Infodémie


 

Confronté au début de l’année 2020 à une progression de contamination alarmante de l’épidémie due au nouveau coronavirus à une échelle internationale, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, fait le rapprochement entre la dangerosité du virus et celle des fausses informations circulant à son propos dans les médias. Dans ce contexte, il emploie le terme « infodemic » en relation avec des « fake news » pour qualifier un phénomène d’« épidémie d’informations » pléthoriques et erronées à propos de la pandémie de Covid-19 :

« We’re not just fighting an epidemic; we’re fighting an infodemic. Fake news spreads faster and more easily than this coronavirus and is just as dangerous. » (Adhanom Ghebreyesus, 2020a)

« Mais nous ne combattons pas seulement une épidémie ; nous luttons aussi contre une infodémie. Les informations fausses se propagent plus vite et plus facilement que ce virus, et elles sont tout aussi dangereuses. » (Adhanom Ghebreyesus, 2020b)

Toutefois, cet « infodemic disorder » (La Rocca, Carignan, Boccia Artieri, 2023) n’est pas apparu spécifiquement lors de la pandémie de Covid-19. Les recherches sur l’infodémie relient les contextes d’utilisation de ce terme à plusieurs pandémies virales antérieures à celle-ci. La production et la circulation de l’information d’actualité en période d’épidémie, désignée par le mot-valise « infodémie » (« infodemic »), fait apparaître plusieurs dimensions en interaction. Les cadrages scientifiques et professionnels, présentés dans la section ci-après, recouvrent des traits descriptifs parfois non homogènes et qui peuvent se superposer. Néanmoins, la dimension commune à ces cadrages est qu’ils associent le phénomène d’infodémie aux médias – les médias de masse, en particulier numériques –, ainsi qu’aux artefacts de la mobilité équipée. Dans cette perspective, de nombreux travaux sur l’infodémie sont centrés sur la production et la circulation médiatique de l’information dans l’espace public et sur les pratiques d’information des publics en contexte d’épidémie.

Couverture du rapport de la Première conférence de l’OMS sur l’infodémiologie (1st WHO Infodemiology Conference). Source : OMS.

Couverture du rapport de la Première conférence de l’OMS sur l’infodémiologie (1st WHO Infodemiology Conference). Source : OMS.

 

 

Genèse et développement de l’infodémie dans l’espace public médiatique

Le rapprochement entre une information ne correspondant pas aux connaissances scientifiques sur une maladie et les actions et les croyances des publics à son propos, est initié par Gunther Eysenbach (2002 : 763), chercheur en santé publique, lorsqu’il emploie pour la première fois le terme « infodemiology » :

« A method to identify areas where there is a knowledge translation gap between best evidence (what some experts know) and practice (what most people do or believe). »

Sa proposition est d’identifier les écarts dans la diffusion des connaissances en vue d’une communication efficace sur l’internet (ibid. : 764). Il propose un cadre conceptuel composé de marqueurs « de qualité » – sources, contenus et leur présentation, considérations éthiques, modifications des connaissances et des comportements (ibid. : 763-765) –, qui est mis en relation avec des variables de résultats en santé. Il reprend ce terme en 2006 dans une étude consacrée à la recherche d’informations en ligne sur la grippe (Eysenbach, 2006). Parmi les nombreux travaux en anthropologie et en sociologie qui documentent et interprètent la propagation des rumeurs accompagnant les origines d’une maladie, l’anthropologie médicale (Stalcup, 2020) s’est focalisée sur des sujets tels que le trafic d’organes (Scheper-Hughes, 1996), le VIH/sida (Farmer, 1992 ; Butt, 2005) et le choléra (Briggs, Sharp, 2004). La pandémie de 2003 du syndrome respiratoire aigu Sras (Sars en anglais) suscite la création d’une « urgence de santé publique de portée internationale » (Usppi) contraignant les pays, par l’activation du Règlement sanitaire international, à signaler et à traiter les événements susceptibles d’affecter la santé dans le monde. Comme le souligne Meg Stalcup (2020), chercheure en anthropologie médicale, chaque Usppi, notamment la quatrième déclenchée par l’épidémie du virus Zika (2015) et la cinquième par l’une des épidémies du virus Ebola (2019), jusqu’à la sixième avec le coronavirus du Sars-Cov-2 en janvier 2020, colporte son lot de rumeurs mêlant les origines de la maladie et sa propagation à des soupçons de complots. Dans une perspective proche et opérationnelle, la directrice de la Gestion des risques infectieux et du Programme OMS de gestion des situations d’urgence sanitaire, Sylvie Briand (2018), évoque un « phénomène de l’infodémie ou épidémie de rumeurs » qui « cause un gros problème sanitaire ». Elle distingue trois types de rumeurs propagées lors d’une épidémie : des rumeurs sur la maladie, sur les traitements – en particulier les médicaments et les vaccins – ou sur d’autres mesures de santé publique, ainsi que des théories du complot (tels que des soupçons de meurtres et de vols d’organes), variables en fonction des épidémies.

