Klotz (Volker)


La notion de dramaturgie du public

 

Après des études d’allemand, d’anglais et d’histoire de l’art à l’Université de Francfort-sur-le-Main, Volker Klotz (1930-2023), à la fois critique de théâtre, conseiller artistique (Dramaturg) à Vienne, assistant de Walter Höllerer (1922-2003) à l’Université technique de Berlin et enfin, suite à son habilitation, professeur en études théâtrales à l’Université de Stuttgart de 1971 à 1995, est l’auteur de très nombreuses publications sur le théâtre, à commencer par sa thèse Geschlossene und offene Form im Drama (Forme fermée et forme ouverte dans le théâtre européen : Klotz, 1960a ; 1960 b), soutenue en 1959 et appelée à devenir très vite un ouvrage de référence, réédité à de nombreuses reprises depuis 1960. Dans ce livre dont l’influence sur la recherche théâtrale de la seconde moitié du XXe siècle est majeure, V. Klotz oppose deux formes théâtrales fondamentales (la forme fermée et la forme ouverte du drame) en s’appuyant directement sur l’opposition entre forme fermée et forme ouverte que l’historien de l’art suisse Heinrich Wölfflin (1864-1945 ; 1915) avait établie dans le domaine des arts plastiques. Toutefois, ici, on mettra la focale sur un autre ouvrage de V. Klotz, Dramaturgie des Publikums. Wie Bühne und Publikum aufeinander eingehen: insbesondere bei Raimund, Büchner, Wedekind, Horváth, Gatti und im politischen Agitationstheater (Dramaturgie du public. Comment scène et public se répondent mutuellement, en particulier chez Raimund, Büchner, Wedekind, Horváth, Gatti et dans le théâtre de propagande politique), dont la première publication chez Königshausen & Neumann eut lieu en 1978. Le titre même de cet ouvrage invite à se demander ce qu’il faut entendre ici par « dramaturgie » en général et par « dramaturgie du public » en particulier.

Volker Klotz. Source : Dessin numérique par Léa Dehédin.

 

Dramaturgie ?

Comme le rappelle fort justement Anne-Françoise Benhamou (1991 : 447) dans sa contribution au Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde de Michel Corvin, le terme de dramaturgie a connu « une remarquable évolution sémantique reflétant les transformations intervenues, au cours des siècles, dans l’exercice du théâtre. » Dans un premier temps, le terme renvoyait à l’œuvre dramatique, puis il a « pris en compte le passage du texte à la scène, la mutation de l’œuvre dramatique en œuvre scénique. » (Ibid.) Alors qu’elle supposait un ensemble de préceptes, de règles et de normes quant à la juste composition des pièces de théâtre (selon le Littré), cette notion désigne à présent aussi une pratique empirique relevant de la réalisation théâtrale et de la mise en scène. Partant, « la dramaturgie apparaît souvent comme un concept flou, de contours et de portée variables » (ibid.). Après Bertolt Brecht (1898-1956), qui a donné une nouvelle force au concept de dramaturgie (Silhouette, 2022) en l’inscrivant au cœur du processus de représentation (la dramaturgie permettant selon lui de dégager la fable du texte et de choisir les moyens propres à la figurer sur scène), on est aujourd’hui tenté de parler, plutôt que de dramaturgie, d’un état d’esprit dramaturgique ou, avec Jean-Marie Piemme (1984), d’un « point de vue dramaturgique ». En ce sens, la dramaturgie « tend donc à dépasser le cadre d’une étude du texte dramatique pour englober texte et réalisation scénique » (Pavis, 1996 : 106). C’est ainsi que, après les études dramaturgiques du texte théâtral concentrées dans Geschlossene und offene Form im Drama, V. Klotz (1978) a pu consacrer un ouvrage entier à ce qu’il appelle une « dramaturgie du public » (Dramaturgie des Publikums).

Couverture de Dramaturgie des Publikums. Wie Bühne und Publikum aufeinander eingehen: insbesondere bei Raimund, Büchner, Wedekind, Horváth, Gatti und im politischen Agitationstheater [Dramaturgie du public. Comment scène et public se répondent mutuellement, en particulier chez Raimund, Büchner, Wedekind, Horváth, Gatti et dans le théâtre de propagande politique] de V. Klotz (1978).

 

La notion de dramaturgie du public

Dans l’approche de V. Klotz, le rapport au public de théâtre (Gourdon, 1991) est le lien qui va déterminer et spécifier tous les autres : le théâtre doit-il plaire ou instruire (Horace, 65 av. J.-C ?-8 av. J.-C.), conforter ou déranger, reproduire ou dénoncer, etc. ? Telles sont les questions que pose la dramaturgie selon l’auteur dans la mise en œuvre de ses analyses.

