Par « langage des administrations », on entend celui que produisent les services de l’État, les services publics, les institutions régaliennes (justice, police), les finances publiques, les collectivités territoriales, et, plus globalement, les organisations qui assurent une mission de service public. Ce langage est mis en œuvre dans une grande variété de documents écrits : textes réglementaires, courriers, avis, échéanciers, formulaires, brochures… Il se manifeste aussi à l’occasion d’échanges oraux : accueil du public en mairie, entretien d’orientation en service social, dépôt de plainte au commissariat, consultation hospitalière, entretien de demande d’asile, rendez-vous avec un agent des finances publiques… L’expression « langage des administrations » renvoie donc à un très vaste ensemble de productions discursives plus ou moins formelles. L’un des points communs de ces productions est qu’elles sont initialement pensées dans des « langues de spécialité » (Petit, 2010 ; Starfield et al., 2014), c’est-à-dire des façons de s’exprimer caractéristiques d’un ensemble de pratiques professionnelles ou de savoirs techniques : discours du droit civil, du droit pénal, de la protection de l’enfance, de l’urbanisme, de la médecine… Par exemple, une formulation telle que « accident corporel de la circulation routière entre deux véhicules en mouvement » est une expression qui fait sens dans un procès-verbal de police, ou dans un courrier d’assurance, mais elle ne correspond pas à la manière de s’exprimer dans les discours ordinaires. Ces langues de spécialité, parce qu’elles possèdent en général un vocabulaire particulier et une syntaxe spécifique, sont souvent perçues comme « jargonnantes » ou « obscures » par les personnes peu familières du domaine. Dès lors, se pose la question de la compréhension du langage des administrations pour ses destinataires non spécialisés, et en particulier pour ses publics sous les différentes facettes qu’ils peuvent présenter : électeur, justiciable, bénéficiaire, contribuable, résident, assuré social, étudiant, parent d’élève…
L’accessibilité des documents administratifs et de leurs contenus comme problème pour les usagers : identifier les supports, accéder à la signification
Du point de vue des publics, la question de l’accès au langage des administrations se pose sous deux aspects étroitement liés : celui des supports et des dispositifs – où trouver l’information ? comment identifier les ressources pertinentes ?… –, et celui des significations – comment comprendre les énoncés ? comment utiliser une information ? comment réagir à un message administratif de manière pertinente ?….
Le support papier a longtemps constitué l’unique vecteur écrit du langage des administrations : jusqu’au début des années 2010, c’est principalement par l’intermédiaire du papier que s’est opérée l’information des usagers (dépliants, guides, flyers), mais aussi l’étude des droits (imprimés, formulaires, dossiers), ou encore les échanges écrits entre administrations et administrés (courriers postaux). Mais les injonctions à la « dématérialisation des procédures » (prise de rendez-vous en ligne, facture électronique, remplissage des formulaires à distance sur le web, etc.), qui est supposée participer à la « modernisation de l’État » (Bezes, 2009) sous l’aspect de « transformation numérique de l’État » (« administration électronique », « e-administration »), ont conduit à la généralisation progressive des supports numériques, avec un objectif, à l’heure actuelle, de « dématérialiser » 100 % des démarches d’ici 2022 (objectif du plan « Action Publique 2022 » lancé en octobre 2017 par le Premier ministre, Édouard Philippe). Or, le numérique soulève des problèmes nouveaux dans l’accès des usagers aux documents et aux démarches qui les concernent. En effet, débits insuffisants pour la connexion à internet, zones blanches non-couvertes par les réseaux, équipements informatiques vieillis, absence de mise à jour des logiciels, méconnaissance des pratiques induites par la culture numérique – entre autres – viennent s’additionner aux difficultés économiques et sociales préexistantes. De plus, le numérique élimine l’oral, et avec lui toutes les vertus d’élucidation du langage administratif que les échanges en face-à-face pouvaient comporter dans les interactions entre les administrations et leurs publics (dans les services sociaux, notamment). Il apparaît ainsi que le numérique a globalement introduit de nouveaux facteurs d’inégalité, qui concernent souvent les personnes déjà les plus susceptibles d’être en difficulté (personnes âgées, personnes handicapées, personnes sans logement stable, habitants de zones rurales, personnes allophones…). Les rapports se succèdent pour souligner cette « double peine » : E-administration : la double peine des personnes en difficulté, étude publiée en avril 2017 par le Credoc – Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) ; Quelle inclusion numérique pour les plus pauvres ?,rapport publié quelques mois plus tard par la Fédération des acteurs de la solidarité ; L’exclusion numérique des personnes âgées, étude de 2018 réalisée pour Les Petits Frères des Pauvres ; ou encore Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics, rapport rendu public en 2019 par le Défenseur des droits. Compte tenu des nouveaux obstacles créés par le numérique, la capacité à accéder aux supports administratifs pertinents renvoie en partie à la « littératie numérique » (Vecchiato, Gerolimich coord., 2018), que nous pouvons définir comme la maîtrise des usages, des formats et des fonctions des dispositifs socio-techniques numériques nécessaire dans des contextes socio-culturels donnés (par exemple : savoir envoyer un email avec un fichier joint, créer un « espace personnel » en ligne, acheter un billet de train sur l’internet, télécharger et archiver un document pdf).
