Paru en 1955, Personal Influence de Elihu Katz et Paul Lazarsfeld a été un des livres majeurs dans l’histoire de la recherche sur le public aux États-Unis, plus connu dans la recherche sur les communications, mais affectant aussi le marketing ou la sociologie électorale. Hors des États-Unis, son influence a mis beaucoup plus longtemps à se faire sentir. À l’inverse d’autres livres plus bruyants, notamment ceux qui mettaient, aux rebours de Personal Influence, l’accent sur le pouvoir des médias auprès d’un public aliéné et atomisé (par exemple The Hidden Persuaders de Vance Packard, publié en 1957 et traduit dès 1958 sous le titre La Persuasion clandestine), Personal Influence mettra du temps à être traduit : en allemand en 1962, en italien en 1968, et en français en 2008 seulement (Katz, Lazarsfeld, 2008), avec une riche postface de Daniel Cefaï à laquelle cette entrée doit beaucoup. Avant, les lecteurs français auront eu des échos du livre auprès de manuels d’inspiration très diverse. Ainsi la thèse du « two-step flow » (double flux de la communication) sera-t-elle présentée dans Le Métier de sociologue, l’ouvrage classique de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron (Katz, 1968). Elle est évoquée dans Sociologie de l’information, ouvrage dirigé par Francis Balle et Jean-Gustave Padioleau (Katz, 1973) où elle devient la communication « à deux étages ». Aujourd’hui, il n’est pas un étudiant en communication dans le monde qui n’entende parler de ce livre.
Le contexte
Plusieurs évaluations rétrospectives (Lowery, De Fleur, 1983 ; Cefaï, 2008) ont souligné à raison que Personal Influence est devenu le fleuron d’un ensemble très riche de recherches, appelées ex post « L’École de Columbia » ; en effet, le Bureau of Applied Social Research (BASR), où ces recherches ont été conduites, était installé dans cette université et a eu un prestige mondial, servant de modèle à d’autres laboratoires et instituts. Le BASR est né en 1944 d’une mutation de l’Office of Radio Research, dirigé par Paul Lazarsfeld, émigré d’Europe centrale, comme d’autres autour de lui. Il a donné naissance à des travaux classiques, par exemple sur la sociologie électorale – l’ouvrage de Paul Lazarfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet (1944), qui a inspiré Influence personnelle –, le leadership syndical (Charles Wright Mills), ou la socialisation des étudiants en médecine. Son legs ne se limite donc pas à la sociologie des médias. L’École de Columbia est d’ailleurs un mauvais terme car les élèves étaient trop brillants, trop variés, sans esprit de corps. L’association systématique à « l’empirisme », par contraste avec la tradition dite critique, plus européenne, plus philosophique de l’École de Francfort, n’est pas juste non plus. Car les chercheurs du BASR ont le goût et le souci de la théorie. L’influence de Robert Merton a compté ici, notamment sa notion de « middle-range theory » (Merton, 1949), théorie à moyenne portée qui, sans avoir la généralité de « grandes théories de la société », est applicable au-delà du champ spécifique où une théorie est élaborée. La théorie du « two-step flow » en est un exemple typique. Sans être une théorie générale, elle va toucher tous les chercheurs qui s’interrogent sur les mécanismes sociaux de l’influence.
L’écart avec la tradition critique tient surtout au recours systématique à la recherche appliquée, financée par des commanditaires dont les chercheurs ne peuvent ignorer les préoccupations. Ceci est lié aussi aux méthodes quantitatives auprès de grandes populations qui réclament un financement important.
Un exemple du lien entre méthode et théorie dans Personal Influence : on y interroge les gens non pas comme des entités autonomes, mais comme partie d’un réseau social, et on essaie de les faire parler de ceux qui les ont influencés, de ceux qu’ils influencent. C’est ce qui fera enrôler Elihu Katz (1968) par les sociologues français cités supra, qui titrent l’extrait d’un article sur le « two-step flow » : « L’instrument est une théorie en acte ». Autrement dit : la méthode utilisée exprime, que cela soit explicite ou non, une théorie de la société. Paul Lazarfeld n’aurait sans doute pas désavoué la formule.
Sur le plan méthodologique, l’héritage du BASR est encore vivant. Ainsi, la technique du panel, le groupe que l’on réinterroge à intervalles réguliers – ce qui permet de suivre les évolutions au cours du temps –, ou la méthode dite boule de neige, qui consiste à recruter les enquêtés de proche en proche, afin de comprendre leurs réseaux relationnels, et notamment de remonter aux « influenceurs », les fameux « leaders d’opinion » (voir infra). Paul Lazarsfeld lui-même connaissait tout le spectre des méthodes de la recherche mais, brillant statisticien, avec un idéal mathématique pour la sociologie, il a évolué dans le sens du quantitatif, ce qui a affecté l’image des recherches du BASR.
