Kracauer (Siegfried)


 

La « distraction » – entre utopie et propagande

Siegfried Kracauer (1889-1966) est un essayiste allemand qui se situe au carrefour des genres et des disciplines : il étudie l’architecture avant de se tourner vers la sociologie et la philosophie. Après avoir travaillé un temps en tant qu’architecte, il devient journaliste-éditorialiste et écrit, de 1920 jusqu’à 1933, pour les pages culturelles du grand quotidien libéral Frankfurter Zeitung. Avant de réfléchir à la question du public, il est d’abord un acteur important de l’espace public allemand de l’époque. S. Kracauer pratique – à l’instar d’auteurs comme Walter Benjamin (1892-1940) ou Ernst Bloch (1885-1977) dont il publie les textes dans les pages culturelles du journal – une nouvelle forme de feuilletonisme, qu’il voit comme un lieu d’élaboration de normes culturelles. Il tente de faire du feuilleton le lieu d’une Aufklärung sociologique, du moins par certains côtés proches de la sociologie de la connaissance de Karl Mannheim (1893-1947) et de Max Scheler (1874-1928 ; Agard, 2010 : 115-118). Par ailleurs, il développe le genre encore jeune de la critique de film, l’un des enjeux importants du feuilleton étant pour lui la confrontation avec la culture de masse. Auteur de deux romans, d’un traité philosophique sur le roman policier et de plusieurs textes théoriques (e.g. Soziologie als Wissenschaft, 1922), c’est dans le contexte de ses observations de la vie quotidienne et des pratiques culturelles des couches moyennes berlinoises (qu’il observe dans « Die Angestellten », 1930 [Les Employés]) qu’évolueront ses réflexions sur le public. Dans cette république de Weimar en manque de traditions démocratiques, S. Kracauer croit en la nécessité et la possibilité de développer un « espace public critique » (Öffentlichkeit), avant de se faire à la fois le témoin de son érosion et le critique de la concentration de pouvoir dans la presse ou de l’industrie culturelle (e.g. le groupe Hugenberg auquel appartientla société de production et distribution Universum Film AG). Ainsi dénonce-t-il à plusieurs reprises la censure dans le domaine du cinéma (comme par exemple celle qui frappe en 1932 Kuhle Wampe de Slátan Dudow [1903-1963] et Bertolt Brecht [1898-1956]). L’influence du consortium chimique IG-Farben, qui avait investi dans son journal, se faisant de plus en plus pesante, S. Kracauer sera finalement contraint à s’exiler à Paris. Nourrissant moins d’illusions que d’autres (comme son ami Theodor W. Adorno [1903-1969]) sur la dangerosité du tournant politique que prend le pays, il quitte l’Allemagne immédiatement après l’incendie du Reichstag.

Portrait de S. Kracauer. Source : wikimedia (domaine public).

 

À Paris, il rédige quelques années plus tard, de juillet 1937 à avril 1938, un essai sur la propagande nazie, intitulé Totalitäre Propaganda. Cet essai aurait dû paraître dans Zeitschrift für Sozialforschung, la revue de l’Institut de recherche en sciences sociales de Francfort, alors installé à New York, et qui fut publiée, entre 1932 et 1941, sous la direction de Max Horkheimer (1895-1973). S. Kracauer refuse pourtant la publication de ce texte (qui au départ, devait inclure des considérations sur la publicité, en raison des interventions rédactionnelles importantes de T. W. Adorno lesquelles avait d’ailleurs rendu le texte méconnaissable, comme ce dernier l’admet lui-même dans une lettre à W. Benjamin (Adorno, Benjamin, 1994 : 332). Le changement conceptuel le plus important, à savoir le remplacement du qualificatif « totalitaire » dans l’intitulé du texte par l’adjectif « autoritaire », voulait inscrire l’article de S. Kracauer dans la ligne des recherches de l’Institut menées à l’époque sur la personnalité autoritaire (Raulet, 2019). Le texte ne paraîtra que de manière posthume, en 2012. Étant enfin installé aux États-Unis à partir de 1941, S. Kracauer devient Senior Staff Member, puis Research Director au Bureau of Applied Social Research de la Columbia University à New York. Il travaille un moment pour la Film Library du MOMA, obtient plusieurs bourses pour son étude sur le film allemand From Caligari to Hitler. A Psychological History of the German Film qui paraît en 1947 chez Princeton University Press. Il y achève Theory of Film (1960), ouvrage qu’il avait commencé à rédiger en France (le manuscrit dit « de Marseille ») – et dans lequel il n’est plus question de « public », mais du spectateur en tant qu’individu. À l’instar du Caligari et de ses méditations sur l’histoire History. The Last Things before the Last (1967), une sorte de somme intellectuelle qui prolonge les réflexions théoriques de S. Kracauer sur le cinéma en tant que vecteur de connaissance dans la modernité (Baumann, 2014), cet ouvrage est écrit en anglais.

