Les publics en partage
Bernard-Marie Koltès est un auteur dramatique né à Metz en 1948 et mort à Paris en 1989. Issu d’une famille bourgeoise, d’un père militaire de carrière et d’une mère fervente catholique, il n’a qu’une hâte : quitter sa ville natale. Il le fera après des études secondaires au collège Saint-Clément où il est pensionnaire. Au cours de son éducation jésuite, il fréquente les ateliers de théâtre et se passionne, grâce au père Jean Mambrino (1923-2012), pour William Shakespeare (1564-1616) et les romanciers russes qu’il adaptera plus tard. C’est aussi par le biais de ce mentor, qui anime le ciné-club du « Royal », qu’il découvre les films de la nouvelle vague et deviendra cinéphile. À Strasbourg, où il s’installe à l’âge de vingt ans, s’affirme son goût pour le théâtre. Il fréquente la Comédie de l’Est, dirigée par Hubert Gignoux (1915-2008). Ce dernier l’accompagnera durant toute sa carrière. Avec des comédiens de la Comédie de l’Est, B.-M. Koltès fonde le Théâtre du Quai, écrit des adaptations de Maxime Gorki (1868-1936) et Fiodor Dostoïevski (1821-1881) dont il assure la mise en scène. Ce n’est que progressivement qu’il devient auteur dramatique non sans être tenté par le roman (La Fuite à cheval très loin dans la ville, Koltès, 1984) et par le cinéma. Les années passent durant lesquelles il effectue des voyages qui seront à l’origine de certaines de ses pièces (l’Afrique, pour Combat de nègre et de chiens, 1979 ; New-York, pour Quai Ouest, 1985b). Il connaît son premier succès en 1977 avec La Nuit juste avant les forêts (ibid., 1985a). Les mises en scène de Patrice Chéreau (1944-2013) lui ouvriront la voie de la reconnaissance puis de la consécration, mais à titre posthume compte tenu de son décès en 1989 du Sida.
Il est communément admis qu’à la différence du roman, le théâtre est un art à « double régime d’immanence » (Genette, 1987), « un processus opéral à deux phases » (Vouilloux, 1997), bref écrit pour être joué-représenté. Ce qui signifie qu’un spectacle théâtral implique la présence d’une communauté éphémère que l’on appelle un « public ». B.-M. Koltès (1999 : 72) en a conscience, lui qui, à diverses reprises au cours des entretiens qu’il a donnés et qui sont regroupés dans Une Part de ma vie, déclare « Je voudrais que les spectateurs aient du plaisir avec mes pièces », ou « les sourires, les rires, les applaudissements du public, je les prends. Je guette sur les visages des spectateurs un plaisir identique à celui que j’ai éprouvé en écrivant cette pièce » (ibid. : 73). En fonction de quoi, dans un premier temps, on s’arrêtera sur quelques procédés internes au langage dramatique révélateurs de la prise en compte du public. Dans un second temps, on analysera les relations que B.-M. Koltès entretient avec le théâtre et sa vision du public. Enfin, on rendra compte de la réception de B.-M. Koltès dans différents espaces publics en France et à l’étranger.