Pour les publics, la question de l’accès au langage des administrations se pose comme processus de compréhension d’un ensemble de significations (contenus propositionnels, catégories du raisonnement, intentions, instructions, actes de langage…). Les situations d’analphabétisme ou d’illettrisme, et plus généralement une faible maîtrise globale de la langue française, sont certes un frein important à l’accès au sens. Mais, comme nous l’avons indiqué en introduction, ce sont aussi les spécificités des discours administratifs (jargons et tournures particulières) qui peuvent faire obstacle à la compréhension. De fait, les points d’achoppement susceptibles de se présenter sur le trajet interprétatif sont nombreux : phrases particulièrement longues ou complexes, vocabulaire spécialisé et expressions terminologiques, unités phraséologiques, syntaxe spécifique, énonciation caractéristique d’un genre de discours donné. Par exemple, le discours juridique est rédigé à la troisième personne, et souvent au passif (« Le contribuable doit être prévenu dans les formes légales qu’une vérification le concernant va être engagée, sous peine de nullité de la procédure. »), ce qui permet notamment de souligner le caractère impersonnel de la règle de droit, et de ne pas nommer l’agent de l’action. Par différence, une formulation plus ordinaire privilégiera peut-être un autre type d’énonciation (« Si nous engageons un contrôle de votre situation, vous en serez préalablement informé. »). Cela étant dit, le fait de trop insister sur une supposée « complexité » des énoncés, qu’ils soient administratifs ou non, c’est faire fi du caractère actif du lecteur ou de l’auditeur dans le processus de compréhension : la signification d’un énoncé n’est pas uniquement dans la phrase, mais aussi dans l’interprétation singulière qui en est faite, selon un processus de « coopération interprétative » mis en relief par Umberto Eco (1979) à propos de la lecture des textes narratifs. Parallèlement, chaque usager étant doté de propriétés socio-culturelles particulières, l’accès à la signification est variable d’une personne à une autre : par exemple, certains publics peuvent être familiers de l’expression « habitat individuel » quand d’autres seront nettement plus à l’aise avec « maison ». L’idée d’un accès standardisé ou universel à la signification est ainsi ébranlée, et avec elle la notion de « grand public », dont la réalité interroge, ici dans le domaine des publics des administrations comme ailleurs, par exemple dans le domaine de l’art et de la culture.
Ainsi, nombreux sont les facteurs – économiques, sociaux, culturels, sémiologiques, linguistiques – qui conditionnent une compréhension satisfaisante du langage des administrations, lequel apparaît parfois, de fait, comme assez peu accessible, et ceci pour des raisons qui outrepassent de beaucoup la dimension strictement lexicale ou syntaxique des phrases. Pourtant, la possibilité d’accéder au langage des administrations est loin d’être sans importance : bien au contraire, en contexte démocratique, l’accessibilité et la lisibilité des informations sont considérées comme nécessaires à l’exercice de la citoyenneté. Le plein exercice des droits des citoyens postulant le droit de ceux-ci à un égal accès à l’information, la possibilité pour chaque personne d’accéder à l’information de manière simple, et qui soit compréhensible pour elle, est posée comme un droit humain. C’est ainsi que des textes normatifs garantissent l’accès à certains textes et situations de communication : la Constitution de la République française de 1958 (art. 33) garantit l’accès du public aux débats parlementaires, la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 (art. 6) garantit l’accessibilité et l’intelligibilité des décisions de justice, et la même Convention européenne des droits de l’homme (art. 5 et 6) pose que tout citoyen a le droit de recevoir des informations et d’échanger dans une langue qu’il comprend (Pointurier, 2016). Une certaine transparence des institutions (Ollivier-Yaniv, dir., 2003), conçue en opposition au secret de l’absolutisme royal, est ainsi supposée garantir l’effectivité des droits dans un cadre démocratique.