 

Menaces et espoirs de la distraction

Les réflexions kracaueriennes sur l’espace public et le public des « biens culturels » doivent être replacées dans une réflexion plus générale sur la modernité. Dans un bon nombre d’essais des années 1920, la ville de Paris apparaît, pour ce qui est de l’espace public, comme le contre-modèle de Berlin. La France dont S. Kracauer peint un tableau idéalisé n’aurait pas seulement été épargnée par une forme spécifique de « raison capitaliste » qu’il analyse dans l’essai « L’ornement de la masse » (1927). Elle aurait également l’avantage de ne pas s’inscrire dans cette tradition idéaliste allemande qui préfère l’« esprit » à la « politique » et que l’auteur ne cesse de fustiger. C’est pendant la période qui suit l’inflation de 1923 et qui précède le krach de 1929, phase de stabilité relative de la république de Weimar, que Siegfried Kracauer nourrit l’espoir de la possibilité d’une « transformation structurelle de la sphère publique ». Dans ce processus, la culture de masse, phénomène profondément ambivalent selon lui, joue un rôle clé.

S. Kracauer analyse le film (comme la photographie) en tant que phénomène historique. Comme chez Béla Balázs (1884-1949) ou W. Benjamin, il apparaît d’abord comme un produit de l’industrie culturelle du capitalisme tardif. En tant que marchandise, le cinéma a – comme les best-sellers (Kracauer, 2008 : « Les livres à succès et leur public », 1931) – une fonction idéologique. Il est au service de l’ordre social qu’il stabilise en nourrissant les fantasmes de ses spectateurs (Kracauer, 2008 : « Les petites vendeuses vont au cinéma », 1927). Si ce nouveau média répond structurellement à des besoins libérés par la négativité de la modernité désenchantée, où règne l’esprit d’abstraction, il pourrait toutefois constituer une étape importante vers l’avènement de ce qu’il appelle la « véritable » raison, recelant ainsi une fonction émancipatrice : voilà l’argument central de « Culte de la distraction » (1926), consacré aux espaces de rassemblement que sont les salles de cinéma berlinoises. Dans ce nouvel espace urbain, les couches « qui se disent cultivées », comme il l’écrit, fusionnent avec les employés et les classes populaires pour former un « public homogène de la métropole qui […] partage le même esprit » (Kracauer, 2008 : 288). Les individus y sont reliés entre eux par le médium de reproduction et non au premier chef par leur proximité physique dans la salle. S. Kracauer attribue l’émergence d’un goût commun ainsi constitué par le nouveau médium réunissant toutes les classes sociales à la perte de sens des formes artistiques comme le théâtre, dont la scène statique représente selon lui une fausse totalité. À l’en croire, cet art traditionnel aurait perdu tout fondement du fait que son regard passerait à côté de la misère de l’époque. Au contraire, même s’ils se meuvent dans la pure extériorité et à la surface des choses, les films pourraient selon lui – idéalement – permettre au public d’aller à sa propre rencontre, grâce à un médium non-auratique dont la succession d’images mobiles porte au jour sa réalité spécifique.

