De la « publicité » de la raison aux différents publics
Si l’on s’est souvent interrogé sur la teneur des propos de nombreux médiateurs culturels ou membres de réseaux d’éducation (Canopé, Éduscol) qui croient avoir pour mission la formation du public des arts et la diffusion de « clefs » pour éclairer les esprits sur les œuvres, on a peu cherché à en étudier les sources théoriques. Les expressions – « amener la culture » au public ou « amener le public » à la culture, « aider » ceux qui « ne savent pas », « réveiller » ceux qui sont « amorphes » ou « passifs » – ne sont certes pas innocentes. Mais, pour qu’elles aient de la prégnance et qu’elles confortent une telle mission, il faut que l’on croie en l’existence d’un public et qu’il soit déclaré « ignorant », « incompétent », « passif », de telle sorte qu’en retour il puisse être du devoir de quelques-uns, une « élite », de se pencher sur lui et de le conduire vers la vérité, le bien ou le beau. La fabrication d’une telle hiérarchisation mérite qu’on s’y arrête. Moins cependant pour enquêter sur l’existence de la scission même que pour interroger les notions qui rendent cette scission nécessaire et l’argumentaire de leur légitimation.
Il semble qu’une partie des réponses à ces questions portant sur la manière de parler du public et la justification des formules qui l’enserrent se trouve dans les écrits du philosophe Immanuel Kant (1724-1804), au cœur de l’Aufklärung, ce moment allemand des Lumières un peu distinct des Lumières françaises par ses dates et sa teneur, plus orientée vers la morale et le statut de la religion. Non seulement ce philosophe articule dans ses écrits des moments différents de la notion de « public », produisant ainsi une synthèse des champs couverts par elle, mais il complète ses recherches par la nécessité de discerner des publics, celui de la connaissance, de la morale, du droit et de l’œuvre d’art, et de tenir compte de leurs fractures. Sa logique : pour chaque activité, il est un public en droit (universel), formé par ceux qui suivent purement les règles (l’élite des savants, philosophes, juristes…), et un public en fait, ignorant, arbitraire, grossier. Quoique le second doive pouvoir rejoindre le premier à condition que ce dernier prenne la peine de l’éduquer.
Raison et critique
Arrivée à maturité, la pensée de I. Kant se focalise sur l’analyse de la conduite de la raison humaine rapportée intrinsèquement à la nécessité d’une « critique ». Si la raison n’est pas soumise à elle dans ses différentes activités (science, morale, droit, esthétique), elle tombe dans le dogmatisme concocté dans le secret des officines ou le scepticisme individuel, et renonce à l’universel, ce qui est contradictoire. À l’encontre de ces dérives, la raison doit se faire critique de soi-même, s’exercer à connaître ses limites en jouant par rapport à elle-même le rôle d’un tribunal susceptible d’énoncer ce dont elle est capable ou non, afin de ne pas errer ou tomber dans des prétentions illégitimes. Pour remplir entièrement son rôle, la raison doit soutenir ce libre examen dans chacune de ses activités : la connaissance, l’éthique, le droit et l’esthétique.
En chacune d’elles, elle doit refuser de se soumettre au fait et indiquer le droit, la manière dont une activité peut se produire pour être scientifique, doit prendre une forme morale, doit dessiner un monde légal commun ou saisir le beau pour valoir universellement. Dans ce dessein, la critique déploie publiquement des exercices préliminaires qui se font négatifs : ils préservent la raison des erreurs ; et positifs : ils encouragent l’usage légitime de la raison. Elle obtient ce résultat en recensant les concepts et les principes a priori de la raison. Ils sont dits alors « transcendantaux », I. Kant (1781 ; 1788) appelant ainsi ce qui relève de la forme universelle de la raison.
Critique et publicité
Non seulement « la raison, dans toutes ses entreprises, doit se soumettre à la critique, et elle ne peut par aucune défense porter atteinte à la liberté de cette dernière sans se nuire à elle-même et sans s’attirer des soupçons qui lui font tort » (Kant, 1781 : 619), mais elle doit aussi accepter la « publicité » (Oeffentlichkeit ou Öffentlichkeit), ou la « communication », dans le sens de ce terme au XVIIIe siècle. Dès lors que la raison a compris devoir renoncer à toute autorité dictatoriale qui ne peut rien universaliser, elle apprend que « sa décision ne repose toujours que sur l’accord de libres citoyens, dont chacun doit pouvoir exprimer ses objections, et même son veto, sans retenue aucune » (ibid.).