La « simplification du langage administratif » conçue comme réponse aux limites de la communication entre les administrations et leurs publics
Pour améliorer l’information des usagers, et pour faciliter la communication entre les administrations et leurs publics, les pouvoirs publics ont jugé bon d’engager une démarche dite de « simplification du langage administratif ». Ainsi, si le langage des administrations a été l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs politiques et des administrations elles-mêmes, c’est avant tout dans des perspectives de « simplification », de « clarification », ou encore d’« accessibilité ». À travers de telles injonctions, les pouvoirs publics laissent entrevoir qu’ils sont les vecteurs d’une idéologie qui prône la « transparence » (contre l’« opacité »), la « clarté » (contre l’« hermétisme »), la « simplicité » (contre la « complexité »)…
Sur ce substrat idéologique commun, la « simplification du langage administratif » a pu être préconisée aussi bien par la gauche que par la droite, et croiser aussi bien des préoccupations de démocratisation et de citoyenneté (telles qu’évoquées ci-dessus) que des perspectives d’efficacité et d’efficience (telles qu’évoquées ci-après). La politisation de la question du langage administratif est donc complexe. Dans tous les cas, il existe une certaine concomitance entre la volonté d’ouvrir un chantier de travail sur la question du langage administratif et la prise de conscience du poids de l’illettrisme et de la grande pauvreté en France. Si le terme « illettrisme » lui-même apparaît dès 1978-1979, porté en particulier par l’association ATD Quart Monde (Lahire, 1999), la prise en charge de l’illettrisme par les politiques publiques se manifeste, en 1984, par la création du Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme (GPLI), groupe interministériel qui sera transformé en groupement d’intérêt public baptisé Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), en 2000. Il n’est donc pas anodin que l’institution qui, en France, sera chargée de la simplification du langage administratif soit créée un an plus tard, en 2001. Il n’est pas anodin, non plus, que la personnalité à laquelle le gouvernement confie cette mission de simplification, le sociolinguiste Pierre Encrevé (1939-2019), soit un homme engagé à gauche, sur le versant rocardien, et avec un fort héritage protestant qui compte dans ses différents engagements, dont celui qui nous occupe ici.
En France, la démarche de « simplification du langage administratif » a été formellement promue en 2001, à travers la création du Comité d’Orientation pour la Simplification du Langage Administratif (COSLA). Celui-ci, présidé par P. Encrevé, avait pour mission de « proposer au gouvernement des mesures concrètes pour améliorer la qualité du langage courant de l’administration », selon la formulation utilisée dans le discours ministériel prononcé lors de l’installation du COSLA (Discours du ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, 3 juillet 2001). Il est important de noter que ce n’est pas l’existence de langues de spécialité qui est visée en tant que telle, mais la possibilité pour les administrations de sortir de ce discours spécialisé pour communiquer avec les publics concernés. La lettre de mission rédigée à l’époque souligne bien en ce sens que le travail du COSLA ne doit pas chercher à améliorer des terminologies professionnelles et spécialisées, mais à œuvrer au service du public et en direction du public. Ce document ministériel précise en effet : « Au-delà des critères techniques, ce sont des considérations de service public qui doivent guider les réflexions du Comité de pilotage dans ses choix » (Lettre de mission adressée à Pierre Encrevé, 19 juin 2001). Les cibles de l’action du COSLA étaient principalement de deux ordres. D’une part, il s’agissait de simplifier les dossiers et formulaires administratifs (Cerfa – Centre d’enregistrement et de révision des formulaires administratifs –, etc.), de façon que ceux-ci soient remplis plus correctement par les usagers. D’autre part, il s’agissait de simplifier les courriers, notamment les courriers de notification de décisions, de manière que ceux-ci soient mieux compris par les usagers, et qu’ainsi ces courriers entraînent les actions attendues (fournir un document complémentaire, payer, se présenter à un service, ne rien faire…).
