Kant et Mendelssohn. Le conflit des publicités


 

La version kantienne de l’Aufklärung (l’équivalent allemand des Lumières) est communément tenue pour l’acte de naissance de la notion de « publicité », au sens d’un espace de formation d’une opinion publique politique. C’est sacrifier l’opinion publique réelle, et néanmoins éclairée, sur l’autel du concept et d’une publicité idéale. Car les Lumières ne se résument pas à Immanuel Kant (1724-1804). Elles s’incarnent avant tout dans le vaste mouvement de transformation des mentalités qui a commencé avec les penseurs de la socialité bourgeoise dès le début du XVIIIe siècle, notamment Christian Thomasius (1655-1728 ; Raulet, 1995 : 76-82). I. Kant, dans la période critique de sa maturité, ne représente pas la réalité de l’Aufklärung, il ne représente même que lui seul, il est complètement isolé. La Popularphilosophie tient encore largement le haut du pavé, et au sein de ces dernières, le rigorisme kantien est sapé par l’influence du sensualisme anglais (Anthony Ashley-Cooper, 3e comte de Shaftesbury [1671-1713], Edmund Burke [1729-1797]) et du matérialisme français (Julien Jean Offray de La Mettrie [1709-1751], Claude-Adrien Helvétius [1715-1771], Paul Thiry, baron d’Holbach [1723-1789]).

Immanuel Kant en couverture de Critique de la raison pure.Moses Mendelssohn en couverture de l’ouvrage biographique Moses Mendelssohn. Eine Biograpfie par Shmuel Feiner.

Immanuel Kant en couverture de Critique de la raison pure.
Moses Mendelssohn en couverture de la biographie Moses Mendelssohn. Eine Biograpfie par Shmuel Feiner.

 

Public érudit et public profane : la diversité des opinions

Il faut donc accorder toute leur place à cette pléiade d’auteurs mineurs intermédiaires, regroupés sous l’appellation de « philosophes populaires » (Popularphilosophen), sans lesquels la transition du rationalisme du XVIIe siècle à l’Aufklärung ne se serait pas accomplie et surtout sans lesquels l’Aufklärung n’aurait pas cette qualité qu’on lui reconnaît spontanément d’être non seulement un phénomène philosophique, mais le reflet d’une mutation profonde de la culture politique. C’est précisément chez ces auteurs que les Lumières allemandes acquièrent, comme en Angleterre et comme en France, l’ampleur et la portée d’un mouvement qui sort des cadres de la pensée érudite – de la gelehrte Philosophie – et qui transforme radicalement la vision du monde et la culture politique.

La réception des Anglais, si décisive pour le dépassement du rationalisme du XVIIe siècle, n’aurait pas été possible sans la transformation interne à laquelle les héritiers de Christian Wolff (1679-1754) et de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) ont eux-mêmes soumis le « leibniziano-wolffisme », ce système de pensée à la fois métaphysique et réaliste qui domine en Allemagne jusque dans les années 1780. L’Académie de Berlin fut un des hauts lieux de ce mariage. Johann Heinrich Samuel Formey (1711-1797), secrétaire perpétuel de l’Académie et directeur de sa classe philosophique à partir de 1788, fut l’un des vecteurs de l’influence de John Locke (1632-1704) et de David Hume (1711-1776). Frédéric II de Prusse (1712-1786) demanda aussi expressément au disciple d’Alexander Gottlieb Baumgarten (1714-1762), Georg Friedrich Meier (1718-1777) de prononcer des conférences sur la philosophie de J. Locke. Mais l’Aufklärung berlinoise, guère en cour à Potsdam, n’était pas en reste : Friedrich Nicolai (1733-1811), Moses Mendelssohn (1729-1786) et Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781) sont des Popularphilosophen tant par leur réception de l’influence anglaise que par leur participation active à la création d’une opinion publique philosophiquement éclairée.

