« Pour vivre heureux, vivons cachés » ; tel est le mot d’ordre d’un large segment de la population juive française à la fin du XVIIIe siècle. Votée par l’Assemblée nationale en 1791, l’extension de la citoyenneté française aux Juifs est un moment marqueur de l’Émancipation qui signe leur intégration dans le corps politique. Voyant en plus l’occasion de mettre un terme à leur marginalité économique et sociale, de nombreux Juifs choisissent alors de profiter de cette reconnaissance nouvelle. Apparaît, dès le XIXe siècle, le mouvement de l’israélitisme, qui consiste à se fondre dans la société française en gommant toute une série de spécificités juives. Une multitude de « réinterprétations » métaphysiques et historiques (Schnapper, 2004 : 21) permet alors d’insister sur la dimension spirituelle plutôt que sur la pratique concrète, ou encore, de définir le peuple juif par une histoire commune plutôt que par un destin commun en Israël. Utiliser l’orgue dans la synagogue, y compris à Shabbat, s’inspirer de l’architecture des églises pour construire les synagogues, déplacer le Shabbat au dimanche sont autant d’autres innovations visant à se rapprocher du modèle catholique hégémonique. Toutes ces propositions poursuivaient donc un même objectif : se normaliser pour se faire accepter (Cabanel, Bordes-Benayoun, 2004). Cette attitude se retrouve encore aujourd’hui, quand des mezouzot (rouleaux de parchemin comportant un extrait de la Torah, placée à l’entrée du foyer) passent inaperçues dans le décor urbain (Endelstein, 2009).
Pour des Juifs plus orthodoxes, cette stratégie relève de la gageure. Déjà réticents à l’idée de se dépouiller de marqueurs de leur identité individuelle et collective, ils considèrent l’affaire Dreyfus puis l’attitude du Régime de Vichy comme les preuves que la stratégie d’invisibilisation est une impasse (Schnapper, Bordès-Benayoun, Raphaël, 2009). Au contraire, ils revendiquent des signes visibles d’appartenance au judaïsme, d’ailleurs systématiquement commentée dans les travaux ethnographiques les concernant (Kranzler, 1961 ; Poll, 1962 ; Rubin, 1972) et dans des travaux pionniers de la sociologie interactionniste sur le stigmate (Becker, 1963 : 99 ; Goffman, 1963, 121). Costume noir, chapeau noir, barbe, tzitzit (franges du châle de prière) et parfois les peot (littéralement, les « bords » du visage, que le texte interdit de tondre. Ils se manifestent par une longue barbe ainsi que des longues boucles de cheveux au niveau des tempes) découlent d’une interprétation spécifique du texte religieux autant qu’ils servent à se signaler en tant que Juifs (orthodoxes) aux yeux de l’hors-groupe (Tavory, 2010). Pour les Juifs orthodoxes, la visibilité dans l’espace public, au sens matériel du terme (Ballarini, 2015) présente donc un enjeu de consolidation de l’identité orthodoxe. C’est ce que montrent les développements suivants, à partir de terrains d’observation situés en France. Par recoupement de données, l’on peut estimer les juifs orthodoxes à, tout au plus, 100 000 individus, soit environ un quart de la population juive en France, estimée à 450 000 personnes (Strack, 2025 : 57-58).
Juifs orthodoxes pour Shabbat, à Williamsburg, Brooklyn, New York. Source : Alfredo sur Adobe Stock (Licence standard).
Les occasions d’une visibilité ordinaire et discrète
La visibilité des Juifs orthodoxes dans l’espace public se manifeste à travers des pratiques ordinaires qui, bien que non intentionnellement spectaculaires, attirent parfois l’attention et les signalent comme tels.
