Démocratie, opinion publique et public fantôme
Walter Lippmann (1889-1974), deux fois récipiendaire du prix Pulitzer, est un des journalistes les plus connus aux États-Unis. Loin d’être uniquement un brillant « columnist » (chroniqueur), c’est un iconoclaste qui gravite dans les sphères médiatiques, intellectuelles et politiques de son époque. Fondateur de la revue progressiste The New Republic en 1914, conseiller du président Woodrow Wilson (1856-1924) pendant la Première Guerre mondiale, philosophe politique et instigateur de la pensée néolibérale, son parcours en fait un témoin privilégié du XXe siècle, tout comme un penseur central de la question des publics et de l’opinion publique.
Né en 1889, fils unique d’une famille juive aisée de New York, le jeune W. Lippmann visite l’Europe tous les ans avec ses parents et reçoit une solide éducation primaire et secondaire dans de riches écoles privées new-yorkaises avant de rejoindre l’université Harvard en 1906. Exclu d’accès, parce que juif, aux prestigieux « final clubs » auxquels il aspirait, il concentre son énergie sur la vie intellectuelle de l’université et s’essaye à la fois au journalisme et au débat politique en fondant le Harvard Socialist Club : lieu d’échange sur la pensée progressiste et socialiste non révolutionnaire. Son goût pour le journalisme ne le quittera plus et il trouve là sa vocation.
À l’instar d’un autre penseur important des relations publiques, Edward Bernays (1891-1995 ; Allard-Huver, 2018), W. Lippmann puise dans la Première Guerre mondiale – un événement des plus traumatiques pour ses contemporains – une grande partie de ses réflexions et de ses analyses sur l’état du monde, des sociétés et des rapports entre les hommes. Si E. Bernays s’appuie essentiellement sur son expérience au Committee on Public Information et donc sur la « propagande » de l’effort de guerre, W. Lippmann a une vision plus théorique et géopolitique de la situation, en particulier des relations entre les nations. Après un entretien qu’il conduit pour The New Republic en 1916, il devient un fervent supporter du président américain W. Wilson. L’entente est réciproque et, ce dernier ayant besoin du soutien des progressistes, il apprécie les conseils du jeune journaliste. En 1917, W. Lippmann est nommé Head of Research de The Inquiry (l’enquête) un groupe de travail chargé par le président de trouver une issue pacifique et respectable à l’ensemble des belligérants du conflit mondial (Steel, 1980 : 127-130). Le travail du groupe aboutira au le fameux projet de traité de paix en « quatorze points » et W. Lippmann contribuera directement à la rédaction de huit des points. Lorsque, dans ses travaux, il reviendra sur cette étape de sa vie, il reprochera beaucoup à ses contemporains leur « aveuglement », cause selon lui de l’échec cuisant des négociations et son corollaire, la catastrophe du traité de Versailles (Lippmann, 1922 : 146).
Fin observateur de la vie politique et économique de son pays, W. Lippmann s’intéresse directement à la question des publics et de l’opinion dans ses ouvrages. Ses textes s’inscrivent dans la lignée d’autres traités de philosophie politique comme De la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville (1805-1859 ; Tocqueville, 1835) ou Le Prince de Nicolas Machiavel (1469-1527 ; Machiavel, 1532) auxquels il fait référence par ailleurs. En cherchant à expliciter les raisons d’un phénomène ou d’un fait contemporain, il développe peu à peu une analyse subtile des facteurs qui peuvent, d’une part, expliciter la nature et le fonctionnement de l’opinion publique, et d’autre part, des acteurs et des institutions qui sont à même de l’influencer jusqu’à formuler l’hypothèse restée la plus célèbre d’une « fabrique du consentement » (Lippmann, 1922 : 313 ; toutes les citations tirées de textes non disponibles en français sont issues de notre traduction) au cœur des démocraties modernes.
