Jeu télévisé


 

Le jeu télévisé, comme d’autres genres télévisuels, se heurte à des labellisations souvent hétérogènes, et à des catégories dont Noël Nel (1944-2019 ; 1997 : 36) précise qu’elles émanent souvent, pour la télévision, des « stratégies institutionnelles de production et des pratiques professionnelles qui […] visent la mise en place sociale et la légitimité ». En dépit du caractère presque insaisissable du jeu en général (Henriot, 1969), certains se sont aventurés à caractériser le jeu télévisé, comme Michel Souchon (1929-2020, voir Ségur, 2020) et Régine Chaniac (1977 : 20) qui proposent de le définir comme une « émission mettant en scène, dans le cadre d’un règlement interne à l’émission, un ou des candidats dans l’exercice d’une activité physique et/ou artistique et/ou intellectuelle, aboutissant à une victoire ou à une défaite [déclarée] ».

Mais l’hybridation constante du genre avec d’autres formats ne facilite guère son repérage. Dès les débuts de la télévision, c’est par exemple aux concours et aux variétés télévisées que le jeu s’associe dans des formules souvent très populaires (Brochand, 1991 : 34-36 ; Goldenstein, 2002 : 269-270) comme Trente-six chandelles (1953-1958), Le Bon numéro (1962) ou Le Palmarès des chansons (1965-1968). Les télécrochets, formats anciens hérités de la radio et dont les programmes Graine de Star (1996-2003, M6), Nouvelle Star (2003-2017, M6/D8), The Voice (2012-aujourd’hui, TF1) ou, dans une version plus classique, Prodiges (2014-aujourd’hui, France 2) sont héritiers, relèvent aussi du concours artistique avec un classement final. Dans une tout autre thématique, Top Chef (2006-aujourd’hui, M6), Master Chef (2010-2015, TF1/NT1), Le meilleur pâtissier (2012‑aujourd’hui, M6) sont également des compétitions faites de règles, impliquant la participation de candidats et la désignation d’un vainqueur par un jury. Rappelons d’ailleurs que certains des premiers formats de la téléréalité en France, outre le dispositif de surveillance généralisé mis en œuvre, reposent sur la participation de joueurs qui seront éliminés selon des règles fixées au départ. Le mélange de concours et de télé-réalité a ainsi donné lieu en France à des émissions comme Star Academy (2001-2009, TF1), Pop Star (2001-2003, M6, pour la première version) ou Oui Chef (2005, M6). La télé-réalité, associée au jeu d’aventure, est au cœur du format Koh Lanta (2001-aujourd’hui, TF1). Le jeu est donc propice à ces mélanges qui permettent d’intéresser différentes catégories de téléspectateurs et associent la compétition à l’intérêt humain du spectacle.

Sur la scène de Top Chef. Source : Serecki, wikimédia (CC BY-SA 4.0).

Sur la scène de Top Chef. Source : Serecki, wikimédia (CC BY-SA 4.0).

 

Pour fidéliser le public, les producteurs mettent à l’épreuve des candidats bien souvent issus de ses rangs (Macé, 1994). Mais ils peuvent également impliquer la participation de vedettes dont les gains sont destinés à des causes caritatives, de façon permanente comme dans Fort Boyard (France 2) depuis 1995, ou ponctuelle avec des émissions spéciales de jeux de plateau comme le proposent par exemple les producteurs de Qui veut gagner des millions (2000-aujourd’hui, TF1). Dans tous les cas, les programmes engagent les joueurs dans une attitude ludique (Henriot, 1969) et débouchent sur l’obtention d’un gain, matériel ou symbolique (Leveneur, 2007 : 100). Mais si la règle et la participation active de joueurs en plateau est un principe constitutif du jeu télévisé, c’est surtout l’implication du téléspectateur chez lui, par différents procédés audiovisuels, qui va non seulement concourir à son succès, mais encore permettre de distinguer le jeu télévisé d’autres catégories génériques avec lesquelles il est souvent confondu.

