L’essor du journalisme citoyen
À l’échelle de l’histoire du web, si les médias ont investi très tôt le numérique, proposant une présence en ligne dès le milieu des années 1990, ils ont vu rapidement naître sur la toile des sites alternatifs se réclamant d’une pratique citoyenne du journalisme. Portés par les promesses du web 2.0, dit « collaboratif » (Rebillard, 2007), ces sites développent une critique (parfois radicale) des médias, dénonçant leur position hégémonique, leur allégeance au monde politico-économique ou encore les biais dont ils seraient coupables dans le traitement de l’actualité (Cardon, Granjon, 2010). Plus largement, ces sites contestent le rôle de gatekeeper octroyé aux médias et plaident pour un citoyen acteur à part entière de l’information. À la faveur de technologies favorisant l’expression citoyenne, ces sites ambitionnent donc de contourner les médias mainstream en permettant à tout un chacun de participer à un renouveau démocratique et médiatique. C’est l’ère du « tous journalistes », le plus souvent traduite par l’expression « journalisme citoyen » (Tétu, 2008). Quelques figures emblématiques incarnent le mouvement du journalisme citoyen, telles Dan Gillmor qui publie en 2004 un ouvrage au titre évocateur, We the Media (défendant un journalisme « par le peuple pour le peuple »), ou encore en France, Joël de Rosnay et Carlo Revelli (2006), dont le manifeste s’intitule La Révolte du pronétariat. Ce positionnement en contre-point au discours médiatique dominant s’observe également lors de l’éclosion des blogs dans la première moitié des années 2000 (Jeanne-Perrier, Le Cam, Pélissier, 2004).
Mais assez vite, le mouvement s’essouffle. Les sites ferment ou leur ambition de départ est dévoyée (Bayosphere, le pure player citoyen créé par Dan Gillmor, tire le rideau en 2006, tandis qu’Agoravox, fondé par Joël de Rosnay, a progressivement dérivé vers les idéologies extrémistes et complotistes). Deux raisons permettent d’interpréter ce rendez-vous manqué :
Quand les médias se saisissent des pratiques participatives
Malgré ce relatif échec des sites de journalisme citoyen, une « culture participative » (Jenkins, 2006), portée par l’industrie numérique, était née. Un mouvement amplifié quelques années plus tard par les réseaux socionumériques qui ont mis au cœur de leur modèle la participation des usagers (et les données personnelles qui vont avec). Les élans expressivistes du public (Allard, 2007) sont rapidement apparus incontournables pour les médias qui ont cherché à capter puis à cadrer cette participation. Ainsi est né, au milieu des années 2000, le « journalisme participatif », défini comme la collaboration d’amateurs (c’est-à-dire de non-professionnels du journalisme) au processus de création ou diffusion de l’information d’actualité sur les supports numériques. Parfois qualifiées de journalisme pro-am ou journalisme collaboratif, ces pratiques trouvent une filiation dans le courrier des lecteurs des journaux papiers ou les émissions de radio qui invitent les auditeurs à s’exprimer à l’antenne.
Cette participation s’exprime de diverses manières : en amont dans la fourniture de photos, vidéos ou témoignages, notamment pour des terrains ou événements dont les journalistes sont absents (conflits lointains mais également catastrophes naturelles, attentats, etc.), en aval (dans les commentaires par exemple), ou dans la construction même de l’information (par la tenue de blogs, la co-écriture d’articles, des interviews par chats, etc.). Dans un contexte de crise généralisée (crise de la diffusion, crise de confiance, crise économique), cette participation devait permettre aux médias de renouer avec leur audience et de donner corps à la fonction sociale de la presse. Le chercheur Mark Deuze (2003) rêve même d’un modèle horizontal, participatif et collectif du journalisme, nécessitant une « culture journalistique ouverte ».
Des médias partagent cet idéal et en font un projet éditorial à part entière. À la fin des années 2000, des sites pure players naissent avec cette ambition de départ de faire cohabiter des journalistes et des non-professionnels. C’est le cas en France de Rue89, de Mediapart ou encore du Post (remplacé plus tard par le Huffington Post). C’est aussi l’optique du Guardian qui, dès 2012, axe sa stratégie autour de l’open journalism en défendant un journalisme en phase avec son public, ouvert à ses apports, aux interactions et aux collaborations.