L’occasion la plus fréquente est celle des trajets quotidiens et de la présence autour des synagogues. Les Juifs orthodoxes se distinguent souvent dans l’espace public lors de leurs déplacements entre leur domicile, leur lieu de travail, et la synagogue. Cette dernière joue un rôle central dans leur quotidien, car elle n’est pas seulement un lieu de prière, mais aussi un espace d’étude et de rencontres communautaires. C’est pourquoi ces déplacements se font le plus souvent en groupes, constitués d’adultes et d’enfants. C’est surtout après le dernier office du Shabbat qu’il est courant, dans certains quartiers, de croiser barbes, chapeaux et costumes noirs, et, moins souvent, des femmes aux cheveux couverts (d’une perruque, d’un chapeau, et, plus rarement, d’un voile) et aux jupes tombant sur les chevilles. Ces tenues genrées valent également, à l’exception des cheveux couverts, pour les enfants. Cet aspect visuel de la présence dans l’espace public peut du reste être associé au judaïsme (orthodoxe), même par un observateur extérieur : il a par exemple été popularisé par des films comme Kadosh (Amos Gitaï, 1999), Felix et Meira (Maxime Giroux, 2014), mais c’est certainement le film de Gérard Oury Les Aventures de Rabbi Jacob (1973), auquel s’identifient d’ailleurs certains juifs orthodoxes, qui a connu le plus grand succès en France. Cet aspect visuel se retrouve aussi dans des séries ou documentaires de plateformes de streaming comme :
Le prosélytisme dans l’espace public est aussi une occasion de visibilité ordinaire et discrète. Il est au cœur du projet missionnaire d’un sous-groupe orthodoxe en particulier, les loubavitch. Du nom de la ville (Lyubavichi dans l’actuelle Russie) où Chnéour Zalman de Lyadi (1745-1813) l’a fondé au XVIIIe siècle, il se caractérise par son éducation populaire. Alors que les institutions juives traditionnelles privilégient l’étude, exigeante et chronophage, des textes religieux, les loubavitch s’emploient à rendre la pratique orthodoxe accessible à tout un chacun. Plus que l’étude austère des textes, ils insistent ainsi sur l’adoption de nouvelles habitudes (comme une tenue vestimentaire conforme à la loi juive, ou le respect plus strict de Shabbat) et à valoriser l’expérience émotionnelle des croyants (Dein, 1997 ; Setton, 2008 ; Podselver, 2010). La recherche du contact avec des Juifs non orthodoxes pour les inciter à adopter progressivement une pratique orthodoxe implique de s’exposer à eux. Concrètement, les loubavitch s’adressent directement à des individus, aux abords notamment de magasins casher, et les invitent à mettre des tefillin (phylactères) (Strack, 2024). Ce contact avec des Juifs identifiés comme non orthodoxes expose les jeunes loubavitch à des modes de vie visiblement différents du leur (tatouages, vêtements révélateurs, piercings, etc.). Souvent confiée à des adolescents, cette tâche, véritable rite d’apprentissage (Berman, 2009), consiste aussi à renforcer leur inscription dans l’identité orthodoxe.
Une autre occasion de visibilité ordinaire est celle des fêtes religieuses qui se donnent à voir dans l’espace public. C’est le cas de Soukkot, qui intervient vers les mois de septembre et octobre. En souvenir de l’itinérance du peuple juif dans le désert durant 40 ans, cette fête consiste (pour les hommes), entre autres personnes, à prendre les repas dans une cabane (soukkah) installée à l’extérieur pendant une semaine. Cette cabane peut être construite sur un balcon, dans un jardin, mais aussi dans la rue. Un observateur non avisé n’y verra qu’une cabane de chantier. Pourtant, certains indices révèlent sa fonction religieuse. Outre des inscriptions en hébreu, les allées et venues et, parfois, les regroupements d’hommes orthodoxes signalent un usage religieux, temporaire, de l’espace public.
Boulevard Voltaire, Paris, 10 octobre 2020. Source : Photographie de Frédéric Strack.
Comme dans le cas des trajets quotidiens et du prosélytisme loubavitch, la visibilité reste relativement limitée dans la mesure où la tenue vestimentaire des orthodoxes peut correspondre à des codes d’élégance en vigueur dans la société dans son ensemble, et dépourvus de signification religieuse (surtout si les tzitzit sont rangés dans le pantalon, et si les hommes ne portent pas de peot). Une autre fête donnant lieu à une visibilité discrète est Pourim, au mois de mars. Elle célèbre l’échec du massacre des Juifs prévu par Haman, conseiller du roi perse Assuréus (IVe siècle avant l’ère commune), vexé par le refus du grand prêtre juif de se prosterner devant lui. Sensible à la beauté d’Esther, elle-même juive, Assuréus se range de son côté et condamne à mort Haman. C’est pourquoi la fête de Pourim marque, comme toute célébration (Eyries, Lardellier, 2015), un moment important du groupe considéré, en l’occurrence, la survie du peuple juif. En signe de joie, chacun, en particulier les enfants, est appelé à se déguiser et à danser. Ces tenues, pour extravagantes qu’elles soient, peuvent malgré tout passer relativement inaperçues et être confondues avec des pratiques profanes tels que des enterrements de vie de célibataire ou des anniversaires.