 

Jouer avec le téléspectateur

François Jost (1999) propose de distinguer, au sein du « monde ludique », le jeu télévisé d’autres formes de divertissements et de le considérer comme une activité « fondée sur le plaisir symbolique ou matériel qu’y trouve le joueur et secondairement sur le plaisir qu’en tire le téléspectateur » (Jost, 2009 : 96). Une émission devient un véritable jeu pour ce dernier dès lors qu’elle lui permet de se confronter aux joueurs présents en plateau, comme dans Le mot le plus long (1965-1970, ORTF) devenu Des Chiffres et des lettres (1972-aujourd’hui, ORTF/A2/France 2, France 3), une formule dont la longévité repose en partie sur cette faculté associée à la passion française pour les jeux de lettres. L’implication du téléspectateur peut se faire par « délégation – identification‑projection –, virtuellement – s’il dispose des mêmes informations que le candidat présent sur le plateau –, ou à distance – par courrier, téléphone, minitel, Internet » (Leveneur, 2007 : 374).

Ainsi l’implication du téléspectateur-joueur a favorisé l’expérimentation de différents dispositifs audiovisuels au sein du genre (Vernier, 1987 ; Leveneur, 2012). Si les premiers formats de jeux télévisés sont qualifiés de pâles copies de leurs parangons radiophoniques (Schmitt, 2005 ; Leveneur, 2005), certains critiques de télévision comme André Bazin (1918-1958) considèrent déjà ces émissions comme des lieux d’observation privilégiés des candidats (Delavaud, 2003). L’identification du téléspectateur au candidat naît de l’observation – rendue possible par la télévision – d’un « caractère » qui se dévoile au fur et à mesure des jours ou des semaines écoulées, en cela réside « l’intérêt humain du spectacle » (Bazin, 1958). Certains jeux produits par le service de la recherche de l’Office de radio-télévision française (ORTF) furent d’ailleurs de véritables « laboratoires » du langage audiovisuel, comme La Boîte à malices (1972-1973, ORTF), ou Télétests (1980-1981, FR3), deux émissions de Jean Frappat (1928-2014) dont l’une des vocations affichées était de déceler, dans les réactions de ses joueurs-cobayes, les préjugés et les stéréotypes qui guident leur lecture des images télévisuelles. Pour cela, un décor similaire à une cage en verre ou à une simple charpente de bois selon les versions, permettait de filmer les joueurs sous différents angles pour traquer la moindre de leur réaction (Leveneur, 2006).

Au-delà de ce plaisir de scrutateur, le genre parvient à nous faire jouer chez nous par différents procédés d’opacification de la médiation audiovisuelle : en incrustant les questions à l’écran, en affichant les lettres qu’il faut recomposer pour former un mot, en donnant au public un indice supplémentaire, en lui faisant bénéficier d’un « plus » de voir ou d’un savoir supérieur à celui des candidats dans le cas d’une « focalisation spectatorielle » (Jost, 1999 : 118).