Contrairement à ce que croient beaucoup, la « publicité », chez I. Kant, n’est pas uniquement un thème de philosophie politique. Elle figure au niveau des fondements de la raison, dans ses activités théoriques et pratiques. Par « publicité » – ce qui n’est pas notre moderne « réclame » –, il faut comprendre que la raison n’acquiert la connaissance de soi-même et la maîtrise de ses activités qu’au travers d’un partage dans lequel chacun, dans le champ concerné, peut faire valoir sa voix, de telle sorte que l’universalité de la raison paraisse au grand jour. Cette « publicité » consiste à exposer en public, au jugement des autres dans chaque sphère – les savants pour la connaissance, les moralistes pour l’éthique, les citoyens pour le droit –, ses pensées, ses doutes, ses projets. Nul ne peut y porter atteinte, sauf à empêcher le perfectionnement des humains.
Un opuscule de I. Kant fournit une synthèse de ce trait. Dans son article Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? (1784), I. Kant assimile sa conception à une théorie « républicaine » (selon l’étymologie : res publica) de la raison, parce que la publicité, la discussion publique des arguments, élève chacun au-delà de la condition subjective de ses intérêts privés.
Publicité et partage du public
Où l’on remarque fort à propos que, quelles que soient ses activités (connaissance, éthique, droit, art et culture), la raison est publique en droit et sait devoir soumettre au jugement public les pensées et les doutes sans qu’on puisse lui reprocher de mettre la société en danger. En philosophe de l’Aufklärung, I.. Kant ne veut plus entendre parler des dogmes indiscutables dans la connaissance, des normes justifiées par une transcendance en morale, de lois élaborées dans le secret des cabinets des monarques, ou des normes du goût infligées par les académies.
De ce fait, chez lui, la notion de « public » prend une signification élargie : est « public », non seulement ce qui vaut pour tous, mais encore ce qui peut être et est discuté par chacun au point de n’être acceptable que sous cette condition. « Public », sous toutes ses versions – « public », « publicité » et « le public » –, est le signe d’une humanité en activité se donnant ses propres règles, et assurant ainsi sa vocation à l’universel. Dans cette notion de « public/publicité » réside la possibilité de parler des humains en termes de « le public », d’autant que le public dans chaque activité représente l’universel. C’est le cas des savants qui forment un public parce qu’ils sont cultivés par les exigences d’universalité des lois de la nature.
Pour autant, si le public est de droit, il ne l’est pas en fait. Chacun peut devenir savant, mais tous ne le sont pas, il en est qui croient encore que la Terre est plate. Chacun doit être moral, mais tous ne le sont pas, il en est qui cèdent au mensonge, au vol, etc. Par conséquent, le public est toujours partagé. Il y a ceux qui suivent les règles et composent un public « pur », et ceux qui demeurent sous la coupe de la subjectivité et de l’arbitraire, et n’appartiennent que potentiellement au public. Par conséquent, pour I. Kant (1781 : 620), le vrai renvoie à « l’assentiment de la plus grande et de la meilleure partie du public » (les savants, les élites).
Le public et le peuple
Dans une population, le public est donc la part de ceux qui discutent en public de leur obéissance à des règles dont ils n’acceptent le poids que s’ils ont donné leur assentiment à leur existence. Dans le droit, c’est le peuple même. Le public du droit est la forme transcendantale, a priori, requise pour que le droit soit légitime. Et le droit n’a de sens que s’il revêt la forme de la publicité. D’ailleurs, que serait un droit qui ne coïnciderait pas avec une forme universelle ? Un arbitraire. La justice, et avec elle le droit en général, ne peut être pensée que comme susceptible d’être rendue publiquement (öffentlich kundbar) (Kant, 1797).
Si « public » et « publicité » sont des principes généraux et formels de justice, ils sont forcément des principes généraux du droit et plus particulièrement des principes du droit public en rapport avec lequel les citoyens composent un « public ». Dans la Doctrine du droit, section 1 de la Métaphysique des mœurs (ibid.), I. Kant donne à ce principe une formulation encore plus précise : « Seule la volonté concordante et unie de tous, en tant que chacun décide la même chose pour tous et tous la même chose pour chacun, par conséquent seule la volonté universellement unifiée du peuple peut donc être législatrice » (ibid. : 30).