Progressivement, ce principe d’une relation plus horizontale et collaborative entre les journalistes et leur public devient un impératif et même une injonction (Pignard-Cheynel, Noblet, 2010). Rares sont les sites d’information, à la fin des années 2000, qui n’offrent pas à leurs lecteurs la possibilité de s’exprimer, sous quelque forme que ce soit, comme l’ont montré Jane B. Singer et al. (2011) dans une large étude menée auprès d’une vingtaine de titres dans dix pays.
Journalistes et participation amateure : le désenchantement
Sur le papier, les élans participatifs du public devaient permettre aux journalistes de renouer avec leur lectorat, d’enrichir leur propre production d’expertises multiples, voire de pallier les manques chroniques au sein des rédactions (comme la difficulté de couvrir certains terrains ou événements). Mais la réalité est plus compliquée et doit, à bien des égards, être nuancée. De nombreux travaux scientifiques, qui se sont saisis dès les années 2000 de cette question, ont souligné à quel point il était difficile d’intégrer ces pratiques dans le quotidien des journalistes. Les résistances professionnelles et culturelles sont nombreuses et les désenchantements multiples. Trois axes explicatifs peuvent être convoqués : des logiques organisationnelles, une culture professionnelle et une attitude face au changement qui freine l’intégration de ces « amateurs » dans le processus éditorial. Dans leur enquête de référence, Jane B. Singer et al. (ibid.) montrent que si le journalisme participatif s’est globalement développé dans la plupart des médias occidentaux, il reste cantonné en amont et en aval de la production journalistique. Les usagers n’ont en outre guère de poids sur le processus éditorial qui reste sous le contrôle entier des journalistes. Au cœur de cette résistance, la figure du gatekeeper (c’est-à-dire du sélectionneur de l’information qui mérite d’être médiatisée) dont les journalistes ne veulent pas se départir ; l’emploi du terme « amateur » opposé au « professionnel » en est d’ailleurs symptomatique. Alfred Hermida et Neil Thurman (2008) identifient cette difficile intégration des « contenus générés par les utilisateurs » dans les cadres professionnels et les routines des journalistes comme un « clash des cultures ».
Par ailleurs, les dispositifs de journalisme participatif ont souvent été conçus sur la base d’un malentendu : l’idée que le public allait contribuer avec des productions de qualité, de l’expertise, exemplaires sur le fond comme sur la forme. La réalité est tout autre. La participation est souvent éloignée des canons journalistiques, de ses valeurs et de ses exigences. Elle privilégie l’opinion plus que les faits, l’approximation plus que l’exactitude, l’emphase voire les dérapages plus que l’équilibre et la nuance. Face à cette réalité, les contenus amateurs se voient progressivement marginalisés et surtout bien distingués, « étanchéifiés », des réalisations professionnelles dans les sites d’information (Canu, Datchary, 2010).
La gestion des commentaires est sans doute l’un des emblèmes de ce désenchantement. Les journalistes sont très critiques à l’égard des commentaires, les jugeant globalement de piètre qualité, agressifs, fallacieux et peu représentatifs (Bergström, Wadbring, 2014 ; Degand, Simonson, 2011). Plus inquiétant, leur nombre va croissant, jusqu’à poser un problème évident de gestion du flux. Loin de générer une plus-value informationnelle ou de lien avec le public comme cela était envisagé, les commentaires deviennent un poids, une contrainte. Beaucoup de médias ont dès lors décidé d’externaliser leur gestion (Smyrnaios, Marty, 2017), d’en limiter l’usage (en le réservant aux abonnés par exemple) et même de supprimer la fonctionnalité (c’est le cas pour Vice, TheVerge, le Chicago Sun-Times, Le Temps, etc.), arguant que les échanges se passent dorénavant ailleurs, et notamment sur les réseaux socionumériques.