Enfin, le jeu est le lieu d’expérimentation de plusieurs formules interactives permettant à la télévision de travailler son lien avec ses publics, et ce, dès les débuts du genre (Leveneur, 2016). En 1953, le Jeu de la grille invite les jeunes téléspectateurs à décoder le message crypté diffusé sur l’écran de télévision à l’aide d’une grille découpée dans un journal de programme. Quelques années plus tard, Prix de beauté (1955-1956) incite à voter, par téléphone, pour tel ou tel sosie d’une vedette ou d’un personnage historique. Ce programme, initialement issu de la radio, réunit devant le petit écran près de 44 % des téléspectateurs en deuxième partie de soirée, mais récolte un indice de satisfaction relativement faible (Goldenstein, 2002 : 275). Le programme Les cinq dernières minutes (1958-1973, pour la première version), avant d’être une fiction à part entière, était un jeu-fiction policier diffusé en direct, de façon à permettre à des candidats de faire rejouer certaines scènes par les comédiens et d’en extraire des indices afin de résoudre l’énigme aux côtés de l’inspecteur Bourrel (Leveneur, 2006). En 1969, Guy Lux (1919-2003) propose aux téléspectateurs d’un programme éphémère intitulé L’arbalète de Noël de diriger, par téléphone, le tir d’une arbalète fixée sur l’objectif d’une caméra, elle-même manipulée par un caméraman dont les yeux sont bandés. Le téléphone sera également l’instrument qui permettra aux candidats de HugoDélires (1992-1994, FR3), de jouer à un jeu vidéo en direct à une époque où ces derniers commencent à être en vogue. Les téléspectateurs peuvent alors observer les performances des autres joueurs en plateau ou au téléphone, selon un principe d’identification. Sans doute faut-il y voir aussi une transformation liée à la perception que le public avait alors de l’écran de télévision, comme le souligne Sheila C. Murphy, citée par Sébastien :

« Au début des années 70, les premiers constructeurs de consoles de salon devaient faire face à une certaine perception du public vis-à-vis de la télévision (sur laquelle devaient être raccordées ces machines), qui était considérée comme un objet que l’on regardait et avec lequel on n’était pas censé jouer. Dans ce cadre, “ce changement consistant à voir la télévision comme un périphérique de consommation jouable est crucial” (Murphy, 2009 : 202). Il s’agissait alors de faire accepter la télévision comme possible “outil de jeu”. (Genvo, 2013, p. 20-21) ». (Leveneur, 2016 : 6)

Au début des années 2000, le téléphone deviendra l’instrument de prédilection de la « Call TV », expression qui désigne les formats de jeux de question-réponse très simples, dont l’objectif est d’inciter les téléspectateurs chez eux à appeler un numéro de téléphone surtaxé. Ces appels rentabilisent des programmes principalement réalisés en plateau, à des heures de faible écoute (Leveneur, 2007 : 153-154). Le téléphone servira aussi au développement des techniques de « voting » insérées dans les émissions de télé-réalité ou de télé-crochet, générant parfois des millions d’euros de recettes. Quelques programmes récents tentent également d’associer le jeu en plateau à des applications pour ordinateurs ou smartphones qui permettent aux téléspectateurs de répondre en direct aux questions posées aux candidats en plateau (Seriez-vous un bon expert (France 2, 2013), Qu’est-ce que je sais vraiment (M6, 2014), Tout le monde joue (France 2, 2015-aujourd’hui)).

Mais, au-delà de ces expérimentations, le jeu télévisé fut un formidable outil de promotion de la télévision dont les premiers dirigeants cherchèrent à instruire autant qu’à distraire le public.

 

Faire participer « Monsieur tout le monde »

Sous la direction de Jean d’Arcy (1913-1983, voir Pierre, 2018) entre 1952 et 1959, les émissions de télévision doivent répondre au célèbre tryptique « distraire, informer et instruire » (Levy, 1999 : 22). Elles sortent des studios, privilégient le direct, et l’on voit notamment se développer des programmes de variétés et de jeux (Brochand, 1990), qui font appel à des vedettes de la chanson, de la radio, figures connues du public dont le rôle est d’aider la télévision à gagner en notoriété (Pœls, 2015).