Une recherche de la mise en scène
En d’autres occasions, les Juifs orthodoxes se mettent en scène. Il ne s’agit pas d’une présence discrète dans l’espace public, qui se trouve être visible pour qui sait la reconnaître. Au contraire, ici, d’une part, la visibilité est recherchée et organisée, et, d’autre part, des marqueurs de l’identité juive orthodoxe sont affichés, voire revendiqués. Trois fêtes peuvent illustrer cette attitude.
La fête de Lag BaOmer a généralement lieu au mois de mai. Elle commémore deux événements : la fin d’une épidémie parmi les disciples de Rabbi Akiva au IIᵉ siècle de l’ère commune et le décès de Shimon Bar Yohai, au IIe siècle également, un érudit dont les écrits sont encore étudiés aujourd’hui. Cette célébration donne lieu à des défilés publics, souvent organisés comme des carnavals. S’observent alors, dans certaines villes, des déguisements et des chars colorés surmontés de haut-parleurs diffusant pendant plusieurs heures de la musique religieuse entraînante. Ces défilés incluent parfois des moments symboliques, comme la première coupe de cheveux pour les garçons de trois ans ; un rituel important puisqu’il marque l’entrée des petits garçons dans la pratique du judaïsme. Des responsables politiques, comme le maire ou le député, sont d’ailleurs souvent invités à prendre la parole. Les propos sont souvent convenus, et consistent à souhaiter un bon succès dans les activités menées. Que ces responsables soient conviés est malgré tout le signe que ces festivités mettent aussi en jeu les institutions publiques et le regard, l’attention qu’elles peuvent porter aux Juifs orthodoxes. Dès lors, la mise en scène est aussi pensée pour s’adresser à ces responsables.
Parade de Lag BaOmer devant à Brooklyn, en 1987. Source : wikimedia (CC BY 3.0).
Hanoucca est une autre occasion de visibilité recherchée. Cette fête, qui s’étend sur une semaine, souvent en décembre, commémore la victoire des Juifs sur l’armée séleucide, au IIᵉ siècle avant l’ère commune. Pour symboliser la survie du peuple juif, elle donne lieu, chaque soir, à l’allumage d’un candélabre (hanoukkiyyah). Elle est l’une des fêtes les plus étudiées pour illustrer la visibilité des Juifs orthodoxes dans l’espace public (Endelstein, 2017). Et pour cause : des centaines d’allumages publics sont organisés, sur des places publiques, rassemblant, là, une poignée d’individus, là, plusieurs centaines de personnes. Les allumages varient en envergure, mais aussi en durée : des cérémonies de quartier de trente minutes côtoient des événements de grande ampleur sur des places centrales comme, à Paris, les places du Châtelet, de la République ou encore le Champ-de-Mars, qui peuvent durer plusieurs heures. Ils sont ouverts à tous, sans que l’appartenance religieuse ne soit un prérequis, mais les Juifs orthodoxes y sont surreprésentés. Ces rassemblements, véritable performance religieuse et sociale, incluent une mise en scène soignée : installation de matériel, discours au micro, musique, chants religieux et prières, le tout planifié avec une logistique bien rôdée. Une distribution de beignets à tous les spectateurs contribue aussi à donner à cette festivité un caractère particulièrement accueillant et souriant. Ces événements accueillent également des personnalités communautaires (Consistoire de France et de Paris, Conseil représentatif des institutions juives de France, Fond social juif unifié), et politiques, locales ou nationales. Dans leur discours, toutes apportent un soutien à la fête, en soulignant souvent sa dimension symbolique (le triomphe de la lumière au cœur de l’obscurité hivernale). Elles se montrent ainsi tout à fait réceptives à l’image que des juifs orthodoxes donnent d’eux-mêmes : celle d’un groupe joyeux, ouvert sur la société environnante.
