Iser (Wolfgang)


 

Penser le lecteur dans l’acte d’interprétation

Né dans la petite ville saxonne de Marienberg en Allemagne, Wolfgang Iser (1926-2007) entreprit des études d’anglais, de philosophie et d’allemand aux universités de Leipzig, de Tubingue et de Heidelberg. C’est dans cette dernière université qu’il soutint sa thèse dès 1950, puis son habilitation à diriger des recherches en 1957. Après avoir enseigné à l’université de Wurtzbourg et à l’université de Cologne, il fit la majeure partie de sa carrière, de 1969 à 1991, à l’université de Constance où il ne tarda pas à devenir, avec son collègue Hans Robert Jauss (1921-1997), l’un des fers de lance de l’« École de Constance » (« Konstanzer Schule »), développée dans les années 1970, qui, comme l’écrit fort justement Alexandra Saemmer (2016) dans la notice « Esthétique de la réception » du Publictionnaire, « propose une redécouverte du rôle actif du public dans l’acte d’interprétation » du texte littéraire.

Portrait numérique de Wolfgang Iser en noir et blanc.

Portrait numérique de Wolfgang Iser. Source : Léa Dehédin.

 

« Esthétique de l’effet » (« Wirkungsästhetik ») et « esthétique de la réception » (« Rezeptionsästhetik ») : prémices et précisions terminologiques liminaires

Il faut, d’abord, se garder d’identifier trop rapidement l’« École de Constance » et « l’esthétique de la réception » (« Rezeptionsästhetik ») : cette dernière correspond, dans un sens restreint, au projet théorique de H. R. Jauss à la fin des années 1960 et dans les années 1970, mais elle désigne également, dans un sens plus large, plusieurs approches mettant l’accent sur le rapport entre le texte et le lecteur. W. Iser prône ainsi une « esthétique de l’effet/des effets » (« Wirkungsästhetik ») fondée précisément sur l’effet que produit l’œuvre sur le public, alors que H. R. Jauss souligne plutôt que l’« esthétique de la réception » s’élabore à partir de la perspective du lecteur (comme récepteur) et non de celle de l’œuvre. L’École de Constance répondait surtout à une volonté commune de fonder une nouvelle science de la littérature en rupture avec la philologie allemande traditionnelle et non pas à la volonté de bâtir une théorie parfaitement homogène.

W. Iser obtint une reconnaissance internationale pour sa théorie de l’effet esthétique dont il esquissa les contours dans le court texte L’Appel du texte (Die Appellstruktur der Texte) qui constitua son discours inaugural à l’université de Constance, en 1969 (Iser, 1970). Dans ce texte percutant, W. Iser s’oppose pour la première fois nettement à l’approche philologique ancienne qui insistait sur la relation entre l’auteur et l’œuvre pour déplacer le curseur vers les liens entre le texte et le lecteur (ibid. : 8-9) :

« Si vraiment les textes ne disposaient que des significations produites par l’interprétation, le lecteur n’aurait plus grand-chose à faire. Il ne pourrait qu’accepter ou refuser ces significations. Pourtant, ce qui se joue entre le texte et le lecteur dépasse largement une simple sommation à répondre par oui ou non. Il est certes difficile de percer ce processus ; on peut se demander s’il est même possible d’avancer quoi que ce soit sur les interactions extrêmement diverses qui surviennent entre le texte et son lecteur sans sombrer dans la spéculation. Mais, en même temps, il faut bien dire qu’un texte ne commence à vivre réellement que lorsqu’il est lu. Il est par conséquent nécessaire d’examiner comment le texte se déploie à travers la lecture ».

C’est précisément à cette définition du processus de lecture, à cet examen des « réactions qu’elle [la construction textuelle] provoque chez le lecteur » (ibid. : 9) et de l’« interaction entre le texte et le lecteur » (ibid. : 11), imposant de rompre avec l’idée d’une interprétation préétablie de l’œuvre qu’il s’agirait simplement de confirmer par l’acte de lecture, que s’appliquent les ouvrages théoriques suivants de W. Iser, Le Lecteur implicite (Der implizite Leser, 1972) et surtout L’Acte de lecture (Der Akt des Lesens, 1976).

 

« L’acte de lecture » (« Der Akt des Lesens »)

Au cœur de son « esthétique de l’effet », W. Iser formule la thèse selon laquelle un texte littéraire ne donne sa pleine mesure que dans l’acte de lecture. Ce faisant, à l’instar de H. R. Jauss mais avec d’autres outils théoriques et une autre terminologie (Lacheny, 2018), W. Iser met en avant le rôle phare du lecteur par rapport à l’auteur et au texte, dans la mesure où le texte produit par l’auteur ne saurait atteindre l’effet escompté sans la réception active qu’en fait, précisément, le lecteur.

Dans l’avant-propos à l’édition française de L’Acte de lecture, W. Iser souligne les deux grandes orientations de l’esthétique de la réception : l’effet, et la réception, ancrée dans le jugement historique du lecteur. Selon lui, il est nécessaire de « s’interroger sur l’effet, et non sur la signification des textes » (Iser, 1976 : 8) ; dans cette perspective, « le couple conceptuel message/signification a cédé la place au couple effet/réception » (ibid.) prenant d’abord en compte l’expérience du lecteur. Dans l’avant-propos à l’édition allemande, W. Iser considère en outre le texte comme « un potentiel d’action que le procès de la lecture actualise » (ibid. : 13) et insiste sur « l’expérience que le texte fait vivre au lecteur » (ibid. : 14), une idée reprise un peu plus loin au sein d’une assertion qui bouscule les certitudes de l’herméneutique textuelle traditionnelle : « Le sens n’est plus à expliquer mais bien à vivre : il s’agit d’en ressentir les effets » (ibid. : 31), sur la base d’une étude scrupuleuse des témoignages, opinions et réactions du public ou des réactions supposées du « lecteur implicite ».