Ce courant est progressiste en un sens réformateur ; il n’est pas critique au sens kantien. Il vise un consensus, mais plus par la recherche d’une harmonie des points de vue que par l’identification sans pitié des points de discorde. Cette philosophie est « populaire » – il est convenu de la désigner ainsi en raison à la fois de son écho dans la société et du situs de ses représentants, souvent des pasteurs éclairés et, de manière générale, des vulgarisateurs des théories dominantes de G. W. Leibniz et de C. Wolff (« l’École » régnante, appelée Schulphilosophie). Bien sûr, à côté des « harmonisateurs », comme on nomme ceux qui défendent la compatibilité de la Raison et de la Révélation, il y a aussi des « néologues » qui exigent qu’on soumette à l’examen de la raison toutes les vérités dogmatiques. Tous pasteurs, ces déistes radicaux – Johann Gottlieb Töllner (1724-1774), Friedrich Germanus Lüdke (1730-1792), Wilhelm Abraham Teller (1734-1804) et Johann August Eberhard (1739-1809) – déplorent que l’enseignement moral du christianisme soit sujet à discussion. Mais pour eux, cela tient à ce qu’on n’a pas su en démontrer rationnellement la vérité. J. G. Töllner entend rationaliser le christianisme au moyen de la méthode mathématique. Pour sa part, W. A. Teller adopte une stratégie plus complexe. Il applique de façon absolue le principe protestant selon lequel la Bible seule est le fondement de la foi ; il s’agit donc de construire rationnellement une doctrine chrétienne à partir de la seule Écriture. Sur cette base, il invite tous les croyants, y compris les Juifs, à rejoindre la communauté rationnelle.

Bref, une opinion publique est en gestation – bien avant que I. Kant ne la conceptualise – et elle prend des formes différentes. À un moment qu’on peut assez précisément dater à partir des publications, ces formes entrent en conflit. C’est de cela qu’il s’agit dans la controverse célèbre entre I. Kant et M. Mendelssohn à propos de ce qu’il faut entendre par « éclairer ».

 

Deux façons de s’adresser au public

La controverse de 1784 intervient en effet à un moment critique que l’on peut considérer tout à la fois comme l’apogée de l’Aufklärung et comme l’heure de sa décision. Décision politique, sociale, idéologique et épistémologique. L’heure des bilans est arrivée : l’Aufklärung fait-elle plus de bien que de mal ? Jusqu’où peuvent ou doivent aller les Lumières ? Comment faut-il éclairer ? Le débat qui s’engage vers le milieu des années 1780 sur le bon usage des Lumières n’est pas neuf. Mais ce qui change les données du problème, c’est la radicalisation générale, sociale, politique, idéologique et épistémologique. Sociale et idéologique : la Popularphilosophie a fait son travail ; l’Aufklärung est devenue autre chose que le rationalisme de la philosophie savante, elle est devenue une idéologie pratique, une exigence éthique. À la place de la métaphysique et de la mathématique C. Thomasius en appelle à la « saine raison », qui est le bien commun de tous les hommes. Le but de la « Doctrine de la Raison » dans sa partie pratique (Ausübung der Vernunft-Lehre) est désormais d’améliorer la volonté grâce à une nouvelle maîtrise de l’entendement. Politique : la modernisation du despotisme éclairé touche à ses limites ; Frédéric II est vieux, vers 1786-1787 on s’attend à sa mort et l’on redoute un retour de l’obscurantisme. Épistémologique : ces craintes prennent toute leur portée du fait de l’épuisement de l’Aufklärung populaire et de son incapacité à répondre à la question du bon usage ou de l’abus des Lumières. De cette incapacité naissent des stratégies qui se replient sur la foi, soit positive, soit vécue. À Königsberg même, où I. Kant enseigne, Johann Georg Hamann (1730-1788) est le porte-parole de cette réaction irrationaliste.