La textualisation interne du public
Les dialogues dramatiques se présentent sous la forme d’une succession d’échanges de paroles avec cette particularité que, si chaque personnage s’adresse indéniablement à un autre personnage, c’est en fait au public, surdestinataire « caché » (Kerbrat-Orecchioni et Petitjean, 2017 ; Koren, 2018) que le dialogue est destiné. Un tel dispositif, appelé « double dialogie », explique la nécessité des auto-baptêmes : « Alboury. – Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps » (Koltès, 1979) et la présence des termes d’adresse : « Horn. (devant la porte entrouverte). – Léone, êtes-vous prête ? » (ibid., 1979). Pour les mêmes raisons, on note la fréquence au théâtre de phénomènes énonciatifs relativement artificiels par rapport aux conversations ordinaires, tels que les monologues et les apartés. On sait que la fonction classique des monologues est de permettre au personnage d’exprimer ses pensées au public. Plutôt peu utilisé compte tenu de son artificialité, le procédé est au contraire systématiquement employé dans bien des pièces de B.-M. Koltès. C’est ainsi que dans Sallinger (ibid., 1995), les monologues s’étendent jusqu’à plusieurs pages juxtaposées. « Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter » déclare B.-M. Koltès (1999 : 25). Ils prennent aussi la forme d’adresses directes au spectateur au cours desquelles les personnages produisent des commentaires à propos d’eux-mêmes ou des autres :
« Mathilde. (au public). – Je ne parle jamais le soir, pour la bonne raison que le soir est un menteur ; […] le calme des maisons est traître et dissimule la violence des esprits. C’est pourquoi je ne parle pas le soir, pour la bonne raison que je suis une menteuse moi-même, je l’ai toujours été et j’ai bien l’intention de continuer de l’être : il y a, n’est-ce pas, autant de lettres dans un oui que dans un non, on peut indifféremment employer l’un ou l’autre. Alors, entre le soir et moi, cela va mal, car deux menteurs s’annulent et, mensonge contre mensonge, la vérité commence à montrer l’affreux bout de son oreille ; j’ai horreur de la vérité. C’est pourquoi je ne parle pas le soir, j’essaie, en tous les cas, car il est vrai aussi que je suis un peu bavarde. » (Koltès, 1988 : 67)
Ajoutons que l’omniprésence des monologues, au détriment des dialogues, s’explique par la genèse des dialogues koltésiens puisque le dramaturge concevait ses pièces non à partir d’une planification prévisionnelle de l’intrigue, mais en accumulant dans ses carnets, en particulier pour configurer ses personnages, des notations en forme de monologues, de répliques et d’embryons de situation. B.-M. Koltès a conscience que les monologues risquent d’affaiblir la dynamique des dialogues telle qu’elle est conçue par la dramaturgie traditionnelle. C’est pourquoi, il se permet de formuler quelques conseils iconoclastes aux comédiens :
« Le texte est, peut-être, parfois trop long à jouer ; mais les acteurs, eux, sont toujours trop lents. Ils ont tendance à ne pas dire les mots mais les peser, les montrer, leur donner du sens. En fait, il faudrait toujours dire le texte comme un enfant récitant une leçon avec une forte envie de pisser, qui va très vite, en se balançant d’une jambe sur l’autre, et qui, lorsqu’il a fini, se précipite pour faire ce qu’il a en tête depuis toujours. » (Koltès, 1985a : 104)
Concernant les apartés, ils n’ont pas lieu comme dans la comédie classique en présence d’un autre personnage mais sous la forme de longues tirades présentées comme du discours rapporté. Dans Quai Ouest, que ce soit, Abad (ibid., 1985b : 19-20), Rodolphe (ibid. : 50-51) ou Fak (ibid. : 95-97), les apartés s’achèvent par un verbe de communication (« dit Abad », « dit Rodolphe », « dit Fak ») :
« (“Qui es-tu ? celui qui a vu le diable, qui es-tu ? j’essaie de le dire : je rentrais une nuit par le grand jardin avec le sac d’école sur le dos, je vis un homme sous le réverbère le dos tourné, je m’approchais de lui, il tourna la tête seulement la tête, il avait la peau rose et pelée et des yeux bleus, j’ai lâché mon sac et je me suis sauvé en courant jusqu’à la maison, j’essayais de le dire ; qui es-tu ? une idée met le temps que met une fourmi à marcher des pieds jusqu’aux cheveux pour me venir jusqu’à l’esprit mais j’essaie de le dire : une nuit mon père se leva comme il se levait pour mes frères lorsqu’ils toussaient et tremblaient de fièvre et je ne toussais pas […], c’est pourquoi je n’essaierai plus, ne me demande plus qui je suis” dit Abad. » (ibid. : 15-16)
Autre indice de la présence du sur-destinataire, l’existence des scènes dites d’exposition. Leur rôle est d’informer les spectateurs des données préalables à la pièce (présentation des personnages, évocation du passé et des causes du conflit à venir). Prenons l’exemple du tout début de la scène d’exposition de Combat de nègre et de chiens :
« Derrière les bougainvillées, au crépuscule.
