Koselleck (Reinhart)


 

Le développement moderne de la publicité et de l’opinion publique

Reinhart Koselleck, né le 23 avril 1923 à Görlitz et mort le 3 février 2006 à Bad Oeynhausen à 82 ans, est un historien allemand, considéré comme l’un des plus importants du XXe siècle. Il a apporté des contributions notables à l’étude du mouvement des Lumières, de la modernité et de l’espace public. Sans intégrer aucun courant historiographique spécifique, il a mené une réflexion interdisciplinaire, parcourant des champs aussi différents que l’épistémologie de l’histoire, l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte) ou la philosophie politique. Il fut une des grandes figures du Zentrum für inderdisziplinäre Forschung (Centre de recherche interdisciplinaire ou ZiF).

Couverture du livre History in the Plural. An Introduction to the Work of Reinhart Koselleck par Niklas Olsen, 2012.

 

Le règne de la critique

Le Règne de la critique constitue le magnum opus qui donne à l’auteur la réputation d’un penseur extraordinaire, capable d’articuler subtilement les concepts de différentes disciplines. Dans cet ouvrage, R. Koselleck trace une « théorie génétique du monde moderne » (Haikala, 1997 : 71). Bien que son sujet porte sur les Lumières, il ne s’agit pas d’un livre sur le XVIIIe siècle : Le Règne de la critique est fondamentalement une évaluation de l’expérience contemporaine, au travers de la philosophie de l’histoire. Plus que faire de l’historiographie, le livre analyse des idées-clés et des concepts fondamentaux du XVIIIe siècle, ce qui conduit R. Koselleck à travailler l’émergence de la critique, et à penser l’espace public comme constitué par des individus privés et par les fonctions socio-politiques de l’opinion publique.

Clairement influencé par la lecture de Carl Schmitt (1888-1985 ; 1938) et de Thomas Hobbes (1588-1679 ; 1651), R. Koselleck démontre que le dualisme au sein de la politique et de la morale découlant de l’absolutisme a été la précondition de la pratique critique de l’époque des Lumières, et établit que les guerres religieuses européennes auraient préparé l’avènement d’un espace public politique, configuré comme un « règne de la critique ».

Perçue comme la liberté de plaider publiquement une opinion privée et capable de s’opposer de manière autonome au gouvernement, cette pratique critique est, selon R. Koselleck, à l’origine de la dépolitisation de la société moderne, puisque l’État absolutiste a fait de la morale une affaire strictement privée et liée au jugement individuel, ce qui explique, selon l’auteur, que la conscience morale ne participe pas à l’action politique. Cet espace privé, nourri par le mouvement des Lumières (ce que l’historien exemplifie avec les sociétés secrètes bourgeoises comme les Illuminati ou la franc-maçonnerie), a contribué à l’apparition d’une conscience propre qui, alors, se voit comme un pouvoir compensatoire basé sur la légitimité de la critique – contre l’autoritarisme politique.

Cependant, cette description ne mène pas à une interprétation positive. Au contraire, dans une perspective perçue par Franz L. Fillafer (2007) comme « anti-moderne », R. Koselleck considère que la politique moderne s’est dépolitisée à cause de l’indistinction entre la sphère politique et d’autres sphères publiques mais non politiques. En effet, selon R. Koselleck, la caractéristique essentielle des Lumières est le développement progressif d’un espace privé pour des citoyens capables d’exercer la critique, et sa prolongation dans l’espace politique de l’État. Cet exercice critique, inspiré par l’exercice du raisonnement, s’est étendu par la suite vers un pouvoir politique indirect réclamant souveraineté et autorité (Koselleck, 1959 : 41).

Contrairement à Jürgen Habermas (1962) qui a décrit les origines de l’espace public bourgeois à partir d’une interprétation kantienne, et considère l’espace public dans son potentiel émancipatoire, démocratique et délibératif, R. Koselleck se situe dans une perspective sceptique. Si l’on suit la thèse du Règne de la critique, le criticisme moderne incorpore en soi un mécanisme de formation des crises. C’est justement cette possibilité qui le conduit à parler de la pathogénèse de la société moderne : selon lui, cette constitution critique autonome de la société a pour conséquence un processus de modernisation apolitique qui a mené à la création d’utopies et de crises.

 

Contributions de R. Koselleck à l’étude des publics

Encore que R. Koselleck n’ait pas comme préoccupation centrale la question des publics et de la communication politique, on peut discerner quelques apports qui nous aident à réfléchir sur le sujet.

D’abord, il problématise les relations complexes entre la constitution moderne du public et du privé et la signification de cette forme de sociabilité que nous qualifions de « public ». Par exemple, Le Règne de la critique est un livre très important pour envisager la configuration critique des publics et comprendre l’évolution contemporaine vers d’autres formes symboliques comme celles des audiences (comprises comme publics des médias). En particulier, il souligne que l’émergence des publics est plus proche qu’on ne le pense de la constitution de l’espace privé. En effet, c’est la sphère privée qui se détache du politique plus que de l’espace public, et le secret d’État (arcanum) accroit la conscience privée comme compréhension alternative de la réalité et de la politique. Plus qu’une conscience en dehors de l’État, elle se forme comme une conscience contre (contra) l’État.

