Intellectuel


 

Dans une acception large, les intellectuels renvoient à l’ensemble de ceux qui appartiennent aux métiers de la pensée (artistes, écrivains, scientifiques…). Ils constituent alors un groupe social (parfois moqué sous l’appellation d’« intellos ») qui représente un public spécifique, celui des élites culturelles (Oger, 2016). Dans une définition plus restreinte (et un peu plus ancienne), le terme désigne l’intervention dans le débat civique ou politique de personnalités du monde intellectuel au nom d’une légitimité, d’une compétence ou d’une notoriété acquise dans leur domaine d’origine. Ainsi appréhendés, les intellectuels apparaissent davantage comme un groupe qui a un public et dont on peut donc questionner l’audience ou l’influence. C’est en ce sens que le terme intellectuel, employé comme substantif, s’impose en France au moment de l’affaire Dreyfus (Ory, Sirinelli, 1986). Cent vingt ans après cet acte fondateur, la fin de cette figure de l’intellectuel est devenue un lieu commun régulièrement repris par les médias. La promotion du citoyen « ordinaire », l’essor d’une « démocratie du public » semblent, en effet, affecter les relations entre le savant, l’artiste, l’écrivain et le politique et remettre en cause la posture surplombante de l’intellectuel. Il convient donc de s’interroger sur les mutations contemporaines de l’engagement intellectuel, ce qui suppose au préalable de revenir sur la genèse de ce mode d’intervention publique et les formes que celui-ci a prises.

 

L’invention des intellectuels

L’intervention dans la cité de savants, d’artistes et de lettrés n’a pas attendu l’affaire Dreyfus et l’on peut faire remonter loin, de ce point de vue, la « galerie des ancêtres » des intellectuels (Charle, 1990). À cet égard, le XVIIe siècle s’impose comme un moment clé, au sens où c’est à cette époque que le pouvoir politique jette les bases d’une autonomie du champ littéraire : création d’académies (Académie française en 1635), mécénat d’État, élaboration du droit des auteurs… Cette « naissance de l’écrivain » (Viala, 1985) pose d’emblée la question des conditions et des modalités de prise de parole de ce dernier. De fait, la littérature se constitue progressivement en un refuge critique, générateur de conflits et de tensions avec le pouvoir. Blaise Pascal avec les Provinciales (1656-1657), Voltaire et l’affaire Calas (1761-1762)… préfigurent ainsi la posture critique de l’intellectuel dreyfusard (Claverie, 1994). Les philosophes des Lumières, mais aussi les auteurs de libelles et de pamphlets, ces « Rousseau du ruisseau », comme les nomme joliment Robert Darnton (1983), contribuent à accomplir la séparation entre le « règne de la critique » (Koselleck, 1959) et la souveraineté de l’État. On y a même souvent vu les origines intellectuelles de la Révolution française (Mornet, 1933). Toutefois, l’interprétation peut être renversée : si la critique de ces écrivains a été rendue possible et a pu être entendue, c’est aussi parce que l’autorité symbolique de la royauté était déjà entamée : « Loin d’être les producteurs d’une telle rupture, ils en seraient donc les produits » (Chartier, 1990 : 126).

Si le XVIIIe siècle, avec les penseurs des Lumières, instaure un « sacerdoce laïc », le XIXsiècle transfère cette mission sacrée au poète romantique (Bénichou, 1973). Se substituant ainsi au philosophe pour assumer ce magistère, le poète fait figure d’éclaireur, de visionnaire qui perçoit au-delà des apparences. Bien que les « mages romantiques », tels Alphonse de Lamartine, Alfred de Vigny et Victor Hugo, soient les premiers maîtres de ce sacerdoce, Paul Bénichou révèle le déploiement de ce « pouvoir spirituel laïc » dans l’ensemble de la littérature, qui se découvre apte à guider et à susciter une foi nouvelle. Les poètes, artistes et écrivains jouent alors un rôle important dans la fabrication des identités nationales (Thiesse, 1999), puis dans les révolutions de 1848. La naissance des « intellectuels », au sens de l’affaire Dreyfus, s’inscrit dans cette histoire qui traduit un processus de dévolution de l’autorité spirituelle du monde religieux vers le monde des arts et des lettres. L’intellectuel, qu’incarne Émile Zola avec son « J’accuse… ! » (13 janvier 1898), constitue une forme de politisation de ce prophétisme littéraire : c’est au nom des valeurs d’autonomie et d’indépendance, largement issues du champ littéraire, que l’écrivain se sent légitime à intervenir dans le débat public contre les pouvoirs institués : « En tant que rupture prophétique avec l’ordre établi, il réaffirme, contre toutes les raisons d’État, l’irréductibilité des valeurs de vérité et de justice, et, du même coup, l’indépendance des gardiens de ces valeurs par rapport aux normes de la politique (celles du patriotisme par exemple) » (Bourdieu, 1992 : 216).