C’est la conjonction de la première pandémie de Sras, en 2003, avec le développement des réseaux sociaux numériques et des applications numériques sur les téléphones mobiles, qui a engendré un changement d’échelle dans la diffusion virale des rumeurs. Le terme « infodemic » apparait ainsi pour la première fois dans un article du Washington Post en 2003 à propos de l’épidémie de Sars :

« That is because it is not the viral epidemic but rather an “information epidemic” […] A few facts, mixed with fear, speculation and rumor, amplified and relayed swiftly worldwide by modern information technologies, have affected national and international economies, politics and even security in ways that are utterly disproportionate with the root realities. It is a phenomenon we have seen with greater frequency in recent years — not only in our reaction to SARS, for example, but also in our response to terrorism and even to relatively minor occurrences such as shark sightings. » (Rothkopf, 2003, B01)

« En effet, il ne s’agit pas d’une épidémie virale mais plutôt d’une “épidémie d’information” […] Quelques faits, mêlés à la peur, à la spéculation et à la rumeur, amplifiés et relayés rapidement dans le monde entier par les technologies modernes de l’information, ont affecté les économies nationales et internationales, la politique et même la sécurité d’une manière complètement disproportionnée par rapport à la réalité observée. C’est un phénomène que nous avons constaté de manière plus fréquente ces dernières années, non seulement dans notre réaction au SRAS, par exemple, mais aussi dans notre réaction au terrorisme et même à des événements relativement mineurs tels que les observations de requins. »

Le procédé de fusion-contraction de deux lexèmes existants, « information » et « épidemie », qui produit un nouveau terme, « infodémie », est un mot-valise (Gorcy, 1997). Ce procédé reste assez peu étudié en linguistique française (Léturgie, 2011), car les termes créés sont considérés comme éphémères, du fait qu’ils ne se lexicalisent pas. En revanche, en langue anglaise, il existe un grand nombre d’études sur ce procédé, l’une des explications pouvant être la plus grande productivité lexicale de la langue anglaise (Davy, 2000). De fait, le terme « infodemic » est relativement peu présent dans la presse et la littérature scientifique jusqu’en 2019. La situation change du tout au tout à la suite de l’intervention de T.A. Ghebreyesus (2020) dans le contexte de la pandémie du Sars-Cov-2. Au premier janvier 2021, 4 500 articles mentionnant le terme « infodemic » sont référencés par le moteur de recherche Google Scholar (Simon, Camargo, 2021). L’adoption et l’emploi massif de ce terme par de nombreux champs professionnels (politique, journalistique, santé publique, scientifique, éducation…) comme le soulignent Felix M. Simon et Chico Q. Camargo (2001), sont paradoxalement associés à l’absence d’une définition rigoureuse et scientifiquement étayée de ce mot-valise.