Du désenchantement au désengagement, il n’y a qu’un pas que nombre de médias franchissent. La suppression des commentaires n’en est qu’une expression. D’autres ferment les espaces de blogs, réduisent les formats, participent voire disparaissent (ce fut le cas du Post puis de Rue89). Mais ça n’en est pas pour autant fini des contributions des publics dans les médias. Car comme le rappelle Renee Barnes (2016), la participation n’est pas uniquement la face visible et bruyante évoquée jusque-là. Elle se caractérise aussi par des pratiques plus silencieuses mais pas moins engagées, bien au contraire. C’est d’ailleurs vers cette direction que se tournent aujourd’hui de nombreux médias. Révolues l’idée du lecteur qui peut s’improviser journaliste et celle d’une production « amateur » de l’information. C’est davantage l’engagement du public dans un projet éditorial dont il est une pièce maîtresse qui est aujourd’hui convoité. Et en retour, celui des journalistes dont on attend qu’ils renouent avec un public trop souvent mis à distance (comme l’ont mis en évidence, dès les années 1970, les enquêtes ethnographiques en rédaction).
Du participatif à l’engagement
Si les expériences de participation des publics ont connu des fortunes mitigées, les médias sont toujours confrontés aux deux constats qui ont initié et porté le mouvement du journalisme participatif : les aspirations expressivistes ne font que croître, notamment avec l’explosion des plateformes sociales et, dans le même temps, la crise des médias s’amplifie et, avec elle, la défiance des publics à leur égard. Un renouveau du participatif apparaît ainsi depuis quelques années, avec des contours et des formes d’expression renouvelés.
Dans les pays anglo-saxons (où les médias ont été fortement ébranlés par le référendum pro Brexit puis l’élection de Donald Trump), un mouvement est né, celui de l’engaged journalism (Batsell, 2015). Il conçoit le journaliste non plus seulement comme un transmetteur d’information, mais comme un acteur qui s’engage vis-à-vis de ses publics, voire dans l’animation d’une « communauté » et, plus largement, dans le débat démocratique, renouant avec le public journalism des années 1990 (Watine, 2003). Oubliée la crainte que leurs lecteurs puissent les remplacer ; les journalistes ont pris conscience qu’ils avaient besoin de leur adhésion forte à un projet éditorial pour faire perdurer l’écosystème informationnel. Les développements technologiques ont permis de faire apparaître des dispositifs et des formats qui intègrent ce co-engagement. C’est le cas du live-blogging (Pignard-Cheynel, Sebbah, 2015) et des live videos qui, tout en offrant une couverture en direct d’un événement en cours, favorisent les échanges avec le public. La proximité entre l’émetteur et le récepteur est très présente dans cette pratique qui prolonge le modèle du journalisme de conversation (Watine, 2006). Face à une demande de plus en plus forte d’explications voire de justifications de leurs choix, leurs valeurs, leurs méthodes, les journalistes jouent le jeu d’une plus grande transparence et proximité vis-à-vis de leurs publics. Cette mise en visibilité de la boîte noire et du off s’accompagne fréquemment d’une incarnation journalistique plus forte, que ce soit par une subjectivité assumée (par le « je ») ou par des formats qui empruntent les codes des réseaux socionumériques (et donc des publics).
Ce renouvellement du participatif n’impacte pas que les pratiques journalistiques. Pensé dorénavant de manière systémique, l’engagement des publics trouve par exemple des incarnations dans des modèles économiques alternatifs (le crowfunding, le membership model qu’expérimente le Guardian, ou encore l’actionnariat citoyen proposé par Julia Cagé). Côté technologie, cet engagement se traduit dans les approches d’UX (user experience) qui placent l’usager au centre du design et de la conception des dispositifs et interfaces développés pour les médias.
En une vingtaine d’années, le mouvement du journalisme citoyen et participatif a ainsi connu des promesses, des désillusions et des évolutions. Fortement portée par la culture numérique, cette redéfinition des liens entre publics et journalistes doit encore trouver sa place dans une culture professionnelle marquée par des pratiques et des représentations qui intègrent peu la figure du public. Dans ce contexte de redéfinition et de réinvention, les initiatives associant acteurs des champs médiatiques, numériques et académiques (telles le Coral Project aux États-Unis) méritent d’être encouragées en ce qu’elles permettent de saisir la problématique de la participation et de l’engagement des publics de manière pluridisciplinaire et appliquée, dans la quête de formats, pratiques et dispositifs permettant de réaliser la rencontre fructueuse des cultures numérique et journalistique.
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