Horn. – J’avais bien vu, de loin, quelqu’un derrière l’arbre.
Alboury. – Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mère était partie sur le chantier poser des branches sur le corps, monsieur, et rien, elle n’a rien trouvé ; et sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on ne lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la vieille ; c’est pour cela que je suis là.
Horn. – C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ?
Alboury. – Je suis Alboury, venu chercher le corps de mon frère, monsieur.
Horn. – Une terrible affaire, oui ; une malheureuse chute ; le conducteur sera puni. Les ouvriers sont imprudents, malgré les consignes strictes qui leur sont données. Demain vous aurez le corps, on a dû l’emmener à l’infirmerie, l’arranger un peu, pour une présentation plus correcte à la famille. Je vous fais part de mes regrets. Quelle malheureuse histoire ! » (ibid., 1989 : 9)
« Kobal’t – Combat de nègre et de chiens – Koltès – Captation intégrale – Théâtre de la Bastille ». Source : Kobal’t sur YouTube.
La didascalie d’avant interaction nous donne des indications à la fois spatiales (une végétation tropicale) et temporelles (la tombée de la nuit). Ce sont là autant de contenus informationnels que les dialogues reprennent, comme avec « derrière l’arbre », ou complètent. Il s’agit d’un « chantier » qui possède une « infirmerie » et se trouve à proximité d’un « village ». Pour ces personnages, l’un s’auto-identifie comme étant « Alboury », l’autre reste anonyme et le spectateur qui, à la différence du lecteur, n’a pas accès à la didascalie nominale « Horn », devra attendre le tableau III pour connaître le nom du personnage. Néanmoins, cette scène d’identification initiale fonctionne, puisque le dialogue nous permet de connaître l’état situationnel des personnages. En effet, il est dit explicitement ou de manière inférable qu’il y a un mort, le « corps », et que le fait est connu des deux personnages, comme l’atteste le présupposé existentiel lié au déterminant défini « le ». Il apparaît aussi qu’Alboury est le frère du disparu et que la mère de ce dernier veut accomplir le rite funéraire. Quant à Horn, différents indices comportementaux (présenter ses regrets), nous font comprendre qu’il est le responsable du « chantier ».
Au total, en une vingtaine de lignes, l’ensemble des données situationnelles ainsi que l’argument de la pièce sont fournis au spectateur : un lieu mimétique (un chantier en terre étrangère à la tombée de la nuit), un drame diégétique (un mort et une version officielle des faits), deux personnages dont on saura bientôt ce qui les oppose.
Les rapports aux publics
À lire les entretiens de B.-M. Koltès, on mesure les rapports ambigus qu’il a toujours eus avec le théâtre, sur le mode de la détestation comme de la fascination. Côté rejet, il assume ne pas être un spectateur assidu : « Je vais rarement au théâtre, peut-être trois fois par an. Lorsque j’y vais, je me trouve souvent devant un langage très fermé, que je ne comprends pas » (Koltès, 1999 : 14) et préfère le cinéma « Cela fait un choc de théâtre tous les dix ans, alors qu’au cinéma j’ai un paquet de chocs chaque année. Je ne dois pas aimer le théâtre » (ibid. : 89), « Je suis un grand consommateur de films […] Je peux bien voir mille mauvais films, je trouve qu’il y a toujours quelque chose de bon à prendre, tandis qu’au théâtre… » (ibid. : 57). Il n’a de cesse de porter des jugements iconoclastes sur l’art dramatique, que ce soit la programmation du théâtre public, ou le public qui le fréquente – en particulier à Avignon :
« Ah oui, c’est vrai, je ne supporte pas le théâtre. On s’emmerde au théâtre quatre-vingt dix neuf pour cent du temps. » (ibid. : 144)