La distraction (Zerstreuung) à laquelle s’adonne le public – et qui est chez S. Kracauer un concept qui ne caractérise pas seulement le sujet spectateur mais qui est aussi typique de ce qui est représenté à l’écran – devrait être de l’ordre de l’improvisation, qui n’est pleinement significative que comme « reflet du désordre non maîtrisé de notre monde » (ibid. : 290). L’improvisation étant chez S. Kracauer toujours porteuse d’une promesse de recomposition. Promesse de recomposition, la mission d’un film consisterait ainsi à exhiber cette désintégration du monde au lieu de la recouvrir. Si les nouveaux médias représentent une rupture culturelle à l’image de la rationalisation inachevée, ils peuvent permettre de traverser la négativité de la modernité qu’ils illustrent. La mise en lumière de la réalité dans le divertissement pourrait ainsi comporter une dimension potentiellement utopique, à condition que celle-ci soit en mesure « de susciter et de maintenir cette tension qui doit précéder le nécessaire retournement » (Kracauer, 2008 : 290 ; Butzer, 2009 ; Schlüpmann, 1989 : 62 sq.). Alors, espère-t-il, un public politique pourrait naître du public des salles obscures, de la foule disloquée qui n’est « pas loin de la vérité », écrit-il encore en 1926 (ibid. : 291).

 

La transformation de l’espace public en spectacle

Si S. Kracauer s’intéresse aux médias photographiques, son attention est également attirée par la radio et l’influence de ce médium sur l’espace public. On notera que cet intérêt ainsi que l’attrait qu’il éprouve pour le film sont tous deux marqués par une certaine ambivalence : capable de toucher un très large public, la radio pourrait être en théorie mise au service de la démocratie. Mais en Allemagne, il se produira tout le contraire, la radio devenant un outil de propagande important du mouvement nazi. Dès le 15 mars 1932, jour de l’élection, S. Kracauer observe une étonnante « hypothermie » à Berlin. À l’en croire, ce ne sont pas que les émeutes antisémites près du Kurfüstendamm qui auraient empêché certains de sortir dans la rue, mais ce serait « la faute de la radio, si l’espace public est déserté ». Elle « reconduirait les gens, dans les moments décisifs, de la rue vers leur radio » (Kracauer, 2017 : 109, « Le soir de l’élection », 1932). S. Kracauer essayera de mener la bataille contre la nationalisation de la radio par le gouvernement de Franz von Papen (1879-1969) et contre ses tendances de plus en plus réactionnaires, selon lui – mais en vain. Après les événements politiques qui le contraignent à l’exil, il portera son attention sur l’usage propagandiste des nouveaux médias. Ses analyses permettent d’éclairer alors ce que W. Benjamin appelle, à la fin de son essai sur L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1936), « l’esthétisation de la politique ».