De la « Great Society » au public fantôme : une critique pragmatique de la démocratie
Public Opinion est le premier ouvrage que consacre frontalement W. Lippmann à la question du public et de l’opinion. Dans ce texte écrit en 1922 (et jamais traduit en français), il s’inspire de nombreuses anecdotes et faits liés à la Première Guerre mondiale pour comprendre et analyser le fonctionnement de l’opinion publique démocratique américaine, tout comme pour interroger les phénomènes à l’œuvre dans la communication des sociétés modernes comme la censure ou la propagande (ibid. : 60-63). Ce faisant, W. Lippmann pose l’idée d’une « Great Society », la grande société. C’est-à-dire comment la société moderne est devenue trop complexe par sa taille pour pouvoir être appréhendée dans son entièreté par le citoyen. Alors que le « public » athénien pouvait avoir connaissance de tous les faits majeurs qui ont trait à leur cité, comment attendre des citoyens de son époque – qui ne consacrent en moyenne qu’un « quart d’heure par jour à la lecture des journaux » (« a quarter of an hour a day reading newspapers » Lippmann, 1922 : 79) – qu’ils puissent formuler autre chose que « l’image la plus inadéquate de la grande société » (« most inadequate picture of the Great Society », ibid. : 39) dans laquelle ils vivent ?
Face à ce constat sévère qui rend problématique la notion de démocratie même, W. Lippmann se propose alors d’explorer des notions qui lui permettent d’expliquer les raisons de la fragilité des sociétés moderne. Il s’oppose farouchement à la propagande qu’il a en horreur – ce qui le distingue très nettement de E. Bernays auquel il attribue bon nombre des échecs des tentatives de paix lors de la Première Guerre mondiale : « Nous avons appris à qualifier cela de propagande. Un groupe d’hommes qui peuvent nous éloigner d’un accès indépendant à l’événement et qui arrangent les nouvelles pour servir leurs intérêts » (ibid. : 58). Cependant, W. Lippmann puise aux mêmes sources que E. Bernays, en particulier la psychologie sociale et les travaux de Gabriel Tarde (1843-1904) – notamment son ouvrage Les Lois de l’imitation (Tarde, 1890) – ou ceux du britannique Wilfred Trotter (1872-1939) sur ce qu’il qualifie d’« instinct du troupeau » (Trotter, 1919), une grande partie de ses réflexions sur le public. Une idée retient particulièrement son attention, celle des stéréotypes. Tout au long de Public Opinion, il décrit leur rôle dans la perception du monde : « Ce qui est accepté comme vrai, réaliste, bien, mal ou désirable, n’est pas éternellement figé. Tout cela est figé par les stéréotypes, acquis d’expériences passées et pesant sur le jugement de celles à venir » (Lippmann, 1922 : 213). Si les stéréotypes sont un moyen pour les hommes d’économiser leur énergie et facilitent d’une certaine manière la compréhension du monde (ibid. : 117-118), il les associe au concept de biais cognitif – c’est-à-dire une modification que subit une information lorsqu’elle est prise en compte par le système cognitif : « Pas étonnant alors que toute perturbation des stéréotypes semble être une attaque contre les fondations de l’univers. C’est une attaque contre les fondements de notre univers, et, quand de grandes choses sont en jeux, nous ne sommes pas prêts à admettre une distinction entre notre univers et l’univers » (ibid. : 126). Les stéréotypes sont un des pivots de son approche de l’opinion publique qui est alors, selon lui, « essentiellement une version moralisée et codifiée des faits ». Plus encore, il soutient l’idée que « l’architecture des stéréotypes au centre de nos codes détermine très largement quel groupe de faits nous percevons et de quelle manière nous les percevons » (ibid. : 163).
Ce travail permet à W. Lippmann de continuer son exploration de l’opinion publique et plus spécifiquement des causes de sa manipulation. En effet, dans un contexte où l’accès aux faits – et pas aux nouvelles qui sont toujours le fruit du travail d’interprétation du journaliste – est limité par les moyens techniques ou par le manque d’intérêt du public, il est alors facile pour quelques individus de prendre contrôle de l’opinion :
« Les leaders établis de toute organisation ont de grands avantages naturels. On considère qu’ils ont accès à de meilleures sources d’information. […] Mais ils ont aussi un niveau considérable de contrôle sur l’accès aux faits. Chaque officiel est dans une certaine mesure un censeur. Et comme personne ne peut supprimer l’information, soit en la dissimulant, soit oubliant de la mentionner, sans avoir une certaine idée de ce qu’il souhaite que le public sache, chaque leader est dans une certaine mesure un propagandiste » (ibid. : 312).