« […] je n’aime pas beaucoup le public du théâtre. » (ibid. : 27)
« Je ne dois pas aimer le théâtre […] Avignon, ça me flanque le cafard. Je viens avec des copains et je repars très vite. » (ibid. : 89)
Il n’est pas non plus intéressé par les pièces qu’on lui envoie : « J’en reçois, j’essaie de les lire, je m’emmerde à la troisième page, j’arrête. C’est plus facile que de partir pendant une représentation » (ibid. : 89). Inversement, il lui arrive d’avouer son attachement existentiel au théâtre : « Je suis toujours fâché avec le théâtre et j’y reviens toujours » (ibid. : 68), « Bien sûr que je déteste le théâtre, parce que le théâtre ce n’est pas la vie ; mais j’y reviens toujours parce que c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vie. » (ibid. : 55)
Pour comprendre cette ambivalence de B.-M. Koltès par rapport au théâtre, il faut relire ses lettres, parues aux Éditions de Minuit (2009) et se souvenir de l’engagement qu’il a pris à l’âge de vingt dans une lettre à sa mère (26 mars 1968) :
« Me voici par exemple à la veille de me mettre au service du Théâtre. Je crois en avoir pesé tous les dangers, en avoir mesuré les “inconvénients”. Et pourtant, je prends ce risque avec bonheur, malgré le gouffre qui me guette si j’échoue. Si j’échoue, je serai un être raté, sans nul doute, privé de “situation”, de famille, de raison de vivre même, et sans aucune place dans la société. Je le sais. […] Je connais ton tourment : je risque mon “âme”. Mais, maman, quel bonheur, n’est-ce pas, si je puis dire à la fin de ma vie, face à Dieu : “Voyez, j’ai risqué – et j’ai gagné”. Je ne souhaite qu’une chose : c’est que papa comprenne, même s’il a du mal de l’accepter. » (Koltès, 2009)
Cette posture sacerdotale, qui est celle d’un artiste relevant du régime « inspiré », pour reprendre la typologie de Nathalie Heinich (2000), s’accompagnera d’une croyance en la valeur exigeante de son art : « Je déteste la médiocrité en art ; c’est pire encore que la fumisterie ou la bêtise. Comprends-moi bien : il ne s’agit pas d’orgueil […]. » (Lettre à Bichette, 8 juillet 1969 dans Koltès, 2009), « Je ne ferai cela [il parle du théâtre] que si mes idées sont réellement, effectivement intéressantes et nouvelles. » (ibid.)
Encore faut-il que les metteurs en scène, médiateurs entre l’auteur dramatique et le public, sachent servir les textes et non se servir d’eux au profit de leur seule distinction. En dehors de P. Chéreau, à qui il doit d’avoir été découvert par le public, il reproche aux metteurs en scène de ne pas oser se confronter à son théâtre : « Je donnerai volontiers les droits. Je les crois incroyablement timorés. Patrice dit la même chose : montez-le ! » (Koltès, 1999 : 94). Et quand ils le font, B.-M. Koltès n’a pas de mots assez durs pour dire qu’il se sent trahi :
« Je conjure le public allemand, et les critiques allemands, de croire qu’ils n’ont jamais vu mes pièces. Je demande au public allemand, aux critiques d’attendre qu’un metteur en scène digne de ce nom monte mes pièces. » (ibid. : 106)
Sa frustration est d’autant plus grande qu’il apprécie de voir ses pièces se concrétiser en spectacles : « Le théâtre c’est autre chose : quand on a écrit une pièce, elle est mise en scène […]. C’est une motivation un peu terre à terre, mais pour moi, il est clair que j’ai envie de voir quelque chose de fini. » (ibid. : 33), « Mon plus grand plaisir est de voir les acteurs se saisir d’un personnage […]. Les personnages changent entre les mains des acteurs, c’est très beau. » (ibid. : 66)
Son animosité à l’égard des metteurs en scène est si grande qu’il ira jusqu’à remettre en cause la fonction :