Dans son texte sur la propagande totalitaire, Totalitäre Propaganda, longtemps perdu, mais accessible dans sa version reconstruite depuis 2013, S. Kracauer n’analyse pas en premier lieu, comme on pourrait l’imaginer, des films de propagande mais il construit sa lecture du phénomène à partir d’une analyse de discours des dirigeants nazis. Dans la continuité du 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx (1818-1883) et de sa biographie sociale Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire (1937), il interprète le fascisme comme une fuite en avant, comme une farce où terreur et séduction esthétique s’entremêlent, l’espace public se trouvant ainsi transformé en spectacle permanent. Quelle est la fonction de la propagande d’Adolf Hitler (1889-1945) ? Elle est, résume-t-il, au service du capitalisme monopolistique, de l’impérialisme et de la volonté de puissance « nihiliste » de la « clique » nazie pour « instiller » auprès des petits-bourgeois déclassés et impossibles à réintégrer, la croyance en la solution illusoire que représente la communauté du peuple nazi (Volksgemeinschaft) (Kracauer, 2013 : 242). Ne pouvant les intégrer ni les faire disparaître, la propagande les rend visibles, mettant en évidence le caractère massifié du peuple, afin de provoquer auprès de l’individu l’illusion de son intégration sociale. Lors des rassemblements comme celui du congrès du Parti nazi à Nuremberg, le peuple est transformé, par le biais des médias modernes, en masse totalitaire. Celle-ci devient le matériau-même à partir duquel est créé esthétiquement le simulacre de la communauté du peuple, conçue sur le modèle de la communauté des tranchées. Ce que les nazis cherchent à mettre en place, c’est une « masse désunie rassemblée », ou selon Joseph Goebbels (1897-1945), une « rue » où se croisent tant d’intérêts divers qu’ils s’affaiblissent réciproquement. La propagande, qui cherche à suspendre les antagonismes de classe en dynamisant la superstructure idéelle sert ainsi, comme l’écrit S. Kracauer, à dissimuler l’existence d’intérêts au profit de l’idéologie. Ce serait d’ailleurs dès 1929 que la décomposition des partis aurait liquéfié les discours et les concepts jusqu’à ce que ceux-ci puissent être partout rapportés par la propagande, telle une « troupe motorisée de motifs » ou une « escadrille d’idées » (Kracauer, 2012a : 167).

En tant que moyen de puissance qui ne recouvre aucun intérêt social essentiel, la propagande vise la « transformation de la structure psycho-physique des hommes » (ibid. : 49), procédé sur lequel il reviendra dans le chapitre sur les affinités du cinéma dans Théorie du film (Kracauer, 2010 : 118 sq.). La propagande d’A. Hitler cherche avant tout à brouiller la perception par différents procédés. Contrairement à Hannah Arendt (1906-1975), pour qui la diffusion d’une idéologie suppose la cohésion d’un monde fictif, S. Kracauer estime que l’efficacité de la propagande tient justement à la création stratégique de « contradictions ciblées », l’oscillation entre vérité et mensonge qui, en raison de son caractère anxiogène, rapprocherait la propagande de la terreur (Kracauer 2013 : 243 ; Arendt 2002 : 671 sq.). Si dans Totalitäre Propaganda, S. Kracauer accorde si peu de place à l’analyse de l’antisémitisme, tout en insistant sur la centralité évidente de celui-ci pour l’idéologie nazie, c’est parce que selon lui, ce n’est, en dernier lieu, pas le contenu de la propagande qui explique son efficacité, mais le médium au sens large du terme qui le véhicule. En fin de compte, pour S. Kracauer, la propagande ne constitue pas une forme de manipulation qui fonctionnerait sans le consentement du peuple, mais il formule l’hypothèse que les récepteurs sont actifs. Dans l’essai « National Types as Hollywood Presents Them » (Kracauer, 1949), il restera sceptique vis-à-vis d’un certain « mythe de la propagande » (Bussemer, 2000 : 5 sq.). En 1949 il notera : « L’expérience nous a enseigné que même les régimes totalitaires ne peuvent manipuler éternellement l’opinion publique » [« Experience has taught us that even totalitarian regimes cannot manipulate public opinion forever »] (Kracauer, 2012b : 84).


Bibliographie

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Schlüpmann H., 1989, « Der Gang ins Kino – ein “Ausgang aus selbstverschuldeter Unmündigkeit”. Zum Begriff des Publikums in Kracauers Essayistik der zwanziger Jahre », Frauen und Film, 47, pp. 61-77.

Auteur·e·s

Baumann Stephanie

Cultures, arts, littératures, histoire, imaginaires, sociétés, territoires, environnement Univ. Polytechnique Hauts-de-France

Citer la notice

Baumann Stephanie, « Kracauer (Siegfried) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 janvier 2019. Dernière modification le 23 mai 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/kracauer-siegfried.

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