Ce contrôle exercé sur l’accès aux faits et aux informations « brutes », sans le filtre des stéréotypes et de la propagande, est au cœur de ce qui va constituer pour W. Lippmann, le « consentement » des masses, du public :
« La création du consentement n’est pas un art nouveau. C’est un art très ancien qu’on suppose disparu avec l’apparition de la démocratie. Mais il n’a pas disparu. En fait, il s’est énormément amélioré en technique parce qu’il s’appuie aujourd’hui sur l’analyse plutôt que sur la règle empirique. C’est pourquoi, par le biais des recherches en psychologie couplées aux moyens modernes de communication, l’exercice de la démocratie a entamé une nouvelle phase. Une révolution est en train de prendre place infiniment plus signifiante que n’importe quel changement du pouvoir économique » (ibid. : 313-314)
Il résumera ce travail de contrôle de l’opinion par l’expression restée célèbre – bien qu’employée une seule fois dans l’ensemble de son texte ! – de « manufacture of consent », c’est-à-dire la « fabrique du consentement » (ibid. : 313). Nonobstant l’importance de l’idée de consentement ou de stéréotype dans l’œuvre de W. Lippmann, en bon philosophe politique, c’est un autre élément de la nature humaine qui va traverser son œuvre et influencer tout autant sa vision de la société que l’économie. Pour W. Lippmann, l’Homme est avant tout un être intéressé, qui agit au mieux de ses intérêts personnels, pas simplement économiques mais également culturels, politiques ou, plus trivialement, en lien avec ses hobbies et passions. Cette notion d’intérêt traverse un autre de ses ouvrages, le plus célèbre, Le Public fantôme. Publié en 1925, celui-ci frappe par son actualité et sa vision très pragmatique – ou pessimiste selon d’aucuns – de la société et des crises qu’elle traverse. En effet, il part du constat que dans les démocraties modernes, le citoyen est bien souvent un être désenchanté qui « règne en théorie, mais dans les faits il ne gouverne pas » (Lippmann, 1925 : 52). Ce dernier s’abstient de plus en plus de voter, voire ne s’intéresse tout simplement pas aux affaires publiques dont il n’a par ailleurs qu’une connaissance très limitée. Mais pour W. Lippmann, il n’y a pas là forcément quelque chose de mauvais : « Si tous les hommes étaient censés maîtriser en permanence l’ensemble des processus décisionnels du gouvernement, les affaires du monde n’avanceraient plus » (ibid. : 71). Dès lors, l’idéal d’un public « omni-compétent » et « omnipotent », n’est ni possible, ni souhaitable. Le public n’est qu’un acteur temporaire de la scène publique et on ne sollicite son avis que de manière ponctuelle : « Le public arrive au milieu du troisième acte pour repartir avant que le rideau ne soit tombé, juste assez longtemps pour détecter avec un peu de chance qui est le héros de la pièce et qui est le méchant » (ibid. : 84).
Dans ces conditions, quel est le rôle de l’opinion publique si les citoyens n’ont, selon lui, jamais accès à une information pleine et entière, ni même forcément les compétences nécessaires pour régler les problèmes qui leur sont soumis ? Ainsi, l’opinion doit s’abstenir de prendre part à « toute intervention sur le fond d’un problème, toute décision d’ordre technique, toute initiative en matière de justice ou de morale » (ibid. : 86). Au contraire, l’opinion sert à faciliter le travail des acteurs compétents – des experts – sur un problème : « L’idéal consiste pour elle à s’aligner, en cas de crise, d’une manière telle qu’elle puisse favoriser l’intervention d’individus capables de résoudre cette crise » (ibid. : 86) tout comme elle doit également rappeler à ces derniers de ne pas sombrer dans la controverse et la violence : « La fonction de l’opinion publique est d’empêcher le recours à la force en cas de crise : incités à négocier, les hommes pourront alors vivre et laisser vivre » (ibid. : 89). Pour W. Lippmann (ibid. : 93), il n’y a donc pas lieu de parler d’un public à même de prendre part à l’ensemble des affaires de la Cité : « Je soutiens que ce public n’est qu’un fantôme. Une pure abstraction ». Cependant, s’il y a bien des partisans intéressés, mobilisés et attachés à des questions particulières, il y a également des publics de hasard qu’on peut intéresser, éduquer et qu’il faut appeler à décider lorsque le trouble menace et que la règle s’effrite. Comme le précise Bruno Latour (1947-2022 ; ibid. : 18), dans sa préface à l’édition française du Public fantôme, « au lieu d’établir la vie publique sur l’accord, la continuité, l’unanimité et l’appel au bien commun, W. Lippmann la reconstruit sur les désaccords, les cassures, les ajustements et l’appel aux modus vivendi ». Par son style et sa vision de la chose publique, le texte de W. Lippmann propose une définition très américano-centrée de la démocratie, assez lointaine de l’idéal républicain français et surtout très pragmatique. Si la méfiance de W. Lippmann envers l’État et les masses n’est pas sans rappeler l’esprit des Pères fondateurs comme George Washington (1732-1799), Thomas Jefferson (1743-1826) et des rédacteurs de la Constitution américaine (1787), il n’en reste pas moins que son texte est un appel au consensus : la chose publique, la règle et le vivre-ensemble ne doivent pas se construire sur des grands principes et des idéaux illusoires qui ne peuvent que couper court à tout consensus mais bien sûr l’enjeu de garantir au maximum la liberté individuelle, les intérêts communs et le respect du compromis.