Dès la préface à la première édition de son ouvrage Dramaturgie des Publikums, V. Klotz (1976) précisait que sa principale intention était de dépasser les impasses et autres apories des approches livresques et purement littéraires de la chose théâtrale afin de revenir là où le théâtre « est fait et reçu » (« wo es gemacht und aufgenommen wird », Klotz, 1978 : 7), autrement dit aux fondements à la fois sensoriels, sociaux et psychologiques du théâtre (ibid.), afin de mettre en évidence l’inscription d’une pièce, voire de la production complète d’un auteur dans un contexte économique, politique ou social précis, de trouver en somme ce « point de rencontre pratique entre offre scénique et demande du public » (« praktischen Treffpunkt zwischen Bühnenangebot und Publikumsnachfrage », ibid. : 8). Les questions que V. Klotz soulève dessinent les contours de ce qu’il nomme « dramaturgie du public » : comment une pièce s’offre-t-elle, se donne-t-elle à voir au public ? Quels éléments de la pièce poussent-ils le public à accepter cette offre ? Comment et par quels moyens la pièce atteint-elle son public ? Quelles conditions doivent-elles être remplies par la pièce comme par le public afin qu’ils accèdent l’un à l’autre ? Quelles réactions sont-elles produites auprès d’un public qui agit en retour sur la pièce ? Très clairement, V. Klotz refuse d’ajouter une nouvelle strate aux multiples théories savantes déjà existantes (ibid. : 9). La préface à l’édition de 1998 confirme ce positionnement tout en le précisant à maints égards : la dramaturgie du public doit s’intéresser aux soubassements historiques et aux enjeux scéniques du drame, ainsi qu’aux interactions entre la scène et la salle (ibid. : 10).

Le projet de V. Klotz est ensuite défini dans un chapitre introductif (« Was ist und wie fasst man Dramaturgie des Publikums? ») qui, bien que programmatique, persiste à s’inscrire en faux contre toute forme de théorie abstraite du drame. Il y précise d’emblée la largeur du spectre de la notion de « dramaturgie du public ». Par ce terme, il s’agit d’embrasser aussi bien le texte dramatique (conformément à l’acception traditionnelle, classique, de la notion de dramaturgie) que la représentation scénique, le médium « théâtre », l’effet produit sur le public et sa résonance – possible ou observable – auprès de ce même public. Le spectre analytique s’étend donc de l’auteur à la mise en scène, mais il se doit aussi d’inclure les critiques de théâtre et l’accueil qui lui est réservé par le public.

V. Klotz prend aussi soin de définir avec précision ce qu’il projette dans les notions de dramaturgie et de public. Dans la dramaturgie, il s’intéresse à l’objet que constituent la matière et les procédés de construction du texte (dramatique et scénique), à l’activité dramaturgique mêlant l’auteur et le metteur en scène (autrement dit au passage du texte écrit à la scène), enfin au but de la dramaturgie, c’est-à-dire à l’actualisation publique, scénique, du texte. Cette actualisation scénique conduit tout droit V. Klotz à se pencher sur celui à qui s’adresse au premier chef l’acte dramaturgique: le public. Dans une approche de ce type, il va de soi que la production de textes dramatiques ignorant le public manquerait sa cible. Pour ratifier son positionnement, V. Klotz s’en remet à l’étymologie : Theaomai signifie regarder, Theatron désigne initialement la salle de spectacle. Par dramaturgie, l’auteur entend donc une activité variée qui se penche sur la conception de textes dramatiques et scéniques. Le public se présente, lui, comme la cible vers laquelle tend cette activité (ibid. : 16). S’il est objet de la dramaturgie, le public est aussi sujet dramaturgique en tant qu’il participe directement à l’actualisation (publique) du texte.

 

Le potentiel d’application d’une notion : exemples

Le grand apport de la méthode proposée par V. Klotz est d’avoir rompu l’opposition traditionnelle entre production et réception des pièces. À l’opposé d’une telle approche, il montre que l’un ne saurait aller sans l’autre, et que surexposer l’un (ce que fait l’approche immanente des textes) reviendrait inévitablement à négliger l’autre – le récepteur, le public. Pour étayer son propos, V. Klotz propose l’analyse de cas étalés sur le XIXe et le XXe siècles, choisis à la fois pour leur représentativité et pour leur variété.

Le premier cas retenu est celui du théâtre des faubourgs de Vienne – exemple particulièrement pertinent s’il en est car jamais sans doute dans l’histoire du théâtre germanophone le théâtre n’a pris une telle place dans la vie de ses spectateurs (Lacheny, 2023). Il montre également le jeu subtil (et mobile) que des auteurs tels que Ferdinand Raimund (1790-1836) et Johann Nestroy (1801-1862) ont su mettre en place avec leur public.