L’essai de I. Kant Qu’est-ce que les Lumières ? est en fait un bilan tout autant qu’un programme. Il est motivé par cette question qui concerne de façon tout à fait concrète l’impact de l’Aufklärung sur la société et la culture politique : celle de l’usage ou de l’abus des Lumières. En 1783 un auteur anonyme, s’était prononcé dans la livraison de septembre de la Berlinische Monatsschrift en faveur du mariage civil, question alors brûlante en Prusse. En décembre le pasteur et Popularphilosoph Johann Karl Friedrich Zöllner (1834-1882) prend la défense du mariage religieux et proteste contre la « confusion provoquée dans les têtes et les cœurs au nom de l’Aufklärung ». Il s’interroge : « Qu’est-ce que les Lumières ? Cette question, qui est presque aussi importante que de savoir ce qu’est la vérité, devrait commencer par trouver une réponse avant même que l’on entreprenne d’éclairer ». Ce sont donc les doutes des Popularphilosophen quant à l’usage de le Raison dont ils sont les vulgarisateurs qui déclenchèrent la parution de deux réponses à cette question – en septembre 1784 celle de M. Mendelssohn : « Qu’entend-on par éclairer ? », en décembre celle de I. Kant (Kinkel, 1929 ; Raulet, 2024). On comprend que ce dernier ait tenu à intervenir : J. K. F. Zöllner ne posait rien moins que la question du criticisme. Il importait pour E. Kant de marquer la rupture de ce dernier avec l’épistémé traditionnelle, incarnée par G. W. Leibniz et C. Wolff, qui dominait encore la scène philosophique. I. Kant se réfère directement à ce contexte en évoquant la maxime « Sapere aude » de la société secrète maçonnique et wolffienne des « Alétophiles ». Seul un consensus peut permettre à l’Aufklärung de surmonter l’épreuve. Mais ce consensus ne doit pas reposer seulement sur le fond d’idées « consensuelles » que la Popularphilosophie rationaliste défend depuis le début du siècle.

De fait, la comparaison avec la réponse que donne M. Mendelssohn à cette question fait ressortir les limites d’une Aufklärung qui reste tributaire des schémas de pensée établis, en particulier la persistance du découpage aristotélicien entre Vernunftlehre (doctrine de la raison) et Sittenlehre (doctrine des mœurs) caractéristique de « l’École » (la Schulphilosophie). Tout en défendant la liberté inconditionnelle de la philosophie spéculative et de la Bildung, la formation de l’esprit, M. Mendelssohn admet finalement que celui qui éclaire, l’Aufklärer, doit « mettre sa main devant sa bouche » lorsque cette exigence risque de porter atteinte à l’équilibre atteint par la Kultur. La réponse de I. Kant est bien différente. Elle consiste à réarticuler de façon radicalement différente le spéculatif et le pratique : borner a priori les prétentions de la pensée, de façon en somme prophylactique, afin qu’elle soit à tout le moins assurée de son territoire et ne risque pas de devoir abdiquer face au dogmatisme. « Abolir le savoir pour faire une place à la croyance » (Kant, 1781 : 24) : cette formule célèbre de la préface à la deuxième édition de la Critique de la Raison pure ne signifie pas que la Raison entend se borner à l’entendement, c’est-à-dire à la connaissance du monde physique, mais bien au contraire qu’elle veut traiter spécifiquement des questions qui débordent ce domaine.

 

Former une opinion publique éclairée

Au lieu de devoir reconnaître a posteriori les bornes de la raison et de pratiquer une censure dogmatique des résultats acquis pour se cantonner ensuite dans une attitude sceptique, la Critique de la Raison pure requiert une critique de l’usage des principes, critique qui établit leur statut et leur fonction à deux niveaux : en tant que principes de l’entendement d’une part, principes de la raison d’autre part. L’usage des principes est « le point précis du malentendu de la raison avec elle-même » (Préface de la première édition). La Critique de la Raison pure distingue rigoureusement principes constitutifs et principes régulateurs. C’est leur confusion qui conduit la raison spéculative à dépasser de façon illégitime les possibilités effectives de la connaissance et à devenir une métaphysique dogmatique. Les premiers, les principes de l’entendement, « constituent » des connaissances en permettant de subsumer les intuitions à des concepts ; sans eux les objets empiriques demeureraient inconnaissables. Mais l’objectif de la critique de la métaphysique, en tant que critique de la raison pure, ne vise nullement à invalider la possibilité d’une pensée pure, portant sur des objets que l’on ne fait que concevoir. Les principes, qui ne sauraient être tirés de l’observation, sont justement la marque du pouvoir de la raison transcendantale, de sa capacité à accéder à des connaissances pures a priori. Ils orientent la pensée vers un idéal de perfection et de systématicité ; par eux la raison spéculative « regarde toute liaison dans le monde comme si elle dérivait d’une cause nécessaire et absolument suffisante » (Kant, 1781 : 440).

