Une offre d’enseignement
On appelle généralement « instruction publique » l’enseignement que l’État dispense à l’ensemble des enfants présents sur le sol national. Cet enseignement est souvent obligatoire, gratuit et laïque ; on le qualifie de public pour précisément l’opposer aux différentes formes d’enseignement privé (confessionnel ou non) qui, par définition, choisissent leur public. Mais avant d’être une offre publique d’enseignement, l’instruction publique est un projet philosophique. Il est attaché au nom de Nicolas de Condorcet (1743-1794) et à deux textes fameux : Cinq mémoires sur l’instruction publique publié en 1791 et Rapport sur l’instruction publique publié en 1792. Il est vrai que, jusque-là, l’éducation et l’instruction des enfants – de quelques enfants devrait-on dire – se faisaient soit dans des établissements religieux, soit auprès de précepteurs choisis par les familles. La période révolutionnaire va voir deux conceptions de l’École publique s’affronter, d’un côté les tenants d’une instruction publique dont la figure emblématique est précisément N. de Condorcet et, de l’autre côté, les tenants d’une éducation nationale représentée notamment par Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne (1743-1793) et Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau (1760-1793). Instruire ou éduquer, deux orientations différentes. Car si l’instruction vise à cultiver la raison et à transmettre des savoirs, l’éducation entend, elle, non seulement transmettre « des vérités de fait et de calcul » mais aussi des opinions et des habitudes (notamment morales). C’est cette conception philosophique d’une école commune attachée à la seule transmission des savoirs qu’il convient maintenant de présenter.
Un projet philosophique
Pour N. de Condorcet et les tenants de l’instruction publique, l’École publique est là pour instituer le citoyen, c’est-à-dire un sujet capable de comprendre et d’infléchir le cours du monde. L’École n’est donc pas une institution comme les autres, le sort de la République en dépend. « Le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison » (Condorcet, 1791/1994). L’École a pour mission d’instruire et d’éclairer, car l’instruction libère et affranchit. S’il faut récuser l’orientation éducative, c’est parce qu’elle a précisément vocation à conformer les esprits aux représentations dominantes et aux opinions les plus assurées. L’éducation est une entreprise de modélisation. Instruire ou éduquer, il faut en somme choisir. À s’arroger la tâche d’éducation, non seulement l’École se fourvoie dans sa mission, mais elle porte de surcroît atteinte aux droits légitimes des parents. « Un autre motif oblige encore de borner l’éducation publique à la seule instruction ; c’est qu’on ne peut l’étendre plus loin sans blesser les droits (des parents) que la puissance publique doit respecter » (Condorcet, 1791/1994). À la famille le devoir d’éduquer, à l’École la tâche d’instruire. Il n’appartient pas à l’École de promouvoir des conduites ou de façonner des opinions. C’est à chacun à se forger ses avis et à se déterminer, à partir des lumières que l’École dispense (Coutel, 1996). N. de Condorcet est ferme sur ce point : ne jamais imposer de croyances et d’opinions. S’il est une phrase qui résume sa pensée, c’est peut-être celle-ci : « L’instruction est libératrice et constitue un droit pour l’homme ainsi qu’un devoir pour l’État » (Condorcet, 1792/1989).
L’égalité et l’excellence
Mais ne court-on pas un risque à centrer l’École exclusivement sur la diffusion des savoirs ? Ne prend-on pas le risque de remplacer les inégalités de naissance et de statut par celles liées à la possession du savoir et, donc, de substituer à l’aristocratie nobiliaire le petit cercle des savants et des lettrés ? Certains révolutionnaires, et pas des moindres, n’hésiteront pas à revendiquer « une forme d’ignorance partagée » pour conjurer le possible avènement d’une caste de savants. Pour N. de Condorcet, cette position est indéfendable ; pire, c’est un suicide pour une jeune République car « même sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave » (Condorcet, 1791/1994). Comment l’ignorant pourrait-il faire valoir ses droits ? Il faut instruire, « rendre la raison populaire », tout en veillant à ce que les différences de savoirs entre les hommes n’entraînent pas des rapports de domination et de subordination. D’où l’importance des savoirs à transmettre. Ces savoirs que N. de Condorcet nomme « élémentaires » doivent obéir à deux principes épistémologiques (Kintzler, 1984). Un principe de suffisance : leur maîtrise doit garantir l’autonomie intellectuelle. « On enseigne dans les écoles primaires, ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même et jouir de la plénitude de ses droits » (Condorcet, 1792/1989). Ils doivent également répondre à un principe d’ouverture, ils ne sont pas clos sur eux-mêmes mais reliés à d’autres savoirs plus élaborés ; permettant aux esprits les plus vifs et les plus talentueux d’atteindre les sommets de la connaissance. Les savoirs élémentaires ne sont donc pas des savoirs rudimentaires qui n’auraient qu’une utilité pratique et immédiate, mais les éléments premiers, les socles constitutifs des différents champs de la connaissance. Savoirs premiers, organisés de manière progressive, ils permettent de concilier une exigence juridique – chacun pourra librement exercer ses droits – et une impérieuse nécessité socio-politique – constituer une élite républicaine. Tel est le tour de force de N. de Condorcet : concilier l’égalité juridique (entre les citoyens) et l’accès différencié à la science. Les savoirs élémentaires rendent possibles la formation d’une raison commune tout en préservant la diversité des talents. En d’autres termes, ils permettent de conjuguer l’égalité (juridique) et l’excellence (intellectuelle). Ce n’est donc pas se payer de mots de dire de l’École publique qu’elle est le lieu où les hommes deviennent égaux.