En effet, la définition du terme infodémie repose sur une métaphore qui s’avère problématique à plusieurs titres. Le premier problème tient à l’analogie entre la diffusion de l’information et la diffusion d’une épidémie. Dans les cas d’épidémies, il existe un agent infectieux (le virus) qui se fixe sur une cellule d’un être vivant. Dans le cas de l’information, quel est l’agent qui se propage ? S’agit-il de la chaîne graphique ou de l’image qui exprime le message (Simon, Camargo, 2021 : 10) ? Cette interrogation rejoint les nombreux travaux en linguistique, en sémiotique et en communication qui soulignent l’importance du contexte, de la situation de communication et des acteurs qui y sont engagés avec leurs diverses spécificités, ces différents aspects participant au processus de compréhension et d’interprétation d’une information. Le second problème tient au fait de considérer qu’une information pourrait être infectieuse, comme l’est un virus (ibid. : 11). En effet, le processus de partage d’une information implique la manifestation d’une volonté humaine – d’informer ou de désinformer, de recevoir cette information – ; or, une situation de communication n’est pas comparable à un cas de propagation de virus dans un contexte d’épidémie.

 

Surinformation, désinformation et médias dans un contexte de pandémie

Le terme « infodémie », centré sur les processus de production et de circulation médiatique des informations et des connaissances afférentes à des virus et plus largement à des épidémies, entretient des relations conceptuelles avec d’autres termes qu’il peut en partie recouvrir. Les appellations en anglais utilisées, dont les traductions en français présentent des variations lexicales en fonction des auteurs et des disciplines, sont utilisés pour décrire des informations qui circulent dans l’espace public médiatique dans des quantités pléthoriques, sont plus ou moins exactes ou erronées, voire incertaines ou en cours d’élaboration, et émanent de sources hétérogènes.

Dans son rapport de février 2020, dans le contexte de crise sanitaire causée par la diffusion du virus Sars-Cov-2, l’OMS porte l’attention sur ce phénomène d’information qui complique l’accès des publics à l’information :

« An overabundance of information – some accurate and some not – occurring during an epidemic. It makes it hard for people to find trustworthy sources and reliable guidance when they need it. » (World Health Organization, 2020)

« [Une] surabondance d’informations, certaines fiables et d’autres non, observée au cours d’une épidémie. Elle rend difficile pour les gens de trouver des sources d’informations et des orientations dans lesquelles avoir confiance, au moment où ils en ont besoin. » (Organisation mondiale de la santé, 2020)

Le problème de quantités excessives d’informations « amplifiés et relayées » par les médias et les technologies d’information en période d’épidémie est présent dès l’apparition du terme « infodemic » en 2003 (Rothkopf, 2003 : B01) ; il s’inscrit plus largement dans les mutations des pratiques d’information des publics sur les médias historiques et numériques (Jouët, Rieffel, 2013). À cet égard, Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), la banque de terminologie créé par l’Office québécois de la langue française (2023a ; 2023b ; 2023c ; 2023d) indique les termes anglais « information overload » et « infobesity », avec leurs traductions en français, « surinformation », « surcharge informationnelle », « infobésité », pour désigner une « surabondance d’informations caractéristique à l’ère du numérique, essentiellement attribuable aux technologies de l’information et de la communication et à l’hyperconnectivité qui en découle ». L’infodémie est caractérisée non seulement par la diffusion et le partage de fausses informations, mais tout autant par un volume d’informations très élevé, avec de nombreuses déclarations et prises de position, et par sa diffusion très rapide (Lits et al., 2020). Toutefois, en période de crise sanitaire et de surcharge informationnelle, le public peut s’avérer capable de trier l’information scientifique et de choisir sélectivement les informations pertinentes (Mercier, 2020). Dans cette direction, l’étude de Rasum Kleis Nielsen et al. (2020) réalisée pendant la pandémie de Covid-19, sur un échantillon de 8 500 personnes résidents dans six pays, montre, d’une part, que les personnes interrogées considèrent que la presse les a aidés à comprendre la pandémie et, d’autre part, qu’elles sont capables de choisir des sources d’informations fiables.