Concrètement, les travaux réalisés par le COSLA ont pris deux formes. En premier lieu, le COSLA a procédé à la réécriture d’un grand nombre de documents, en commençant par les plus fréquemment utilisés et/ou ceux qui concernent les publics les plus en difficulté. Dès 2001 et 2002, ont ainsi été refondus plusieurs dizaines de dossiers et formulaires : formulaire de demande de Carte nationale d’identité, dossier de demande de Couverture maladie universelle, formulaire de demande de retraite personnelle, dossier de demande de Revenu minimum d’insertion (RMI), formulaire de déclaration de situation à la Caisse d’allocations familiales, demande d’aide juridictionnelle, notice de déclaration de succession…
En deuxième lieu, le COSLA a mis en place trois instruments destinés aux agents des administrations, visant à aider ces agents dans leur travail de rédaction :
Dans les administrations, la diffusion de ces trois instruments a souvent été accompagnée d’actions de formation des personnels. Quelques grands services de l’État (ministère des Finances, par exemple) ont formé des responsables de communication chargés de relayer la démarche de simplification du langage administratif, quand des collectivités territoriales (communes et conseils généraux), encouragées par les lois de décentralisations de 2003 et 2004, formaient des agents de terrain, notamment dans le secteur social, y compris pour favoriser l’intercompréhension entre administrations (par exemple entre social, justice et santé).
Figure 1. COSLA, 2001, Guide pratique de la rédaction administrative, page 30, conseil n°2.6.
Figure 2. COSLA, 2001, Guide pratique de la rédaction administrative, page 77, conseil n°4.16.
Figure 3. COSLA, 2002, Lexique administratif, page 9, entrée « absence ».
Figure 4. COSLA, 2002, Lexique administratif, page 140, entrée « perquisition ».
Figure 5. COSLA, 2001, Lara. Logiciel d’aide à la rédaction administrative. Capture d’écran tirée du dossier de presse du COSLA du 5 mars 2002, page 15.
Comme le suggèrent les quelques exemples reproduits ici, la simplification telle que l’entend le COSLA consiste notamment à utiliser un lexique compréhensible par l’usager, et à éviter les tournures vagues ou ambigües. Mais les trois instruments mis en place par le COSLA traitent aussi de la question de la sélection de l’information (identifier les informations indispensables à l’usager, et les hiérarchiser…), et de la mise en page (lettres et courriers bien structurés, proprement présentés…). L’ensemble de ces préconisations linguistiques, discursives, textuelles et éditoriales est supposé contribuer à un objectif d’efficacité.
Le langage des administrations comme élément d’une « démarche qualité » dans les services publics : un objectif d’efficacité
En tant qu’élément qui participe aux transformations des méthodes de l’action publique, la simplification du langage administratif apparaît comme l’une des composantes de la « démarche qualité » déployée dans les services publics. Cette « démarche qualité » consiste à « piloter » la production des services administratifs dans un objectif d’efficience du service rendu au public, et à travers la conformité à certains standards (tels que certifications, labels, norme ISO 9001), le tout dans une démarche d’« amélioration continue ». Cette « démarche qualité », qui n’est pas exempte de paradoxes et d’effets pervers, est perçue par certains auteurs comme la mise en œuvre d’un « nouveau management public » dont ces auteurs soulignent le fondement idéologique néolibéral, et les effets politiques et sociaux parfois délétères (Bezes, 2008 ; Dubois, 2010). Toujours est-il que la montée en puissance de cette démarche qualité dans les services publics s’incarne, en France, dans la RGPP (Révision générale des politiques publiques) mise en place sous Nicolas Sarkozy en 2007, puis dans la MAP (Modernisation de l’action publique) mise en place sous François Hollande en 2012. La démarche qualité participe également du « choc de simplification » lancé en 2013 par le président F. Hollande, ou encore, bien que plus implicitement, de la loi « pour un État au service d’une société de confiance » votée en août 2018 sous la présidence d’Emmanuel Macron.