Une institution indépendante
Si la visée ultime de l’École publique est de maintenir vivant l’idéal républicain par la diffusion des lumières, cela exige qu’elle soit indépendante. « La première condition de toute instruction étant de n’enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre, doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique » (Condorcet, 1792/1989). Et N. de Condorcet (1792/1989) de préciser : « Aucun pouvoir public ne doit avoir l’autorité, ni même le crédit d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés ». L’élaboration des programmes doit, par conséquent, être placée sous l’autorité d’une instance scientifique. Dans son rapport d’avril 92, N. de Condorcet propose de fonder une Société nationale des sciences et des arts qui aurait pour mission de surveiller la qualité scientifique des programmes et de rédiger les manuels scolaires. La nomination des enseignants doit aussi être indépendante de la puissance publique. Il ne faut donc pas assimiler l’instruction publique à une instruction d’état car si l’École est indépendante de tout groupe social, elle l’est de l’État lui-même qui ne saurait lui imposer ses programmes et ses maîtres. Une instruction est publique, certes parce qu’elle est financée par la puissance publique, mais aussi et surtout parce qu’elle est destinée à éclairer le peuple. Aussi, la seule autorité légitime que l’École est en droit d’admettre est une autorité scientifique. Car en se soumettant aux instances les plus savantes de la nation, l’École ne se soumet finalement qu’à elle-même. Il faut mettre l’École à l’abri de toutes formes de pression (famille, religion et opinion publique) pour qu’elle puisse déployer son projet qui n’est finalement rien d’autre que l’amour de la vérité et des lumières. Si l’École doit transmettre des savoirs et seulement des savoirs, encore faut-il qu’elle puisse vraiment le faire, c’est-à-dire en toute liberté.
La synthèse républicaine
Être un lieu d’instruction, un lieu réservé et préservé, voué à l’émancipation de tous les hommes, tel est le projet d’une école entendue comme instruction publique. Les pères de l’École de la troisième république – Jules Ferry (1832-1893) et Ferdinand Buisson (1841-1932) – tenteront de concilier l’idéal rationaliste de l’instruction publique et la visée intégratrice de l’éducation nationale. Allier en somme le souci de l’émancipation intellectuelle et les vertus socialisantes et chaudes du patriotisme. Cette École ne sera donc pas celle de N. de Condorcet, elle cherchera à combiner le double héritage de la révolution qui ne cessera depuis de la tirailler. En 1932 (sous le troisième gouvernement Herriot), le ministère de l’Instruction publique devient ministère de l’Éducation nationale. Pour certains professeurs, le mot d’instruction prendra lentement le sens péjoratif d’une imposition d’énoncés par une instance de pouvoir (l’instruction publique, l’instruction religieuse, l’instruction militaire…). Pour d’autres, il deviendra tout au contraire un mot d’ordre, un rappel salutaire : le rappel qu’à l’École, seuls les savoirs sont vraiment légitimes.
Condorcet, N. (de), 1994, Cinq mémoires sur l’instruction publique. Nature et objet de l’instruction publique (1791), présentation, notes, bibliographie et chronologie par C. Coutel et C. Kintzler, Paris, Garnier-Flammarion.
Condorcet, N. (de), 1989, Rapport sur l’instruction publique d’avril 1792, éd. établie par C. Coutel, Paris, Éd. Edilig.
Coutel C., 1996, À l’école de Condorcet, contre l’orléanisme des esprits, Paris, Éd. Ellipses.
Kintzler C., 1984, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Éd. Sycomore.
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