De manière corrélée au phénomène de surcharge informationnelle, le second aspect caractéristique de l’infodémie concerne la diffusion de mésinformations ou de désinformations à propos d’une épidémie ou plus largement d’une pandémie. Déjà observé dans les dispositifs d’« urgence de santé publique de portée internationale » (USPPI) des pandémies référencées, ce phénomène est réactivé lors de la propagation de la pandémie de Covid-19 par la diffusion d’informations pléthoriques et en partie erronées (OMS, 15/02/2020, Munich Security Conference). Le secrétaire général des Nations unies António Guterres constate que la pandémie donne lieu à :

« A second pandemic of misinformation, from harmful health advice to wild conspiracy theories. » (United Nations News, 2020)

« Une deuxième pandémie de mésinformation, allant de conseils de santé préjudiciables à des théories de conspiration sauvages. »

Le terme anglais « misinformation », traduit en français par « mésinformation », indique une situation dans laquelle une personne, de manière non intentionnelle, peut « partager la fausse nouvelle qu’elle vient de lire parce qu’elle la croit réelle » et qu’elle « ignore que l’information est erronée ou déforme la réalité, tandis que dans la désinformation, la personne le sait. » (GDT, 2023). En effet, le terme anglais « disinformation », traduit en français par « désinformation », « information fallacieuse », désigne une « information erronée ou déformant la réalité, qui est transmise au moyen des médias de masse ou des médias sociaux, dans le but de manipuler l’opinion publique ». Dans cet objectif, « des faits sont délibérément noyés dans une masse d’informations pour être banalisés, au contraire répétés avec insistance pour en exagérer l’importance, présentés sous un angle fortement favorable ou défavorable, ou encore omis, niés ou falsifiés » (GDT, 2023). Spécifique au domaine du journalisme, l’expression anglaise « fake news », traduite en français, selon les préconisations de la Commission d’enrichissement de la langue française et de l’Office québécois de la langue française, par « fausse nouvelle », « information fallacieuse », « infox », vise également à « tromper le lectorat » avec une « publication qui imite la structure d’un article de presse, qui comprend à la fois des renseignements véridiques et des renseignements erronés. » (GDT, 2023). Le phénomène de la désinformation associée à la « création et partage délibérés d’informations fausses » (Wardle, 2017) sur l’internet est étudié dans un champ interdisciplinaire en communication, sociologie et science politique. La désinformation, amplifiée par les réseaux socionumériques, est analysée en relation avec les rumeurs et la propagande (Badouard, 2017 ; Dauphin, 2019), avec les fausses nouvelles, infox et rumeurs (Froissart, 2020), et prend en compte des modes de propagation en ligne différents selon que les informations sont fausses ou vraies (Alloing, Vanderbiest, 2018 ; Vosoughi, Roy, Aral, 2018).

Des travaux en grand nombre, appuyés sur des analyses quantitatives internationales ou qualitatives, analysent la complexité du processus de production et de circulation de l’information en période d’épidémie dans l’écosystème médiatique et de ses conséquences diverses.

Focalisée sur la question de la mésinformation sur le Covid-19, une enquête quantitative dans plus de 38 millions d’articles en langue anglaise sur les médias historiques et en ligne entre janvier et juin 2020, réalisée par Sarah Evanega et al. (The Cornell Alliance for Science et Cision Global Insight) a fourni des résultats empiriques sur 1.1 million de ces articles. Dans la part de mésinformations identifiées (soit 2,9 % de l’ensemble), il ressort que, bien que les professionnels des médias publient des vérifications de faits (fact checks) clarifiant ou corrigeant des déclarations publiques, seulement 16,4 % des mésinformations identifiées ont été vérifiées.

Dans une étude comparative de 2019 portant sur la présentation de l’information entre la presse et les réseaux sociaux lors de l’épidémie d’Ebola, Danielle K. Kilgo, Jospeh Yoo et Thomas J. Johnson (2019),  ont identifié ces derniers comme amplifiant la panique et l’incertitude chez les publics. De même, une analyse menée par Matteo Cinelli et al. (2020) et son équipe a examiné les données massives des activités des utilisateurs sur cinq plateformes de réseaux sociaux. Leur objectif était d’analyser  les dynamiques de consommation de contenus (formats d’interaction) et les modes de dissémination de la désinformation au moyen de l’amplification des rumeurs dues aux paramètres techniques de ces plateformes. Pour sa part, Julien Giry (2022 : 374) a analysé les conditions qui ont favorisé, pendant la pandémie de Covid-19, la réactivation des théories du complot et des « fake news », qui oscillent entre « manipulation et croyance », sur des plateformes numériques « institutionnalisées » (Reddit, Twitter, Instagram, Facebook, YouTube). Ses recherches complètent les travaux sur les « dark platforms » alternatives, moins réglementées et modérées, conduits par Jing Zeng et Mike S. Schäfer en 2021.