Ceci nous amène au contexte politique du livre. Il s’agit d’une recherche menée aux États-Unis, mais par des chercheurs qui ont une forte sensibilité à la conjoncture mondiale, et ont conduit et/ou interprété des recherches dans d’autres cultures. On est en pleine guerre froide, on sort d’une guerre contre la pire dictature de l’histoire. Personal Influence est aussi un livre dont le public démocratique et fragilisé, ainsi que le public féminin (on y reviendra), est le héros qu’il faut réhabiliter.
Que dit le livre ?
Le livre est composé de deux parties, une partie théorique (issue du doctorat de Elihu Katz) et une étude empirique, issue d’une enquête menée dans la petite ville de Decatur avec un grand nombre de collaborateurs. Le titre et le sous-titre original du livre disent le programme avec une grande simplicité : Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communication (Influence personnelle. Le rôle joué par les gens dans le flux des communications de masse). Pas le public, pas les citoyens, juste « people ». Ce rôle des « gens » est illustré par les résultats détaillés de l’enquête de Decatur, auprès de 800 femmes, sur le processus de décision dans quatre domaines : les affaires publiques, le marketing, la mode, et le cinéma.
Contre la notion d’influence directe des médias, les auteurs mettent en avant les interactions sociales. Le livre suggère un processus complexe, autour de notions fondamentales. D’abord celle de selective exposure (exposition sélective) : les individus se protègent, de multiples façons, de ce qui pourrait être un effet immédiat, mécanique, des médias. Ils peuvent ne pas s’exposer aux messages qui les gênent, les déformer, les réinterpréter selon leur propre vision du monde. Ils peuvent ne s’exposer aux messages qu’à travers des relais, des connaissances auxquelles ils font confiance, ce qui mène à la notion de « leader d’opinion ». Le mot a peut-être été mal choisi, car il évoque des individus précis, avec une position sociale stable. C’est tout le contraire : on peut être leader d’opinion à un moment donné de sa vie, pour un domaine précis, cesser de l’être, le redevenir pour un autre domaine. Suivant Robert Merton (1949), le livre distingue deux types de leaders d’opinion. Le premier est le leader cosmopolite, curieux du monde au-delà de la communauté où il vit, plus important pour les affaires publiques et la mode ; le second est le leader local, plus pertinent pour le marketing et le cinéma.
On a souvent attribué au livre une version quelque peu idyllique d’une société où les relations seraient « horizontales » (autant dire « égalitaires »). Mais, écrivent les auteurs, la « verticalité » n’est jamais tout à fait absente des interactions avec les leaders d’opinion. Des variables telles le statut social, le moment du cycle de vie, le niveau de sociabilité (gregariousness) font devenir leader d’opinion, ou « influenceurs ». Enfin, au leader d’opinion est liée la troisième notion, déjà évoquée, celle de « double flux » : les médias influencent d’abord des individus intéressés par un domaine, et ceux-ci influencent certaines de leurs relations, en fonction du domaine concerné.
Tout ceci paraît si banal qu’il faut réaffirmer la nouveauté du propos au moment de la publication du livre. Il sera résumé par la notion « d’effets limités » par opposition à la notion « d’effets puissants » qui prévalait antérieurement. Mais aucun résumé ne fait justice à la variété de la description des types d’influenceurs et des contenus d’influence. De ce point de vue, le livre invite toujours à retourner au terrain, contre la généralisation à l’ensemble du public ou des médias à partir d’une enquête liée à un contexte social et historique, et contre l’idée de toute puissance résumable à un seul type d’effet. Et la notion de « leader d’opinion » reste débattue lorsqu’on considère les processus d’influence dans le contexte de l’internet (Schäfer, Taddicken, 2015).
Les critiques
Il faut relativiser l’opposition devenue classique dans l’enseignement des médias, entre « Columbia » et « Francfort », entre les courants empiriques et critiques, incarnés les premiers par Paul Lazarsfeld, les seconds par Theodor Adorno – autre réfugié européen qui travailla un moment au BASR, avant de le quitter. Des chercheurs seront à la lisière des deux « écoles », notamment Leo Lowenthal, le plus « américanisé » des chercheurs de Francfort. À Francfort, on ne néglige d’ailleurs pas la recherche empirique (voir T. Adorno et al., 1950).
Avant Theodor Adorno, un autre chercheur, Charles Wright Mills (1953), a contribué à consolider l’opposition binaire en « deux styles de recherche » : l’enquête macrosociologique, historique, avec ses concepts généraux, et l’enquête à petite échelle, moléculaire, liée à des commandes bureaucratiques. Charles Wright Mills, qui deviendra l’un des plus célèbres sociologues américains, a fait partie de l’équipe de Paul Lazarsfeld avant de s’opposer à lui, mais aussi de se définir par rapport à lui. Plus critique vis-à-vis de la société où il travaille que Paul Lazarsfeld, Charles Wright Mills est cependant très différent du critique le plus célèbre de Paul Lazarsfeld, Theodor Adorno. Ce dernier s’inscrit dans la tradition marxiste alors que Charles Wright Mills est plus individualiste. Theodor Adorno quitte le BASR sur l’idée qu’on peut quantifier l’appréciation de la culture. Il critique ici l’usage de la démarche empirique et inductive, qui ne recueille pas l’expérience des usagers, mais une conscience « réifiée et manipulable » (Adorno, 1969, cité par Cefaï, 2008).