Plusieurs jeux mettent alors en scène des candidats érudits, dans des formules destinées à cultiver les téléspectateurs. Certains d’entre eux deviennent de véritables vedettes, à tel point que des magazines réflexifs comme Cinq colonnes à la une (1959-1968) leur consacrent des numéros (Leveneur, 2020). Mais lorsque le public de la télévision s’élargit, producteurs et dirigeants de la RTF puis de l’ORTF envisagent de s’adresser à « Monsieur tout le monde », expression qui servira d’ailleurs de titre pour un jeu éphémère mais emblématique de cette tendance, présenté par G. Lux entre 1962 et 1963, et dont les questionnaires s’appuient sur des sondages réalisés auprès de la population française. Dans les années 1960-1970, les jeux télévisés de connaissances visent ainsi une culture moins érudite qu’encyclopédique (Leveneur, 2007), comme en témoignent d’ailleurs certains titres évocateurs : Réponse à tout (1972-1982), En savoir plus (1978-1979, A2), L’Homme du XXe siècle (1961-1964). La culture générale est de plus en plus privilégiée avec des questionnaires qui intègrent l’actualité (Un an déjà [1965-1966], Où va votre argent [1965], Quarante-cinq secondes [1965-1970]), le cinéma (Septième art, septième case [1966-1967], Monsieur Cinéma [1967-1972/1976-1980], Le Dernier des cinq [1972-1975]) ou encore, dans des formes réflexives (Spies, 2004), les émissions de télévision elles‑mêmes (Leveneur, 2007 : 244). Des quizz comme Questions pour un champion (1988-aujourd’hui, France 3) ou Qui veut gagner des millions font perdurer cette tendance avec des questionnaires conçus pour intéresser tous les membres de la famille (Leveneur, 2007 : 240). L’expérience du quotidien (Fiske, 1987), la connaissance de l’autre, le savoir-être deviennent des compétences de plus en plus éprouvées par les jeux télévisés, en particulier à partir des années 1980 avec l’importation massive de formats internationaux (Danard, Le Champion, 2005). Cela permet aux jeux télévisés d’occuper presque 4 % du temps d’antenne pour des scores d’audience dépassant souvent les 30 % (Auffray, Seligmann, 1990 : 16).

L’ouverture des jeux à des figures de candidats plus proches du public imaginé par les producteurs et les diffuseurs va de pair avec la professionnalisation de techniques de casting, qui permettent non seulement de recruter des profils variés, mais aussi des « personnalités » dont la culture générale importe moins que le caractère à l’écran (Leveneur, 2009 : 118-125). Cette professionnalisation atteint d’ailleurs son paroxysme avec les jeux de télé-réalité dont certains vont amener à requalifier les contrats de participations en contrats de travail (Carlo, 2006) et faire basculer le jeu vers des formats plus proches de la fiction dans lesquels les joueurs se surjouent eux-mêmes ou interprètent des caractères stéréotypés (Jost, 2002 ;  2007 ; Nadaud-Albertini, 2013), faussant alors l’un des principes fondateurs du jeu qui repose sur la distanciation nécessaire à son caractère imprévisible (Henriot, 1969).

L’étude de l’évolution des jeux télévisés nous renseigne sur les valeurs sociales et le « conformisme provisoire » (Macé, 2001 : 205) de ses concepteurs. Aujourd’hui, les compétences visées par ces programmes, si elles font toujours appel aux domaines cognitifs et psychomoteurs (Leveneur, 2009 : 65-94), valorisent de plus en plus le savoir-être et les affects des joueurs, dont les attitudes et le comportement sont jugés par des jurys, leurs concurrents, et souvent par le public appelé à voter ou à exprimer ses préférences en ligne. Les jeux télévisés, dans des formats hybrides, valorisent ainsi l’esprit de compétition (Chambat, Ehrenberg, 1988), le dépassement de soi, dans des versions toujours plus spectaculaires (Parouty-David, 2003), mettant en avant les jeux de l’illinx, qui s’appuient sur les chutes, les sensations fortes (Caillois, 1967 : 122), amènent les joueurs à dépasser leurs peurs, à jouer avec eux-mêmes (Jost, 2009 : 94). Et ils cherchent sans cesse des moyens de faire participer les publics de la télévision.


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Auteur·e·s

Leveneur Laurence

Institut du droit de l’espace, des territoires, de la culture de la communication Université Toulouse 1 Capitole

Citer la notice

Leveneur Laurence, « Jeu télévisé » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 23 juillet 2021. Dernière modification le 19 janvier 2023. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/jeu-televise.

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