Pour ce qui concerne notre sujet, il est tout à fait significatif que le standard de la « qualité de l’accueil » dans les services publics de l’État, appelé Référentiel Marianne (généralisé en 2005 sous le nom de Charte Marianne de l’accueil dans les services publics, et qui est l’un des instruments de cette « démarche qualité »), intègre la dimension langagière. Les versions successives du Référentiel Marianne témoignent de la prise en compte du critère langagier, à travers des formulations qui n’ont varié que légèrement : l’édition 2013 du Référentiel Marianne évoque la « lisibilité », la « clarté » et « un langage administratif adapté à la compréhension du destinataire », puis l’édition 2016 évoque une façon de s’exprimer « claire et précise » et « un langage compréhensible par le destinataire » (voir Figure 6 et Figure 7).
Figure 6. Engagement n°9 du Référentiel Marianne édition 2013. (source : www.modernisation.gouv.fr)
Figure 7. Engagement n°7 du Référentiel Marianne édition 2016. (source : www.modernisation.gouv.fr)
La « démarche qualité » dont la « simplification du langage administratif » serait une composante vise une exigence de qualité des relations entre les administrations et les usagers : il s’agit de susciter la confiance, la courtoisie, la politesse et le respect. Mais, surtout, elle vise (et ceci singulièrement dans sa dimension langagière) l’efficacité : il s’agit d’éviter le travail inutile, le temps perdu, et les dépenses injustifiées. Du côté des administrations, le recours à un « langage simple et clair » a directement pour objectif un gain de temps et de personnel, et, partant, un gain de coûts : il s’agit d’éviter les allers-retours de courriers et de documents, de payer le juste droit dès l’instruction du dossier et l’étude du droit, d’éviter les indus et les trop-perçus, d’éviter les réclamations et contestations… Du côté des administrés, le recours à un « langage simple et clair » est supposé permettre de comprendre rapidement la demande de l’administration, de bénéficier de ses droits au plus vite, de ne pas avoir à multiplier les démarches, d’éviter des contentieux, d’éviter des sommes perçues indûment, d’éviter les situations anxiogènes. A contrario, l’impossibilité d’accéder correctement aux supports et dispositifs mis en place par les administrations, ou la difficulté à appréhender le sens et les instructions des énoncés administratifs, entrainent coûts inutiles et temps perdu, quand ils ne provoquent pas plus radicalement encore le renoncement de l’usager à ses droits, comme en témoigne l’important problème du non-recours aux droits (Warin, 2013), qui apparaît comme un problème croissant, selon les travaux menés par l’Odenore (Warin, dir., 2019), l’Observatoire des non-recours aux droits et aux services, créé en 2003.
La place centrale des usagers dans la démarche qualité (l’un des rouages de cette démarche est en effet la « satisfaction du client ») explique que les publics soient fréquemment associés à l’élaboration des instruments mis en place, y compris dans les démarches de simplification du langage administratif. Dès sa création, le COSLA a procédé de cette manière : après avoir entièrement réécrit le dossier de demande de RMI, le COSLA l’a fait tester auprès d’usagers d’Emmaüs, du Secours populaire français et du Secours catholique, ce qui l’a conduit à produire quelques ajustements (par exemple, la phrase suivante posait problème, car elle semblait sous-entendre que les demandeurs de RMI ne savent pas écrire correctement : « Merci de bien remplir ce formulaire en noir, en lettres majuscules et avec les accents. »). Au-delà de la méthode expérimentée par le COSLA au début des années 2000, la tendance à associer les usagers dans les démarches de simplification du langage administratif se renforce actuellement, dans un contexte de valorisation généralisée de la participation dans l’évaluation des politiques publiques (Milet, Warin, 2013), et des mots d’ordre associés à la « participation » et au « partenariat ». Par exemple, s’interrogeant sur les supports et messages à concevoir autour de la prestation « Prime d’activité », la Direction de l’information et de la communication de la Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales) a mis en place un partenariat avec Emmaüs Connect, et a effectué des pré-tests avec un focus groupe organisé par la CAF (Caisse d’allocations familiales) du Nord. En effet, certaines personnes qui sont susceptibles de bénéficier de cette prestation ne la sollicitent pas, par méconnaissance de leurs droits. Le travail a débouché – outre sur des supports classiques répondant à des critères de simplification (phrases courtes, mots simples, pictogrammes…) – sur une vidéo mise en ligne sur Youtube, intitulée « Tout savoir sur la prime d’activité », la première du genre pour la Cnaf dans le domaine de l’information sur les prestations.