Examinant plus précisément le « modèle historico-fonctionnel des textes littéraires », W. Iser distingue « répertoires » et « stratégies ». Par « répertoires », il entend la référence d’un texte donné à des événements actuels ou passés, à des conventions, à des traditions, à des normes (sociales ou historiques), à des codes, bref à un contexte socioculturel large, sous la forme de renvois intra- et extratextuels. Il s’agit alors d’examiner l’inscription du texte dans un monde social et référentiel (ibid. : 296, 370) devant être, au moins, partiellement partagé par le lecteur pour qu’un acte de communication – au sens d’une « connivence possible entre le texte et le lecteur » (ibid. : 129) – puisse advenir. Par « stratégies », W. Iser entend les procédures permettant de « relier les éléments du répertoire » (ibid. : 161) et de modéliser les conditions de perception et de réception du texte par le lecteur.

 

Les « lieux d’indétermination » (« Leerstellen ») comme aiguillon de l’imaginaire du lecteur

Dans son examen de l’acte de lecture, W. Iser s’appuie par ailleurs largement sur les réflexions de Roman Ingarden (1893-1970) dans L’Œuvre d’art littéraire (Das literarische Kunstwerk, 1960) pour élaborer sa théorie centrale des « lieux d’indétermination » (« Leerstellen ») du texte qui piquent l’imagination du lecteur et fondent ainsi « la créativité de la réception » (Iser, 1976 : 198) : « L’indétermination textuelle pousse le lecteur à se mettre en quête du sens » (Iser, 1970 : 52). W. Iser avance ainsi la thèse que les textes créent, par l’existence même de leurs « vides », la possibilité d’un dialogue actif avec le lecteur et que la littérature devient, ainsi, pleinement « une forme de communication » (Iser, 1976 : 13).

Cette notion d’écart par rapport aux attentes du lecteur, qui peut aller dans la littérature moderne selon R. Ingarden (ibid. : 308) jusqu’à une « incompréhensibilité fréquente et, dans une certaine mesure, programmée » et rejoint en partie la notion d’« écart esthétique » (« ästhetische Distanz ») introduite par H. R. Jauss, implique que soit fait largement appel à la patience, à l’implication, à l’imagination et à la créativité du lecteur. La présence massive des « lieux d’indétermination », auxquels W. Iser accorde de nombreuses pages dans son analyse de l’interaction entre le texte et le lecteur, est donc à ses yeux indispensable à l’établissement de tout acte de communication par la lecture : « […] le manque fonctionne comme impulsion : cela signifie que le degré d’indétermination qui sous-tend l’asymétrie entre le texte et le lecteur partage avec la contingence ou ce no-thing de l’interaction interpersonnelle la fonction de constituer la communication » (ibid. : 295). En somme, la notion d’écart ne s’entend pas ici par rapport à une norme stylistique, mais par rapport à des « normes d’attente » (qui font, là encore, écho à l’« horizon d’attente » de H. R. Jauss), en lien avec les « traditions socioculturelles d’un certain public que le texte assume, de façon plus ou moins évidente, comme son destinataire » (ibid. : 167). Au cours de sa lecture du texte, le lecteur met donc en jeu sa culture générale et ses facultés combinatoires pour concrétiser les possibilités d’associations ouvertes par le texte, voire pour combler les « lieux d’indétermination » qui lui sont laissés. Ce faisant, son « horizon d’attente » n’est pas seulement confirmé, mais se voit, dans une certaine mesure, rompu et élargi ou complété par la « résistance » du texte, tant au niveau des procédés littéraires qu’au niveau de son savoir encyclopédique.

En somme, une telle approche de la lecture et du rapport entre le public et l’œuvre revient à poser, au moins en théorie, les fondements d’une histoire littéraire du lecteur et non plus des œuvres – et à tirer la critique littéraire vers l’anthropologie. Aussi bien l’esthétique de la réception de H. R. Jauss que l’esthétique de l’effet de W. Iser ont exercé une influence durable sur l’évolution des méthodes de la critique littéraire (Weber, 1978), malgré leurs évidentes limites, comme le caractère éminemment abstrait du lecteur (« implicite ») théorisé par W. Iser au détriment du lecteur réel.


Bibliographie

Ingarden R., 1960, L’Œuvre d’art littéraire, trad. de l’allemand par P. Secretan, Lausanne, Éd. L’Âge d’homme, 1983. Accès : https://doi.org/10.1515/9783110938487.

Iser W., 1970, L’Appel du texte. L’indétermination comme condition d’effet esthétique de la prose littéraire, trad. de l’allemand par V. Platini, Paris, Éd. Allia, 2012.

Iser W., 1972, Der implizite Leser (Le Lecteur implicite), Munich, W. Fink.

Iser W., 1976, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. de l’allemand par É. Sznycer, Bruxelles, P. Mardaga, 1985.

Lacheny M., 2018, « Jauss (Hans Robert) », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 26 janv. Accès : http://publictionnaire.humanum.fr/notice/jauss-hans-robert/.

Saemmer A., 2016, « Esthétique de la réception », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 7 nov. Accès : http://publictionnaire.humanum.fr/notice/esthetique-de-la-reception/.

Weber H.-D., éd., 1978, Rezeptionsgeschichte oder Wirkungsästhetik, Stuttgart, Klett-Cotta.

Auteur·e·s

Lacheny Marc

Centre d'études germaniques interculturelles de Lorraine Université de Lorraine

Citer la notice

Lacheny Marc, « Iser (Wolfgang) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 octobre 2018. Dernière modification le 12 mars 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/iser-wolfgang.

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