« La seule chose indispensable pour qu’une pièce existe, ce sont les acteurs, l’auteur et de bons techniciens. Tout le reste, la plupart du temps est parasitaire. […] En ce moment, je suis très en colère contre les metteurs en scène […] c’est quand même une espèce de crabe qui s’est posé sur le théâtre qui n’a pas été utile pendant des siècles, et qui ne le sera pas à un moment donné. » (ibid. : 153, 143)
Il est vrai, à la décharge des metteurs en scène, qu’avec B.-M. Koltès ils sont confrontés à un type d’auteur que Dominique Viart (2019) classerait volontiers parmi les « déconcertants », au sens où ils se caractérisent par la volonté d’interroger le monde et de transformer le langage dramatique. En témoigne la présence de ces répliques en forme de monologues de plusieurs pages ou de didascalies de type narratif et poétique qui rompent avec la tradition du style didascalique (Petitjean, 2018). C’est ainsi que B.-M. Koltès ne cachait pas sa volonté de romaniser son écriture :
« Je n’écris pas des spectacles, j’écris des pièces. […] J’ai pensé que le texte de théâtre ne devait pas obligatoirement n’être qu’un matériau pour un spectacle mais pouvait être lu, comme un roman, si on s’attachait à lui donner une forme à lire. » (ibid. : 86, 47)
Et pourtant, tout au long de ses entretiens, B.-M. Koltès n’a de cesse de répéter l’importance qu’il accorde au public :
« J’écris des pièces, les unes après les autres pour me faire plaisir et faire plaisir au public. […] Les sourires, les rires, les applaudissements du public, je les prends. Je guette sur les visages des spectateurs un plaisir identique à celui que j’ai éprouvé en écrivant cette pièce. […] J’ai un souci obsédant qui est de ne pas ennuyer le public. » (ibid. : 72, 124)
Or, l’une des plus grandes déceptions du dramaturge est liée au fait que son théâtre était classé dans le genre du registre dramatique, voire du désespoir tragique. Pourtant, B.-M. Koltès n’a jamais caché son ethos humoristique et souvent affirmé qu’il écrit des pièces destinées à provoquer le rire, tout en regrettant que les metteurs en scène n’en tiennent pas compte : « J’ai toujours eu envie d’écrire des comédies. Je crois que mes pièces sont plus drôles que la façon dont elles sont montées » (ibid. : 138). De son point de vue, même P. Chéreau, dont il admirait le professionnalisme, n’était pas sensible à l’aspect comique de ses pièces : « Quand c’est ouvertement drôle, Patrice sait bien mettre en scène. Il ne sait pas tourner à la rigolade ce qui est d’un humour moins évident. Mais ce n’est pas seulement Patrice qui manque d’humour, c’est le public. » (ibid. : 88)
Il y a bien une forme de dépit par rapport au théâtre public dans son choix, en 1988, du théâtre privé du Rond-Point pour la mise en scène de Le Retour au désert avec Jacqueline Maillan (1923-1992) et Michel Picolli (1925-2020) :
« J’en ai eu marre du théâtre subventionné, marre d’avoir toujours le même public et des acteurs qui tournent toujours sur eux-mêmes. J’ai eu envie d’écrire des choses drôles, de sortir de tout ça, de me soumettre au jugement du public. » (ibid. : 117)
Pas certain que le public apprécie ce mélange d’un style comique (des histoires de famille) et d’un registre sérieux (la guerre d’Algérie), B.-M. Koltès s’attend à ne pas être compris : « de Maillan, on va dire qu’elle fait du théâtre intello et de moi que je suis passé au boulevard » (ibid. : 86). C’est pourquoi il rappelle que sa « pièce est une comédie, mais que son sujet n’est pas un sujet de boulevard » (ibid. : 101). Ces craintes s’avèreront superflues puisque la pièce (effet Jean Magnan oblige ?) tiendra à l’affiche durant cinq mois avec 138 représentations réunissant près de cent mille spectateurs.