Grâce au public (les citoyens, le peuple), le droit public livre la clé du fondement d’un État, pleinement lié à la res publica. Un État consiste donc en « la réunion d’une multitude d’humains sous des lois de droit » (ibid.). Un peuple se constitue en État par un contrat originaire (transcendantal, mais pas effectif) qui n’a pas la forme d’un sacrifice de l’arbitraire individuel mais celle d’une volonté de quitter définitivement la liberté sans loi pour retrouver dans une dépendance légale la liberté qui mérite ce nom (là où le tien et le mien sont garantis par les pouvoirs publics). Mais comme tous ne cèdent pas immédiatement, il faut que les institutions et les citoyens cultivés se fassent pédagogues auprès de ce public.
Le public esthétique
Au cœur des activités de la raison, il en est encore une autre. Elle fonctionne bien à l’universel, repose bien sur la publicité, cohère aussi un (autre type de) public, mais elle ne réfère à aucune loi pour cette opération (ni de la connaissance, ni morale, ni juridique). Il s’agit de l’esthétique, du jugement de goût, étudiée dans la Critique de la faculté de juger (1790). Non sans prendre à revers les deux critiques, de la raison pure (1781) et de la raison pratique (1788) qui, toutes deux, font des conditions a priori des lois de la nature et des lois morales une forme de législation du public. Or, aucune loi ou règle ne peut s’imposer dans le goût et tous ont du goût.
La première partie de la Critique de la faculté de juger (1790) procède à un vaste recensement des éléments nécessaires à la construction d’un certain état d’esprit, celui du public de l’œuvre d’art. Ce public-là, de droit tout un chacun, appréhende les œuvres par l’épreuve du sentiment, pensé comme fonction positive, homogène, unifiante, en suspension de connaissances et d’intérêts. Chacun peut trouver une œuvre belle sans en connaître le sujet et sans s’offusquer moralement. Ce public se forge à partir d’une sorte d’état d’esprit commun – si c’est beau pour moi, cela peut l’être pour n’importe quel autre être raisonnable – qui, par ailleurs, pour revenir à la démarche globale de I. Kant, caractérise ce public dans sa fonction transcendantale.
Cependant, un public relève de l’esthétique seulement lorsqu’il décline les déterminations constitutives d’un sujet spectateur vivant, fini et humain, lesquelles ne cessent de justifier l’idée selon laquelle le rapport de l’humain aux œuvres d’art « amplifie » l’être vivant que nous sommes, humanise notre existence et notre subjectivité, accroît notre « sentiment vital » (Kant, 1790 : 182). Le public esthétique jouissant d’un plaisir dans la rencontre avec l’œuvre est conduit à reconnaître que dans ce plaisir, des forces de la vie sont engagées dans un jeu harmonieux, dont la propriété est qu’elles intensifient la vie du sujet, mais sans réalisation de ces forces : nul ne peut dormir avec la Joconde.
Néanmoins, ce public esthétique qui, en droit, inclut tous les humains, fend à nouveau la population en deux, car tout le monde n’approche pas d’emblée les œuvres ainsi. I. Kant en vient donc à distinguer des élites susceptibles de jouir du plaisir esthétique pur, d’autant qu’elles discutent entre elles (la publicité), d’un côté, et la population qui, tout en possédant le goût, reste prise dans des considérations limitées à l’agrément devant une œuvre et n’entre pas toujours dans le jeu de la discussion.
I. Kant est ainsi entraîné vers cette opération paradoxale contribuant à renforcer le primat accordé aux élites esthétiques, héritières des Lumières – experts, historiens d’art, médiateurs, conférenciers, guides, amateurs éclairés – sur le « peuple » des ignorants. Ceux qui deviendront rapidement dans l’histoire postérieure des musées et des cours d’esthétique les « non-publics », les « publics empêchés », les « publics ignorants », « grossiers », etc.
En travaillant à donner un statut universel au public esthétique – à l’encontre de l’époque antérieure –, au public du face-à-face avec l’œuvre, déterminé par la sensibilité et discutant des jugements, Kant justifie pourtant un partage du public, et légitime la mission que se donnent les élites d’avoir à convertir le « peuple » resté soumis à ses agréments.