Avec l’affaire Dreyfus, survient toutefois un tournant décisif (Duclert, 1999). Si la figure d’Émile Zola apparaît comme l’incarnation par excellence de l’intellectuel, l’originalité de ce moment tient dans l’action collective d’écrivains, journalistes artistes et universitaires. Les dreyfusards se rassemblent derrière le néologisme (péjoratif) d’« intellectuels » pour se constituer en groupe de pression. En publiant un « manifeste », au lendemain de l’article d’Émile Zola – en réalité une protestation fondée sur le droit constitutionnel de pétition –, ils affirment le droit de se liguer pour donner plus de force à la contestation. Dès lors, les actions collectives se multiplient : tribunes, nouvelles pétitions, prises de position collective au sein de revues, création de groupements comme la Ligue des droits de l’Homme. Si la coalition d’intellectuels (au sens générique) avait, certes, des précédents, elle était rare et limitée à un petit nombre ou restreinte à un groupe professionnel. L’affaire Dreyfus marque donc un changement de répertoire d’action symbolique au profit de formules moins liées aux paradigmes de la singularité et de la vocation, qu’aux références fondées sur les mobilisations collectives : ils « ne sont pas des individus singuliers, la notoriété isolée s’efface derrière l’affirmation d’une communauté politique et sociale globale, quel que soit par ailleurs le capital symbolique de chacun » (Charle, 1990 : 8). Néanmoins, ces « intellectuels » ne construisent pas seulement leur autorité sur la force du groupe. Au contraire, ils tirent leur pouvoir symbolique d’une position sociale dotée d’un certain prestige voire de l’accumulation de titres. Si les antidreyfusards, qui défendent la raison d’État, le nationalisme voire l’antisémitisme, rejettent le terme d’« intellectuels », ils s’organisent eux-mêmes collectivement (Ligue de la patrie française, Action française).

 

Façons d’être intellectuel

À partir de l’affaire Dreyfus, on peut ainsi distinguer deux principaux modèles d’intervention des intellectuels (Matonti, 2009 : 580). D’une part, ceux qui, comme les dreyfusards, transposent dans le champ politique les valeurs d’indépendance de leur propre champ ; s’appuyant sur leur autorité spécifique conquise dans le champ intellectuel, ils interviennent donc dans le champ politique « avec des armes qui ne sont pas celles de la politique » (Bourdieu, 1992 : 188). D’autre part, ceux qui mettent directement leur œuvre et/ou leur personne au service d’un groupe social, d’une cause ou d’une organisation partisane, important par là même dans leur propre champ les logiques du champ politique. C’est cette politisation des intellectuels que dénonce notamment Julien Benda dans La Trahison des clercs en 1927. En effet, durant l’entre-deux-guerres émerge la figure de l’intellectuel « de parti » dont le Parti communiste, en particulier, fournira de nombreux exemples (Matonti, 2005) : ainsi, dans Les Chiens de garde (1932), Paul Nizan fustige les intellectuels, comme Henri Bergson, qu’il accuse d’être enfermés dans leur tour d’ivoire et de perpétuer la domination de la bourgeoisie et il appelle les nouvelles générations de philosophes à s’engager pour le prolétariat. Cette politisation du champ intellectuel est également très forte après la Seconde Guerre mondiale avec les enjeux de la guerre froide qui conduit chaque camp à tenter d’enrôler voire d’instrumentaliser de plus en plus d’intellectuels afin de gagner la bataille de l’opinion publique. « Compagnon de route » du Parti communiste français (PCF) mais maintenant une certaine autonomie par rapport à lui, Jean-Paul Sartre invente alors un nouveau modèle d’intellectuel engagé sur tous les fronts, un « intellectuel total » (Bourdieu, 1992 : 344) ; à la fois penseur, romancier, auteur de théâtre, directeur de revue (Les Temps modernes), il assume une fonction politique dans l’ensemble de ses écrits et intervient sur tous les enjeux du moment (Libération, guerre froide, décolonisation, événements de Mai 68…). Il s’oppose notamment à Raymond Aron (Mouric, 2018) qui, dans L’Opium des intellectuels (1955), dénonce l’emprise du marxisme sur les intellectuels français et leur aveuglement face au totalitarisme soviétique.