En conclusion : une conception instrumentale de la langue ?
La simplification du langage administratif, comme élément de politique linguistique (Eloy, 1997) ou comme démarche d’aménagement linguistique (Rousseau, 2005), est ainsi étroitement reliée à une gestion de l’activité administrative et à des formes de rationalité bureaucratique. À cet égard, elle semble participer d’une vision logistique du langage et d’une conception instrumentale de la langue, où celle-ci est appréhendée comme le véhicule d’une pensée à transmettre (voir la critique de cette conception dans Boutet, 2010 : 25-29). De ce point de vue, les démarches de simplification du langage administratif rejoignent d’autres démarches et réalisations (« langues contrôlées », « linguistique ergonomique » ; Condamines, 2018), qui, toutes, par-delà les cadres bien spécifiques qu’elles se donnent pour champ d’action (aéronautique, navigation maritime, médecine d’urgence…), témoignent souvent des aspirations communicationnelles dont les discours sont l’objet dans les sociétés contemporaines : elles illustrent un maniement du langage conçu à des fins d’efficacité communicationnelle et de contrôle du message.
Par ailleurs, le langage administratif – fût-il « clarifié » et « simplifié » grâce à des dispositifs institutionnels ad hoc – n’est pas le tout de la relation entre les administrations et leurs publics, laquelle engage des processus de médiation complexes, tout autant qu’elle rappelle constamment l’importance des ressources culturelles, économiques et sociales sans lesquelles l’égalité des droits ne peut pas s’exercer. À cet égard, si le langage administratif est bien entendu une question linguistique, discursive et sémiotique, il est, inextricablement, une question profondément sociale.
Documents cités et corpus (par ordre chronologique) :
Lettre de mission adressée à Monsieur Pierre Encrevé par le Ministre de la fonction publique et de la réforme de l’État, Monsieur Michel Sapin, et par la Ministre de la culture et de la communication, Madame Catherine Tasca, le 19 juin 2001. Accès : https://www.fonction-publique.gouv.fr/archives/home20020121/lactualite/COSLA/DossierPresse.htm.
Discours du ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, Monsieur Michel Sapin, prononcé à l’occasion de l’installation du COSLA, le 3 juillet 2001. Accès : https://www.fonction-publique.gouv.fr/archives/home20020121/leministre/lesdiscours/discours-200107031647.htm.
COSLA, 2001 (rééd. 2005), Guide pratique de la rédaction administrative, réalisé sous l’autorité du COSLA par le Centre de linguistique appliquée (CLA) de l’Université de Besançon, sous la direction de Blandine Rui-Souchon, Paris, Ministère de la fonction publique et de la réforme de l’État, 114 p. Accès : http://www.modernisation.gouv.fr/sites/default/files/fichiers-attaches/guide_de_la_redaction_administrative.pdf.
COSLA, 2001, LARA. Logiciel d’aide à la rédaction administrative, réalisé sous l’autorité du COSLA par Vivendi Universal Education France, sous la direction de Didier Larrive.
COSLA, 2002 (troisième et dernière rééd. 2004), Lexique administratif, réalisé sous l’autorité du COSLA par les Dictionnaires Le Robert, sous la direction de Dominique Le Fur, Paris, Ministère de la fonction publique et de la réforme de l’État, 204 p. Accès : http://www.modernisation.gouv.fr/sites/default/files/fichiers-attaches/lexique.pdf.
CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), 2017, E-administration : la double peine des personnes en difficulté, Consommation et modes de vie, 288, avril 2017, 4 p.
Fédération des acteurs de la solidarité (ex-FNARS), 2017, Quelle inclusion numérique pour les plus pauvres ?, dossier de F. Le magazine de la Fédération des acteurs de la solidarité, 17, été 2017.
Les Petits Frères des Pauvres, 2018, L’exclusion numérique des personnes âgées, étude réalisée par CSA pour Les Petits Frères des Pauvres, financée par la Fondation des petits frères des Pauvres, 27 septembre 2018, 75 p. En ligne : https://fr.calameo.com/read/002357749bdd3d45cf818.
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