De manière plus large, à l’échelle de l’écosystème médiatique, Philippe Mouron (2020 : 3-4), chercheur en droit privé, analyse que la diffusion directe des informations sur l’actualité de la pandémie de Covid-19 sur des comptes de réseaux socionumériques (Youtube, Facebook ou Twitter) et des sites web par des acteurs scientifiques (par exemple, le controversé professeur Didier Raoult en France), des sites complotistes ou des services d’information étrangers, est entrée en collision avec les principes de traitement journalistique de l’information par les médias historiques.

Des travaux ont égaleaussiment porté sur l’analyse de messages relevant de la désinformation qui ont été diffusés pendant la pandémie de Covid-19. Angeliki Monnier (2020 : 3), chercheuse en sciences de l’information et de la communication, a examiné les classifications élaborées par plusieurs acteurs tels que Conspiracy Watch, The Tortoise et le Media, Reuters Institute, qui ont utilisé différentes catégorisations pour étudier ce phénomène :

« Il s’agissait le plus souvent de classifications mélangeant deux critères : les thèmes des messages (la transmission du virus, ses origines, le vaccin, les actions publiques, les taux d’infection et de décès, etc.), ainsi que sur la nature et/ou le format de ceux-ci (théories de complot, vidéos ou images recontextualisées ou truquées, etc.). »

L’autrice propose de compléter ces catégorisations par l’analyse de l’intention communicationnelle et des effets performatifs des messages selon une catégorisation en trois critères incluant la désignation de coupables, l’indication d’événements ou incidents inexacts et les « conduites à entreprendre pour se défendre contre le virus » (ibid. : 3-5).

Peut-on établir des relations entre l’adhésion des individus à la désinformation sur la pandémie de Covid-19 et d’autres données, telles que leurs données sociodémographiques, les types de sources d’information qu’ils utilisent et leurs attitudes sociales ? En vue de répondre à cette question, Marie-Eve Carignan, Olivier Champagne-Poirier et Guilhem Aliaga (2023 : 161-185) ont analysé les données recueillies dans le cadre d’une enquête par questionnaire menée sur la période du 6 au 18 novembre 2020 avec 2004 répondants au Canada. Les résultats révèlent que les données sociodémographiques (sexe, niveau d’éducation, pays de naissance) ont peu d’impact sur le niveau de croyance des individus mais que leurs habitudes de communication et d’information ont un impact significatif : ceux qui utilisent le plus, pour s’informer, les médias sociaux et internet ainsi que la radio et leurs réseaux interpersonnels, ont davantage tendance à adhérer aux théories du complot et aux fausses nouvelles que ceux qui utilisent les sources d’information gouvernementales et les médias historiques (télévision, presse). De plus, la confiance des individus qui adhèrent le plus aux théories du complot est plus faible dans les autorités publiques et dans les experts en santé, ce qui va de pair avec certains comportements de santé comme l’hésitation, voire le refus de la vaccination.

 

L’infodémie : un problème public nécessitant la construction d’une réponse collective

Ces travaux font apparaître les conditions difficiles de sélection, de compréhension et d’appropriation de l’information par les publics pendant une pandémie. L’épidémie de Covid-19 a suscité de nombreuses réactions à une échelle internationale. Une diversité d’acteurs se sont engagés dans des actions de fact-checking visant à repérer la désinformation, la contrecarrer ou répondre aux questions des publics. Il s’agit en particulier des organismes internationaux tels que l’OMS (Zarocostas, 2020) et les Nations-Unies, des médias et d’autres acteurs (Monnier, 2020 : 5) tels que des instituts de recherche (Institut Pasteur, Oxford Internet Institute, Pew Research Center, Reuters Institute…), des organismes spécialisés de fact-checking (FactCheck.org), ou encore le projet collaboratif CoronaVirusFacts du Réseau international du fact-checking (IFCN). À partir de l’analyse de commentaires sur Facebook et Twitter, Anna-Leena Lohiniva et al. (2022) proposent la conception d’un cadre de perception des risques de la pandémie Covid-19 incluant les connaissances, les perceptions, les expériences personnelles, la confiance, les attitudes et les valeurs culturelles des publics, dans l’objectif de l’utiliser pour l’élaboration de la communication sur les risques dans de futures pandémies.