Un sens commun
L’approche kantienne de la notion de public reprend de manière systématique des distinctions antérieures : public vs particulier, république vs privé, en public vs en retrait, publicité vs secret, le public vs les princes, etc. Mais elle construit aussi une nouvelle entité : le public. Soit les savants dans le champ de la connaissance, les moralistes dans le champ de la morale, le peuple dans le champ du droit, le public esthétique dans le champ des arts. Mais ces modalités de publics fonctionnent toutes sur une même distinction : le public est une découpe dans une population qui légitime des élites, soit que le public se confonde avec elles, soit que les élites aient à se « pencher » sur le public.
Pour autant, le public des arts relève d’une spécificité inédite par rapport aux autres « publics ». De lui émanent des jugements de goût. Ce ne sont ni des jugements de fait, ni des jugements déterminants, ni des jugements moraux. I. Kant les dit « réfléchissants » parce que le jugement esthétique est à la fois subjectif et objectif, enraciné dans la particularité et ouvert à l’universel. Et ceci sans soumission à aucune loi (de la nature ou de droit), ni aucun impératif moral. Si donc tous ne peuvent devenir savants ou moraux sans de longs exercices, tous peuvent émettre des jugements de goût.
C’est que ce jugement, public, communicable et discutable du public sur les œuvres fait preuve d’un véritable « sens commun », d’un pouvoir de goût attaché à chaque être humain, permettant de partager avec les autres la même satisfaction. Et, par conséquent, de former une société. Le jugement de goût, en ce qu’il révèle un tel sens commun – une manière de tenir compte dans la réflexion de chacun du mode de représentation de tous les autres – est même, ajoute I. Kant, le « début de la civilisation », au point qu’il peut même devenir un idéal en direction duquel les élites doivent travailler, en s’adressant à ceux qui ne forment pas encore le public. C’est finalement lui qui fonde en retour la raison universelle étudiée d’abord sur le plan de la connaissance, puis de la morale.
Des maximes éducatives du public
La doctrine de la raison – partagée par toutes les Lumières et toujours en vigueur dans les milieux culturels (Bordeaux, Caillet, 2013) – veut inventer un art de l’éducation et de la communication réciproque des idées entre « la partie la plus cultivée et la partie la plus inculte » d’un peuple (Kant, 1790, §60). I. Kant propose une solution ou du moins un contenu à cette éducation dont les élites doivent s’emparer à l’égard de la « populace », des populations incultes et ignorantes. Elle tient en l’énoncé de trois « maximes de la pensée élargie », explicitées dans plusieurs ouvrages. Nous en puisons l’énoncé, ci-dessous, dans la Critique de la faculté de juger (ibid., §40 : 279). Ces maximes explicitent les principes de la critique du goût. Ce sont les suivantes : « 1 – Penser par soi-même ; 2 – Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3 – Toujours penser en accord avec soi-même ». En un mot, se libérer des préjugés, communiquer ses pensées et les argumenter, et rester conséquent avec soi-même.
Sous l’égide des Lumières, le peuple sortira de sa passivité et, en suivant les élites, il deviendra un véritable « public ». Ce chemin tracé par Kant sera diversement prolongé, notamment par Friedrich von Schiller (1759-1805 ; 1794), mais surtout, on l’aura reconnu, par de nombreux éducateurs ou médiateurs des publics (Gemeaux, 2003).
Bordeaux M.-C., Caillet É., 2013, « La médiation culturelle. Pratiques et enjeux théoriques », Culture et musées, hors-série, pp. 139-163. Accès : https://doi.org/10.4000/culturemusees.749.
Gemeaux C. de, 2003, « Pensée de la rupture, pensée de la médiation. Mémoire et progrès du premier romantisme à l’époque contemporaine », Germanica, 33, pp. 115-128. Accès : https://doi.org/10.4000/germanica.1830.
Kant I., 1781, Critique de la raison pure, trad. de l’allemand par A. Renaut, Paris, Aubier, 1997.
Kant I., 1784, Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. de l’allemand par D. Bourel et S. Piobetta, Paris, Éd. Mille et une nuits, 2006.
Kant I., 1788, Critique de la raison pratique, trad. de l’allemand par F. Picavet, Paris, Presses universitaires de France, 1993.
Kant I., 1790, Critique de la faculté de juger, trad. de l’allemand par A. Renaut, Paris, Flammarion, 1995.
Kant I., 1797, Métaphysique des mœurs, trad. de l’allemand par A. Renaut, Paris, Flammarion, 1994.
Schiller F. von, 1794, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. de l’allemand par R. Leroux, Paris, Aubier, 1992.
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