangiste. Refusant d’accorder un pardon qui pourrait être perçu comme une marque de faiblesse, la République n’aura ainsi de cesse d’occulter la mémoire d’un félon demeurée au cœur des passions politiques jusqu’à la Première Guerre mondiale, de l’effacer du roman national politique. Un travail de reconstruction mémorielle qui amène bon nombre de contemporains et d’historiens à multiplier les explications univoques, du prurit revanchard au néo-bonapartisme, du populisme à l’archéo-fascisme (Joly, 2008 : 13).

Dès lors, le travail de re- ou déconstruction mémorielle révèle un rapport de force dans la qualification morale et politique d’une personnalité et des idées qu’elle incarne à l’image des procédures de damnatio memoriae républicaine (Rycx, 2023) ou encore des syndromes de déni. L’étude des nécrologies se révèle, à ce titre, riche d’enseignements. Celles-ci répondent à une narration propre au style journalistique, proposant un récit des circonstances du décès, de l’organisation des obsèques et enfin des éléments biographiques et des anecdotes. Elles traduisent avant tout la sensibilité de l’auteur, la couleur politique du journal, les attentes du lecteur ; en somme, elles participent à la construction du récit biographique. La fabrique de la célébrité ou de l’oubli se définit finalement comme le résultat d’une production collective. Par les idéaux qu’elle défend, ou au contraire les errances qu’elle condamne, elle nous apprend autant sur la personne que sur les choix mémoriels d’une République en quête de légitimité durable. Il en va ainsi pour l’intégration de Louise Michel (1830-1905) dans la mémoire collective nationale. Combattante de la Commune de Paris, propagandiste anarchiste, déportée et emprisonnée par les gouvernements de la IIIe République, celle que l’opinion publique se plaît à surnommer la « vierge rouge » devient au cours du XXe siècle image de lutte et de révolte, admirée comme une icône de femme libre et même proposée en 2013 pour entrer au Panthéon (Verhaeghe, 2021).

Comment ne pas conclure sur les emplois contemporains d’une notion devenue fourre-tout, aux contours toujours plus ambigus, maniée par des élus, des professionnels de la politique ou encore des commentateurs qui s’expriment tous dans des contextes politiques variés, marqués par une actualité nationale ou internationale omniprésente et immédiate. Les accusations lancées contre la « cancel culture » ou « call-out culture », le « wokisme » ou encore la question israélo-palestinienne deviennent ainsi autant d’occasions de délivrer des certificats d’infamie – fruits de savants procédés de déconstruction – à des adversaires politiques et idéologiques jugés en dehors de « l’arc républicain » ou éloignés des valeurs portées par la communauté nationale. Une expression (« arc républicain ») qui renvoie à l’étiquette d’« extrême », décrétée par la plupart des gouvernements (depuis la Révolution française) qui se réclament du juste milieu ou de la tempérance. Un outil de disqualification, amplement repris par les médias, qui désigne ainsi tous les phénomènes dépassant le spectre restreint des options politiques jugées convenables. On peut juger ce raisonnement pour le moins contestable, si ce n’est fallacieux, car aucune formation politique ne peut revendiquer pour elle seule le monopole de la raison face à des adversaires politiques qualifiés d’« extrêmes ».

Se pose également en toile de fond le caractère exponentiel d’un jugement d’infamie décuplé par les algorithmes des réseaux sociaux. En témoigne la chute vertigineuse, au printemps 2020, de Benjamin Griveaux, alors étoile montante de la politique et candidat à la mairie de Paris, lorsque les réseaux sociaux diffusent abondamment des vidéos et messages à caractère sexuel envoyés par ce dernier à une jeune femme avec laquelle il avait eu une relation intime. Aux manettes de ce scandale politico-sexuel, l’œuvre de l’artiste russe Piotr Pavlenski, intitulée Pornopolitique, qui présente son action comme une performance visant à utiliser les médias pour mettre à nu les « mécaniques du pouvoir » (Tillier, 2024), à savoir manier l’infamie pour mieux dénoncer les perversités d’un système politique jugé obsolète.

« Une personne déclarée infâme est non seulement précipitée au degré le plus bas de l’échelle morale, mais aussi déconsidérée idéologiquement, rejetée en dehors du cercle des interlocuteurs politiques possibles. Plus qu’une invective, infâme est devenu un mot qui marque une forme d’ostracisme symbolique » (Lalouette, 2024 : 15).

En définitive, qu’elle renvoie à la flétrissure imprimée à l’honneur, décrétée par les censeurs de la Rome antique, ou qu’elle se réfère à une idéologie politique jugée outrageuse par l’opinion publique – à l’instar du sondeur et essayiste Jérôme Fourquet qui n’hésite pas à désigner les membres de la France insoumise comme « ceux qui portent aujourd’hui le sceau de l’infamie » (Stainville, 2023) – l’infamie traverse les époques et les régimes. Au-delà des diverses catégories d’infâmes et de l’arsenal législatif mis en place pour les exclure, l’historien et le politiste y décèleront cependant l’affirmation du pouvoir de l’État comme moteur de civilisation. Une domination de l’État qui se reflète dans la légitimation du pouvoir, à savoir l’ensemble des processus qui rendent « l’exercice d’un pouvoir coercitif spécialisé tolérable sinon désirable, c’est-à-dire qui le fasse concevoir comme une nécessité sociale sinon un bienfait » (Lagroye, 1985). Une infamie qui prend ainsi place au cœur des métamorphoses contemporaines du gouvernement représentatif (Manin, 1996) ; du parlementarisme triomphant au XIXe siècle jusqu’à l’avènement d’une « démocratie du public » caractérisée par l’émergence de nouveaux registres d’expression : la communication, l’opinion publique sondagière et plus récemment les réseaux sociaux. Enfin, une infamie qui bouleverse d’autant plus l’opinion publique de nos sociétés contemporaines que ces dernières sont profondément marquées, depuis l’époque moderne, par une évolution des mœurs, par une intériorisation croissante des normes qui rend de plus en plus superflus les mécanismes sociaux de répression (Elias, 1939).


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Auteur·e·s

Rycx Julien

Université de Lille Institut de recherches historiques du Septentrion

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Rycx Julien, « Infamie » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 02 octobre 2024. Dernière modification le 26 novembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/infamie.

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