Ensuite, le travail de R. Koselleck, en particulier Le Règne de la critique, a eu une influence historiographique qui permet de clarifier le processus de développement moderne de l’espace public dans sa double caractéristique politique et non politique. Son ouvrage peut être considéré comme un premier pas permettant de mesurer l’importance des conséquences de l’opinion publique dans nos sociétés. Suivant R. Koselleck, le mouvement des Lumières a permis l’extension de la sphère privée des individus vers la sphère publique politique de l’État avec des conséquences au niveau de la morale. L’opinion a gagné un nouveau statut : non la simple manifestation d’une doxa (présuppositions populaires généralement admises), mais une opinion ayant valeur de loi (Koselleck, 1959 : 55). « L’homme a ainsi droit à un jugement moral, en tant qu’homme et non en tant que citoyen » (ibid. : 38). C’est là le point central concernant l’opinion qui deviendra publique : vivant en société, les citoyens décident moralement de ce qu’ils jugent acceptable ou non, et cela a force de loi (ibid. : 54). Ce sont des groupes sociaux capables d’exercer publiquement leur raisonnement privé qui ont mené à la reconnaissance de l’autorité politique de l’opinion. Le fondement de la liberté est donc fondé dans le privé, non dans le public (ibid. : 75).

En troisième lieu, R. Koselleck clarifie le rôle de l’opinion publique pour la philosophie des Lumières et la manière dont la volonté des citoyens peut être interprétée dans le contexte spécifique d’un dualisme entre politique et moralité. L’instance critique de l’opinion publique est ici centrale pour évaluer l’exercice de la raison (ibid. : 106). La dimension rationnelle qu’on attribue à l’opinion publique provient justement du travail critique. Ainsi R. Koselleck démontre-t-il comment raison et critique se résument dans le même entendement du monde. La critique agit comme une sorte de censure morale visible dans le fonctionnement de l’opinion publique. Instance autonome et rationnelle du politique, la critique se réinterprète alors comme critère de recherche de la vérité, et donne au public le pouvoir d’influencer la vie collective, et notamment l’action du gouvernement. C’est la critique qui transforme la subjectivité des individus privés en une vision collective et publique. En outre, l’anonymat de l’opinion publique augmente le degré d’extériorité avec lequel le « règne » de la critique se fait sentir. Son pouvoir est si grand que l’État s’incline devant elle. Suivant l’auteur, la critique des publics elle-même va contribuer à bouleverser les frontières entre la raison, la politique et la morale.

Enfin, en analysant la publicité et l’opinion publique, Le Règne de la critique montre la fonction primordiale de la communication dans la constitution des publics. Or, la dialectique entre le secret (privé) et l’exposition (publique), en d’autres termes entre les sociétés privées et l’État, comprend la question du partage symbolique et de l’argumentation, caractéristiques du processus de communication. L’idée de communication, comme action de mettre en relation et comme affirmation d’un groupe social, est au centre de la constitution de la modernité et de la détermination des publics.

En somme, la pensée de Reinhardt Koselleck constitue un appui intellectuel important qui permet de retracer la genèse moderne des publics et sa configuration critique et rationnelle. Mais plus que nous donner seulement un portrait historique des Lumières, Le Règne de la critique de R. Koselleck offre des conditions pour examiner (et spéculer sur) les conséquences de la conception moderne de l’espace public dans les sociétés (et la politique) actuelles.


Bibliographie

Fillafer F. L., 2007, « The Enlightenment on Trial. Reinhart Koselleck’s Interpretation of Aufklärung », pp. 323-345, in : Fillafer F. L., Wang Q. E., The Many Faces of Clio. Cross-cultural Approaches to Historiography, Essays in Honor of Georg G. Iggers, New York, Berghahn Books. Accès : https://u2l.fr/6g2u2t.

Habermas J., 1962, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Payot, Paris, 1978.

Haikala S., 1997, « Criticism in the Enlightenment. Perspectives on Koselleck’s Kritik und Krise Study », Redescriptions. Political Thought, Conceptual History and Feminist Theory, 1 (1), pp. 70-86. Accès : https://doi.org/10.7227/R.1.1.5/.

Hobbes T., 1651, Léviathan, trad. de l’anglais par G. Mairet, Paris, Gallimard, 2000.

Koselleck R. 1959, Le Règne de la critique, trad. de l’allemand par H. Hildenbrand, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

Schmitt C., 1938, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, trad. de l’allemand par D. Trierweiler, Paris, Éd. Le Seuil, 2002.

Auteur·e·s

Mateus Samuel

Labcom.IFP Center for research in communication, information and digital culture Université de Madère (Portugal)

Citer la notice

Mateus Samuel, « Koselleck (Reinhart) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/koselleck-reinhart.

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