La Critique de la Raison pure se prolonge nécessairement dans une Critique de la Raison pratique – les spéculations qui débordent les limites de toute connaissance (au sens strict) possible, et qui ne sont donc pas des concepts, sont des Idées essentielles du point de vue pratique et là où les principes constitutifs n’ont plus cours commence le domaine des principes régulateurs. L’effet apparemment négatif de la critique se révèle donc positif en ce sens qu’il met fin à « l’embarras » dans lequel se retrouvait toujours la métaphysique : son incapacité à s’affirmer comme science. Cet échec n’était pas seulement théorique : il disqualifiait aussi la validité pratique de la métaphysique.

Ce renversement de perspective permet en même temps à I. Kant de se dédouaner habilement des accusations : seule la critique, en refondant le statut de la métaphysique, rend un vrai service à la foi ; c’est le non-usage des Lumières qui est néfaste. Néfaste avant tout sur le plan éthique : car le statut de phénomène qu’on veut notamment établir pour la liberté la rend dépendante des conditions empiriques alors qu’il suffit, pour fonder la morale, que « la représentation de cette liberté ne renferme aucune contradiction ». C’est donc la métaphysique dogmatique qui se révèle « la source de toute l’incrédulité qui s’attaque à la moralité », tandis que « la critique peut seule couper dans leurs racines le matérialisme, le fatalisme, l’athéisme, l’incrédulité des libres penseurs, le fanatisme, fléaux qui peuvent devenir nuisibles à tout le monde, enfin l’idéalisme et le scepticisme qui sont dangereux plutôt pour les écoles » (Critique de la Raison pure, préface de la deuxième édition).

Éclairer est donc pour I. Kant un authentique impératif moral qui ne doit pas souffrir la moindre restriction par crainte de choquer l’opinion publique. Afin que puisse se former une conscience politique conforme à la moralité universelle telle que la formule l’impératif catégorique, la publicité des idées, c’est-à-dire le droit de les rendre publiques, ne doit subir d’autre limitation que celle que la raison critique s’impose à elle-même en circonscrivant a priori le champ de son exercice.


Bibliographie

Kant I., 1781, Critique de la raison pure, trad. par A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Presses universitaires de France, 1951.

Kant I., 1784, « Qu’est-ce que les Lumières ? », pp. 43-46, in : Proust F., dir., Vers la paix perpétuelle, Que signifie s’orienter dans la pensée ?, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. par J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, Flammarion, 1991.

Kinkel W., 1929, « Moses Mendelssohn und Immanuel Kant », Kant-Studien, 34 (1-4), pp. 391-409. Accès : https://doi.org/10.1515/kant.1929.34.1-4.391.

Mendelssohn M., 1784, « Über die Frage : was heiβt aufklären ? », Berlinische Monatsschrift, 4, pp. 193-200. Accès : https://ds.ub.uni-bielefeld.de/viewer/image/2239816_004/213/.

Raulet G., 1978, « Us et abus des Lumières. Mendelssohn jugé par Kant », Les Études philosophiques, 3, pp. 297-313. Accès : https://www.jstor.org/stable/20847494.

Raulet G., 1995, « Chapitre 1 », pp. 15-41, in : Aufklärung. Les Lumières allemandes, Paris, Flammarion.

Raulet G., 2024, Lumières politiques, Paris, Presses universitaires de France.

Auteur·e·s

Raulet Gérard

Sorbonne, Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe Sorbonne Université

Citer la notice

Raulet Gérard, « Kant et Mendelssohn. Le conflit des publicités » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 17 novembre 2023. Dernière modification le 19 avril 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/kant-et-mendelssohn-le-conflit-des-publicites.

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