Les entrepreneurs d’une visibilité qui se veut religieuse
Ces occasions de visibilité sont d’abord et avant tout le fait du mouvement loubavitch. Ce constat se comprend au regard de leur projet messianique. D’après la lecture loubavitch, rapprocher le plus possible des Juifs de la pratique religieuse hâtera la venue du Messie, ainsi que, subséquemment, la résurrection des morts et le rassemblement des Juifs sur la terre d’Israël (Sharot, 1982 ; Shaffir, 1994). Parce qu’elle est pertinente au regard de leur projet missionnaire, parce qu’elle leur permet de toucher des Juifs non orthodoxes, les loubavitch travaillent particulièrement leur présence dans l’espace public, présence qui, de fait, revêt une dimension religieuse. Deux arguments le démontrent. D’abord, d’un point de vue organisationnel, les loubavitch sont de loin ceux qui prennent le plus part à cette visibilité dans l’espace public. D’autres communautés peuvent certes mener des initiatives, pour installer ici ou là une soukkah ou procéder à un allumage, mais elles restent ponctuelles. Seuls les loubavitch investissent systématiquement du temps et de l’argent dans la planification administrative et logistique de cette présence dans l’espace public, qu’il s’agisse de l’obtention des autorisations d’occupation temporaire de l’espace public, de la location du matériel, de l’installation de la décoration et de la recherche d’intervenants. C’est bien la dimension religieuse que recherchent les loubavitch via ces occasions de visibilité. En effet, ils n’organisent pas d’événements sans cette dimension, bien qu’ils pourraient intéresser des Juifs, comme des rassemblements contre l’antisémitisme. Par exemple, ils ne sont pas signalés lors de la manifestation contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023, qui a rassemblé 100 000 participants à Paris, où d’ailleurs seuls quelques orthodoxes étaient présents. De même, ils étaient absents des commémorations de l’attaque du Hamas du 7-Octobre. Les loubavitch (et plus généralement les Juifs orthodoxes) n’organisent donc pas de mobilisations contre l’antisémitisme parce qu’elles ne feraient pas sens au regard de leur projet messianique. A cela s’ajoute une autre raison, peut-être plus contre-intuitive encore. En effet, ils considèrent l’antisémitisme comme consubstantiel au judaïsme, ce qui rend vaine toute tentative de le neutraliser (Strack, 2025 :171). Dans ces conditions, pensent-ils, mieux vaut donc s’engager pour une cause qu’ils peuvent influencer (la venue du Messie).
Ensuite, la dimension religieuse, voire théologique, s’observe à travers une multitude de marqueurs de l’orthodoxie. Les tenues vestimentaires décrites plus haut sont régies par l’impératif de modestie, qui implique de recouvrir les bras et les jambes, en évitant les couleurs criardes, le plus souvent en portant du noir et blanc. D’autres marqueurs sont caractéristiques du mouvement loubavitch. Lors de certains allumages de Hanoukkah, les discours du chef spirituel loubavitch, le Rabbi Menahem Mendel Schneerson (1902-1994), sont diffusés, parfois sur écrans. L’allumage sur le champ de Mars, en particulier, est devenu un moment phare de Hanoukkah en France. Le logo de son quartier général à New-York est omniprésent, de même que son portrait. Ou encore, les chars de Lag BaOmer ou les banderoles de Hanoukkah sont ornés de citations bibliques et de références loubavitch (comme le fameux slogan appelant à la venue immédiate du Messie). Ces marqueurs ne sont pas que symboliques : ils consistent à vivre au quotidien la parole de Dieu. Dans la mesure où le Rabbi loubavitch est considéré comme un intermédiaire entre Dieu et les êtres humains, l’invoquer sans cesse contribue à se rapprocher de lui et à placer la célébration sous la protection divine.