Une autre piste critique n’a pas été explorée : la critique féministe ne s’est pas confrontée à un livre, qui pourtant, choisit pour étudier l’influence (fut-ce pour la relativiser), un public tout entier féminin.
En tout état de cause, les auteurs de Personal influence et leurs collaborateurs ne peuvent être réduits à des empiristes naïfs faisant aveuglément confiance au public auprès duquel ils enquêtent. Ils sont parfaitement conscients des limites du questionnaire, de la nécessité d’interroger le public dans des termes qui lui sont compréhensibles (en termes bourdieusiens, ils craignent « l’imposition de problématique »), ils réclament de donner à l’enquête « la capacité de répondre ». La fiabilité des renseignements donnés par l’individu lui-même est également discutée (notamment les problèmes de mémorisation). Enfin, la nécessité de recadrer théoriquement les résultats est reconnue, même si Personal Influence livre, au total, plus une « théorie à moyenne portée » qu’une théorie générale de la société. De ce point de vue, il y aurait danger à utiliser le livre pour défendre, de façon générale, une vision optimiste de la société et des médias. L’enquête est celle d’une société, d’une époque, et de certains médias. Elle est limitée aux effets à court terme sur des petits groupes et, comme l’ont noté les critiques (et Elihu Katz lui-même plus tard), elle néglige les effets à long terme, en particulier les effets de structure (qu’il s’agisse de la structure sociale et de la structure des médias). Pour autant, il ne faut pas négliger le parti-pris politique et méthodologique, qui continue de caractériser des recherches très différentes : il faut faire confiance (même s’il s’agit d’une confiance limitée) au public, en allant l’interroger pour comprendre la réception.
Adorno T. et al., 1950, The Authoritarian Personality, New York, Harper and Brothers.
Balle F., Padioleau J.-C., dirs, 1973, Sociologie de l’information, Paris, Larousse.
Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., dirs, 1968, Le Métier de sociologue, Paris, Éd. de l’École pratique des hautes études en sciences sociales.
Cefaï D., 2008, « Postface. Enquête autour d’un livre. Influence personnelle. Les études de communication au bureau de Columbia », pp. 329-418, in : Katz E., Lazarsfeld P., Influence personnelle, Paris, A. Colin/Institut national de l’audiovisuel.
Katz E., 1968, « L’instrument est une théorie en actes », pp. 210-217, in : Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., dirs, Le Métier de sociologue, Paris, Éd. de l’École pratique des hautes études en sciences sociales (traduction partielle de Katz, E., 1957, « The Two-Step Flow of Communication: An Up-to-Date Report on an Hypothesis », Public Opinion Quarterly, 21, pp. 61-78.)
Katz E., 1973, « Les deux étages de la communication », pp. 285-304, in : Balle F., Padioleau J.-C., dirs, Sociologie de l’information, Paris, Larousse.
Katz E., Lazarsfeld P., 1955, Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communications, Glencoe, Free Press.
Katz E., Lazarsfeld P., 1955, Influence personnelle. Ce que les gens font des médias, trad. de l’américain par D. Cefaï, Paris, A. Colin/Institut national de l’audiovisuel, 2008.
Katz E., Lazarsfeld P., 1955, Persönlicher Einfluß und Meinungsbildung, trad. de l’américain par R. Bischoff, Vienne, Verl. für Geschichte und Politik, 1962.
Katz E., Lazarsfeld P., 1955, L’influenza personale nelle comunicazioni di massa, trad. de l’américain, Turin, eri, 1968.
Lazarsfeld P., Berelson B., Gaudet H., 1944, The People’s Choice: How the Voter Makes Up His Mind in a Presidential Campaign, New York, Columbia University Press.
Lowery S., De Fleur M. L., 1983, Milestones in Mass Communication Research, New York, Longman.
Merton R., 1949, « On Sociological Theories of the Middle Range », pp. 39-73, in : Merton R., Social Theory and Social Structure, New York, Free Press, 1968.
Merton R., 1949, Éléments de théorie et de méthode sociologique, trad. de l’américain, Paris, Plon, 1953.
Mills C. W., 1953, « Two Styles of Research in Current Social Studies », Philosophy of Science, 20, pp. 266-75.
Packard V., 1957, The Hidden Persuaders, New York, D. McKay Co.
Packard V., 1957, La Persuasion clandestine, trad. de l’américain par H. Claireau, Paris, Calmann-Lévy, 1958.
Schäfer M., Taddicken M., 2015, « Mediatized Opinion Leaders: New Patterns of Opinion Leadership in New Media Environments? », International Journal of Communication, 9, pp. 960-981. Accès : http://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/2778. Consulté le 17 janvier 2016.
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