Gisèle Sapiro (2009) a proposé de rendre compte de ces différentes formes et modalités d’intervention politique des intellectuels et de leurs évolutions au XXe siècle. Elle montre que celles-ci dépendent de trois facteurs. Premièrement, la dotation en « capital symbolique » (qui tient aux titres institutionnels et/ou à la renommée) conduit à différencier les intellectuels dominants – dont le renom permet l’engagement à titre individuel sous une forme plus morale que directement politique – aux intellectuels dominés qui sont davantage conduits à agir de manière collective (à travers des manifestes, des manifestations, des comités ou par l’action syndicale) et à politiser leur protestation. Deuxièmement, la dépendance ou l’autonomie par rapport à la demande politique (celle des organisations et partis politiques mais aussi celle des institutions religieuses, des pouvoirs publics ou des entreprises) oppose les experts et les intellectuels « organiques » (selon la formule d’Antonio Gramsci), soumis à une organisation ou à une institution, comme les intellectuels de partis ou les intellectuels catholiques (Toupin-Guyot, 2002), aux intellectuels « critiques » (comme ont pu l’être les dreyfusards). Troisièmement, le degré de spécialisation de l’activité intellectuelle conduit à distinguer ceux qui font une profession dite « utile », susceptible de parler au nom d’une compétence particulière (juridique, économique, médicale…) de ceux qui, relevant d’un métier de création (artistes, écrivains, cinéastes…), sont dépourvus d’une telle expertise mais peuvent parler en tant qu’intellectuels. La combinaison de ces trois critères permet à Gisèle Sapiro d’établir huit idéaux-types d’intervention des intellectuels (voir tableau ci-après) qui se sont définis historiquement les uns par rapport aux autres et qui demeurent en rivalité permanente.

D’après Sapiro (2009).

Ces différents types d’intellectuels coexistent au cours du XXe siècle mais ils sont plus ou moins saillants selon les époques. Des moments critiques, comme l’Occupation (Sapiro, 1999), la guerre d’Algérie (Rioux, Sirinelli, 1999 ; Brun, Penot-Lacassagne, 2012) ou encore Mai 68 (Gobille, 2018), contribuent à redéfinir non seulement les enjeux de mobilisation mais aussi les hiérarchies au sein du champ intellectuel et les modes d’engagement de ceux qui y appartiennent. Ainsi, la notion d’« intellectuel spécifique », théorisée par Michel Foucault (1976), prend sens dans le contexte ouvert par Mai 68 : luttes en faveur des détenus, des minorités sexuelles, des immigrés… (Bert, 2016). En rupture avec la figure de l’intellectuel « universaliste » et surplombant, tels Émile Zola ou Jean-Paul Sartre, l’intellectuel « spécifique » (Mouchard, 2009) n’intervient qu’à partir de ses compétences dans un domaine précis (sociologie, économie, droit, médecine…) pour donner à un mouvement social ou à des groupes marginalisés les armes intellectuelles de la critique sociale, mais sans prétendre parler directement à leur place en tant que « maître de vérité et de justice ».

 

La fin des intellectuels ?

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, la disparition de certains intellectuels engagés de premier plan (Jean-Paul Sartre en 1980, Michel Foucault en 1984), l’affaiblissement des grands récits et conflits idéologiques et notamment de la polarisation liée à la guerre froide semblent conduire, dans les années 1980, à une certaine dépolitisation des intellectuels et alimentent le lamento d’une « mort des intellectuels » (Gayon, 2012). La culture « post-moderne » et l’avènement d’une « doxocratie » lié à l’essor des médias de masse rendraient caduque la posture de l’intellectuel guidant le citoyen (Lyotard, 1984 ; Bauman, 1987 ; Julliard, 2007). La figure de l’expert paraît ainsi de plus en plus supplanter celles de l’intellectuel universaliste, organique ou spécifique ; à la fonction critique de ces derniers, l’expert, mandaté par les cercles décisionnels, oppose une revendication de « neutralité » technique ou scientifique pour légitimer sa prise de parole publique. Si cette figure de l’expert n’est, certes, pas nouvelle, elle se développe cependant avec l’essor d’une technocratie d’État sous la Ve République (production d’études techniques à destination des pouvoirs publics), mais surtout les partis politiques et les syndicats ont eux-mêmes de plus en plus recours, à partir des années 1980, à cette logique d’expertise, que ce soit à travers des clubs ou commissions en leur sein ou en s’appuyant sur des laboratoires d’idées extérieurs, créées sur le modèle des think tanks américains.