B.-M. Koltès, mort à 41 ans, aura connu une vie professionnelle de courte durée avec une reconnaissance tardive et une consécration posthume. C’est au cours des années 1970 qu’il entame sa carrière de dramaturge à l’aide d’adaptations dont il assure lui-même la mise en scène. Ce théâtre très expérimental et formel touche un public restreint qui ne dépasse pas le cercle d’amis et quelques amateurs de théâtre. Il commence à être connu en 1977, avec La Nuit juste avant les forêts (Koltès, 1985b), pièce qu’il réussit à présenter durant quinze jours dans le cadre du Off du Festival d’Avignon. Même si le public ne dépasse pas une centaine de spectateurs, pour la première fois la presse nationale parle de lui : « Un petit pain de réel immédiatement cuit avec rage » écrit Jean-Pierre Léonardini dans L’Humanité. La pièce sera reprise à Paris à l’automne, et reste l’une des pièces de B.-M. Koltès les plus montées à ce jour.
En 1983, P. Chéreau met en scène Combat de nègre et de chiens. La pièce, qui sera jouée à guichet fermé, permet à B.-M. Koltès de vivre enfin de son métier : « J’écris depuis plus de dix ans, mais c’est seulement depuis cette année que je peux en vivre » (Koltès, 1999 : 31). Ce qui ne l’empêche pas d’interroger les réactions du public : « Au fond, le succès de Combat de nègre et de chiens se fondait sur un malentendu : exotisme, romantisme, tout ce que je refuse. Le succès fait toujours plaisir, mais je ne crois pas avoir eu droit à ces applaudissements. Après coup, j’ai compris ce qu’il aurait pu m’enseigner. » (ibid. : 69). Jamais auto-satisfait et ayant le souci permanent de se renouveler, il dit son souci de toujours respecter le public :
« Quand j’ai fini d’écrire, j’en ai assez du texte, j’ai envie d’autre chose. » (ibid. : 69)
« De plus en plus, ma préoccupation est de plaire au public. » (ibid. : 72)
C’est pourquoi, il se montre fort critique à l’égard des metteurs en scène, car ils dénaturent son projet créateur : « Jusqu’à présent, je ne me suis jamais retrouvé dans les mises en scène de mes textes à l’étranger » (ibid. : 72). Désormais, définitivement reconnu, en particulier grâce à P. Chéreau, qui mettra en scène les pièces ultérieures du dramaturge, il sera joué dans toute l’Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique et en Asie. Le succès est tel que ses œuvres seront traduites dans plus d’une trentaine de langues et qu’il sera considéré comme l’auteur dramatique français le plus apprécié dans le monde. Pour ne prendre que deux exemples, l’Association québécoise des critiques dramatiques, lui décernera le Prix du meilleur spectacle de la saison 1992-1993 ; en Colombie, en 1995, c’est l’intégralité de l’œuvre de B.-M. Koltès qui sera montée entre Bogota et Medelin. Autres indicateurs de cet engouement pour le dramaturge, les tirages de ses œuvres aux prestigieuses Éditions de Minuit, ainsi que la multitude des scènes présentées par les apprentis comédiens aux concours d’entrée dans les écoles de théâtre.
Il est vrai qu’après avoir partagé le devant de la scène dans les années 1990 à 2000, B.-M. Koltès n’occupe plus maintenant la place qui a été la sienne. Il reste, si l’on en juge par le panorama dramaturgique contemporain, que les auteurs (on songe à Valère Novarina, Philippe Minyana, Enzo Cormann, Noëlle Renaude, Daniel Danis) continuent à se définir comme des raconteurs d’histoires, mais qu’ils radicalisent certains procédés particulièrement représentatifs des drames koltésiens. Après avoir connu la consécration, B.-M. Koltès est en voie de classicisation, que ce soit dans le champ universitaire (voir le nombre de thèses, livres, articles qui lui sont consacrés) ou dans le champ scolaire, comme le prouve, entre autres faits, l’inscription de deux de ses œuvres au programme de l’agrégation 2025.
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