De son côté, Philippe Mouron (2020 : 31) appelle à une « régulation multiple » regroupant l’ensemble des acteurs impliqués (pouvoir législatif, pouvoir exécutif, tribunaux, opérateurs de plateformes, journalistes, experts et chercheurs en médecine, citoyens) dans le processus de production, de diffusion et de circulation médiatique de l’information dans l’espace public. Au-delà d’un cadre juridique à renforcer, Julio-Emilio Marco-Franco et al (2021) préconisent des principes de « bonne gouvernance » construits sur les actions d’éducation des publics, la légitimité publique et les principes éthiques, en prenant en compte la collaboration nécessaire avec les médias et d’autres organisations impliquées. De même, Fausto Colombo (2022 : 46) propose une « approche écologique » des médias qui associe le droit des institutions et la responsabilité des plateformes à intervenir dans la gestion de l’information en cas de désinformation, en faisant de l’infodémie un concept-clé d’intervention dans la lutte contre les fake news, tout en posant la question du « bien commun et de la défense démocratique de la liberté d’expression ».

Divina Frau-Meigs (2020), chercheuse en sciences de l’information et de la communication, en analysant « l’écosystème de la malinformation » en fonction des motivations économiques, politiques et sociétales des acteurs impliqués selon le type d’infox, conclut à une « infoxication par les biais cognitifs » des publics. L’importance d’une éducation à l’information et aux médias (Frau-Meigs, 2019) apparaît de manière centrale, en vue de donner aux publics les moyens de décoder les fausses nouvelles et de s’informer dans des situations de crise sanitaire. En effet, « l’esprit critique ne se décrète pas, ne s’injecte pas, ne se donne pas par ordonnance » et l’acquisition d’une culture critique des médias implique de développer des programmes d’éducation aux médias dans le système scolaire (Froissard, 2020). De même, Mohamed-Amine Choukou et al. (2022 : 17) soulignent le besoin d’accompagnements spécifiques en rappelant les travaux sur les difficultés des populations dites « vulnérables » selon différents aspects – « l’âge, le sexe, l’appartenance ethnique, la race et le statut socio-économique » –, du fait d’un faible niveau de littératie en santé, de disparités en matière de santé dans un contexte social, économique ou environnemental donné, et de problèmes de fracture numérique. À cet égard, une étude sur les débats des consignes sanitaires nationales prises par le gouvernement pendant l’épidémie de la Covid-19 en 2020-2021, en France, montre que, dans l’écosystème médiatique, les organisations et les individus qui ont été relayés par l’information d’actualité nationale et régionale disposaient d’une légitimité à s’exprimer du fait de leur rattachement à des sphères de nature politique, scientifique ou médicale. En revanche, les collectifs populaires qui se sont insurgés contre la privation des libertés et ont dénoncé la dégradation de leurs conditions de vie, due à l’accroissement des inégalités socioéconomiques et de la précarité en raison des choix gouvernementaux de gestion de la crise sanitaire, n’ont pas eu accès à cette visibilité médiatique et se sont exprimés dans l’espace urbain à Marseille et sur les médias numériques (Juanals, 2023).

Dans cette perspective, la dernière pandémie de coronavirus pourrait susciter une prise de conscience dans le besoin d’appréhender l’infodémie dans son statut politique de « problème public » (Cefaï, 2016). Un travail collectif et interdisciplinaire est nécessaire pour améliorer les connaissances de ce phénomène complexe et pour tenter de limiter les conséquences sanitaires, sociales et politiques du processus de surabondance informationnelle, de mésinformation et de désinformation qui se développe dans l’écosystème médiatique en situation de pandémie.


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Auteur·e·s

Juanals Brigitte

Centre Norbert Elias Aix-Marseille Université

Citer la notice

Juanals Brigitte, « Infodémie » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 13 décembre 2023. Dernière modification le 13 décembre 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/infodemie.

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