Toutefois, dans un contexte de développement de nouvelles actions contestataires (altermondialisme, mouvement des « sans », grèves de défense du service public…), les années 1990 semblent marquer une certaine renaissance de l’engagement intellectuel associé à la critique sociale. Prenant activement position en faveur des grévistes contre le plan de réforme de la Sécurité sociale et des retraites (1995), puis en faveur des « sans-papiers » (1996) et des chômeurs (1998), Pierre Bourdieu (Neveu, 2016) renoue avec la figure de l’intellectuel critique, voyant dans ces conflits sociaux les prémices d’un mouvement social contre le néolibéralisme. Accusé de mélanger le rôle du savant et celui de politique et de céder au prophétisme intellectuel qu’il avait lui-même souvent critiqué, Pierre Bourdieu (2001) défend alors, dans ses écrits, une conception proche de Michel Foucault, consistant à engager son savoir, « soumis aux règles de la communauté savante », au service de la mobilisation sociale. Il forge la notion d’« intellectuel collectif » dont le rôle est, selon lui, de faire contrepoids aux experts mobilisés par les pouvoirs publics ou par les grandes firmes : « Aux productions [des] think tanks conservateurs, groupements d’experts appointés par les puissants, nous devons opposer les productions de réseaux critiques, rassemblant des “intellectuels spécifiques” (au sens de Michel Foucault) dans un véritable intellectuel collectif capable de définir lui-même les objets et les fins de sa réflexion et de son action, bref autonome ». Il s’agit aussi de favoriser la constitution de réseaux internationaux permettant la circulation des idées.

Emblème ou repoussoir, déniée ou revendiquée, la figure de l’intellectuel critique, qui apparaît au fondement de la représentation de « l’intellectuel français », n’a donc pas disparu et elle s’est même largement exportée en dehors du cadre français (Hourmant, Leclerc, 2012). Elle se reconfigure toutefois aujourd’hui via notamment des formes d’intervention davantage collective voire anonyme qui, sans être totalement nouvelles, tendent à brouiller la frontière entre militants producteurs de savoirs et chercheurs engagés. Elle est aussi parfois évincée, sur la scène publique, par la plus grande visibilité d’« intellectuels de médias » (Buxton, James, 2005), dont on voit l’émergence, au milieu des années 1970, avec les « nouveaux philosophes » comme Bernard-Henri Lévy (Hourmant, 2012). La télévision, en particulier, s’impose alors comme une nouvelle instance de consécration d’acteurs multipositionnés à l’intersection des différents champs (intellectuel, politique, économique, médiatique). Elle se montre aussi souvent friande de prises de position polémiques voire provocatrices qui donnent parfois dans le discours « néo-conservateur » voire « néo-réactionnaire » (Traverso, 2013 ; Durand, Sindaco, 2015 ; Sand, 2016) mais qui permettent, de ce fait, d’assurer le spectacle de l’affrontement verbal.

Si les formes et les modalités d’intervention publique des intellectuels, tout comme leurs prises de position politiques, montrent ainsi une grande diversité et témoignent des mutations advenues, elles infirment, en définitive, le lieu commun d’une « fin des intellectuels ». Protéiforme, l’engagement intellectuel reste encore au centre de vives controverses, notamment dans les rapports entre pensée et action et dans les interprétations à donner de l’impératif de « neutralité axiologique » formulé par Max Weber (Weber, 1917, 1919 ; Elias, 1983 ; Corcuff, 2002 ; Heinich, 2002, 2004 ; Fleury, Walter, 2002, 2003a et 2003b).


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Auteur·e·s

Passard Cédric

Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales Centre national de la recherche scientifique Université Lille 2 Institut d’études politiques de Lille

Citer la notice

Passard Cédric, « Intellectuel » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 juin 2018. Dernière modification le 20 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/intellectuel.

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