Ces marqueurs prennent donc leur sens ad intra, c’est-à-dire au regard des croyances des orthodoxes : en les arborant, ceux-ci estiment accomplir la parole divine. Mais ils peuvent aussi se lire, de façon complémentaire, dans une perspective identitaire, ad extra. Il s’agit alors de se démarquer de l’hors-groupe. En effet, à partir de la proposition sartrienne (Sartre, 2005), la judéité peut se définir aussi par le regard de l’autre (Tavory, 2010). De ce point de vue, arborer des marqueurs juifs orthodoxes permet de se signaler en tant qu’orthodoxes et de rappeler un ancrage identitaire. Vêtements, logo du quartier loubavitch, portraits du Rabbi loubavitch etc. agissent alors comme autant de « contenus culturels » qui participent de la réaffirmation de la frontière avec l’hors-groupe (Barth, 1969 : 211, 214), dont l’identité est alors publique (Malbois, 2019). L’une des fonctions de la visibilité dans l’espace public est alors aussi d’exister en tant que Juifs. En tant que Juifs, mais aussi, dans le même mouvement, en tant qu’orthodoxes, puisque, par exemple, les Juifs libéraux ne comprennent pas de la même manière la modestie et n’affichent pas publiquement leur judéité. Ces diverses interprétations alimentent d’ailleurs parfois de part et d’autre des accusations d’obscurantisme ou de trahison du judaïsme. En outre, la surreprésentation des loubavitch dans l’espace public influence le regard dont ils font l’objet. En effet, le judaïsme orthodoxe est constitué d’une multitude de sous-tendances : la tendance lituanienne insiste sur l’étude des textes religieux, quand la tendance hassidique insiste aussi sur les émotions ressenties par les croyants. Elle rassemble de nombreux groupes, tels que les belz, les gur, les breslev, les satmar, les vishnitz, les munkacz, chacun avec sa propre origine géographique et ses spécificités théologiques (Baumgarten, 2006). Ainsi les loubavitch ne sont-ils qu’un groupe orthodoxe parmi d’autres qui ne représente, de surcroît, qu’une petite fraction de la population juive en France (Podselver, 1998 ; Gutwirth, 2004), comptant entre 7 000 et 10 000 personnes (Strack, 2025 : 58). Et pourtant, les responsables publics, de même certainement que le public non juif, tend à voir en eux les seuls représentants du judaïsme orthodoxe. Autrement dit, dans la mesure où les loubavitch sont les seuls orthodoxes à rechercher à ce point la visibilité dans l’espace public, ils tendent, de facto, à incarner à eux-seuls le judaïsme orthodoxe. Ainsi, même des juifs laïques peuvent apprécier leur action, servant, d’après eux, à préserver l’identité juive traditionnelle. Cette surreprésentation n’est toutefois pas sans susciter des tensions avec d’autres groupes juifs, notamment traditionnalistes. Pratiquant surtout un judaïsme mémoriel, ces derniers peuvent se sentir concurrencés, voire écartés par les loubavitch, plus à même, par leur dynamisme, de faire vivre une communauté locale et de recruter de nouveaux membres. Certaines communautés orthodoxes non loubavitch s’efforcent certes de toucher des juifs non orthodoxes, mais l’ampleur de leur action ne peut encore rivaliser avec celle des loubavitch (Strack, 2025 : 147).
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La présence visible des juifs orthodoxes dans l’espace public s’observe donc dans le cadre d’une pratique routinière et en des occasions particulières. Elle résulte de croyances, mais aussi, d’une recherche de la distinction d’avec l’hors-groupe. Elle revêt donc un enjeu théologique autant qu’un enjeu identitaire, qui se nourrissent l’un l’autre. D’un côté, cette présence dans l’espace public est façonnée par une conception spécifique (orthodoxe) des textes religieux. De l’autre côté, par le contact à l’autre, elle la renforce. Cette présence est, du reste, souvent organisée, voire mise en scène, par les loubavitch : ils l’utilisent pour imposer une norme sociale (c’est-à-dire leur conception de la pratique du judaïsme), agissant en cela en entrepreneurs de cause (Becker, 1963). Parce qu’elle peut exposer un stigmate et susciter des réactions hostiles (en l’occurrence, de l’antisémitisme), la visibilité dans l’espace public peut être vue comme dangereuse. Et pourtant, loin d’être évitée, ou même subie, elle peut constituer, pour un groupe préoccupé par sa survie comme le sont les Juifs orthodoxes, un outil performatif d’affirmation de soi (Smith, 1998 : 119).
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