Le cas Georg Büchner (1813-1837) se présente comme bien plus ambivalent dans la mesure où G. Büchner n’a, en son temps, pour ainsi dire pas trouvé de public et où son œuvre s’est, à vrai dire, concentrée surtout sur un « public interne au texte » (« textinternes Publikum » : Klotz, 1978 : 92). Pour sa part, Frank Wedekind (1864-1918) investit l’espace du cirque pour mieux contester la société bourgeoise et les tabous sexuels. Du côté d’Ödön von Horváth (1901-1938), V. Klotz montre qu’il renverse à dessein l’horizon d’attente des spectateurs de son temps, habitués à des pièces populaires peu critiques et affirmatives.

Avec B. Brecht (Silhouette, 2022), la dramaturgie dite épique désigne une forme théâtrale utilisant des procédés de commentaire et de mise à distance épique (le fameux « Verfremdungseffekt ») afin de mieux décrire la réalité sociale envisagée et contribuer simultanément à sa transformation. Concernant Armand Gatti (1924-2017), dont on a pu critiquer le traitement à côté d’auteurs aussi connus que G. Büchner, F. Wedekind, Ö von Horváth ou B. Brecht, V. Klotz établit que le spectateur devient co-producteur de l’œuvre et que se fait alors jour une intrication entre dramaturgie du public explicite et dramaturgie du public implicite.

 

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Anticipant à sa façon sur la crise et les crises dont se font l’écho les écritures dramatiques contemporaines, V. Klotz, aura su montrer par la pertinence de ses analyses que l’on ne peut plus chercher à élaborer une dramaturgie regroupant artificiellement une idéologie prétendument cohérente et une forme adéquate et que l’on ne peut plus fonder non plus le spectacle sur la seule identification ou la seule distanciation brechtienne (Pavis, 1996 : 107) Orateur hors pair, professeur invité à l’Université de Stockholm en 1969-1970 puis régulièrement invité en Grande-Bretagne, en France, en Scandinavie ainsi qu’au Maroc et en Tunisie, V. Klotz a obtenu une très large reconnaissance, bien au-delà des cercles universitaires et de la sphère germanique, prouvant ainsi que, par-delà sa pertinence méthodologique, sa dramaturgie du public a, elle aussi, bel et bien trouvé son public. Ainsi, V. Klotz se vit décerner en 1994 le Kasseler Preis für grotesken Humor (Prix de l’humour grotesque de la ville de Cassel) et, en 2002, le Johann-Heinrich-Merck-Preis für literarische Kritik und Essay (Prix Johann Heinrich Merck de la critique littéraire et de l’essai). Enfin, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, la Frankfurter Allgemeine Zeitung lui rendit hommage dans son numéro du 20 décembre 2010 (p. 30), sous le titre « Le professeur qui riait » (« Der Professor, der lachte »).  


Bibliographie

Benhamou A.-F., 1991, « Dramaturgie », pp. 447-449, in : Corvin M., dir., Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Paris, Bordas, 2008.

Gourdon A.-M., 1991, « Public (fréquentation et organisation) », pp. 447-449, in : Corvin M., dir., Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Paris, Bordas, 2008.

Klotz V., 1960a, Geschlossene und offene Form im Drama, Munich, Hanser, 1999.

Klotz V., 1960 b, Forme fermée et forme ouverte dans le théâtre européen, trad. de l’allemand par C. Maillard, Paris, Circé.

Klotz V., 1978, Dramaturgie des Publikums. Wie Bühne und Publikum aufeinander eingehen: insbesondere bei Raimund, Büchner, Wedekind, Horváth, Gatti und im politischen Agitationstheater, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1998.

Lacheny M., 2023, « Nestroy (Johann) », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : http://publictionnaire.humanum.fr/notice/nestroy-johann.

Pavis P., 1996, 2006, Dictionnaire du théâtre, Paris, A. Colin.

Piemme J.-M., 1984, Le Souffleur inquiet. Essais sur le théâtre, Éd. Alternatives théâtrales/Ateliers des Arts.

Silhouette M, 2022, « Brecht (Bertolt) », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/brecht-bertolt.

Wölfflin H., 1915, Kunstgeschichtliche Grundbegriffe: Das Problem der Stilentwicklung in der neueren Kunst, Munich, Bruckmann.

Auteur·e·s

Lacheny Marc

Centre d'études germaniques interculturelles de Lorraine Université de Lorraine

Citer la notice

Lacheny Marc, « Klotz (Volker) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 25 juillet 2024. Dernière modification le 25 juillet 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/klotz-volker.

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