Information et vérité : le journalisme en question
Si W. Lippmann s’épanouit dans son activité de penseur politique, comme le rappelle B. Latour (ibid. : 31), il ne l’est que « pour quelque mois tous les cinq ou six ans : le reste du temps il est journaliste ». Avec l’aide de Walter Weyl (1873-1919) et d’Herbert Croly (1869-1930), il fonde The New Republic, un magazine phare de la pensée progressiste et libérale – au sein américain du terme. De 1919 à 1931, il rédige l’éditorial du réformiste New York World, célèbre journal de la famille Pulitzer. Lorsque ces derniers revendent le World, W. Lippmann rejoint le New York Herald Tribune pour lequel il se rendra essentiellement célèbre pour son travail de columnist. Ses chroniques sont « syndiquées », c’est-à-dire reprises par de nombreux autres journaux et magazines à travers le pays. C’est son traitement des affaires internationales qui est particulièrement apprécié dans les cercles libéraux et progressistes. Ardent opposant de l’isolationnisme américain, il est également, après la Seconde Guerre mondiale, en faveur du dialogue avec l’Union soviétique bien qu’ayant pour sa part renoncé définitivement aux théories socialistes. Le travail de journaliste de W. Lippmann est récompensé par deux prix Pulitzer. Le premier en 1958 est un prix spécial : « Pour la sagesse, la perception et le sens des responsabilités avec lesquels il a commenté pendant de nombreuses années des affaires nationales et internationales ». Il est récompensé en 1962 dans la catégorie « Reportages internationaux » pour son interview du premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique Nikita Khrouchtchev (1894-1971).
Récompensé par la profession, le columnist n’est cependant pas tendre avec ses collègues et il n’hésite pas à critiquer nombre de journaux et journalistes pour leur rapport aux faits, aux nouvelles et à la vérité. Pour lui, il faut distinguer très clairement les nouvelles dont « la fonction [est] de signaler un événement » (« The function of news is to signalize an event », Lippmann, 1922 : 442) et la vérité dont la fonction est de « mettre en lumière les faits cachés, les mettre en relation les uns avec les autres et brosser un tableau de la réalité sur laquelle les hommes peuvent agir » (« the function of truth is to bring to light the hidden facts, to set them into relation with each other, and make a picture of reality on which men can act », ibid. : 442-443). Ainsi accuse-t-il beaucoup de ses collègues de sombrer dans le sensationnalisme, de ne se fier qu’à leur propre image du monde et non pas de s’appuyer sur les faits pour décrire les événements avec justesse. Il les accuse aussi de trop se laisser prémâcher leur travail par les « publicistes » qui, censeurs et propagandistes, ne montrent que le monde qu’ils souhaitent que le public voie et non pas tel qu’il est. Rares sont pour lui les journalistes capables de « voir ce qu’on ne leur a pas appris à voir » (« It comes from the difficulty of finding journalists who can see what they have not learned to see », ibid. : 434), c’est-à-dire aptes à se défaire de leurs préjugés et de leurs stéréotypes. En 1920, W. Lippmann en collaboration avec Charles Merz (1893-1977) publie, en effet, l’étude « A Test of the News », dans un supplément du New Republic. Il y dresse en quarante pages un constat sévère de la couverture médiatique de la révolution bolchevique par ses collègues – erreurs factuelles, exagérations grossières, événements inventés et annonces fantaisistes – à tel point qu’il ose même qualifier l’ensemble, bien avant les « fake news », de « false news » (Lippmann, Merz, 1920 : 11). Pour autant, W. Lippmann reste un fervent défenseur de la liberté de la presse, bien conscient de la difficulté des journaux à devoir d’une part satisfaire le contrat de lecture conclu avec leur lectorat tout comme l’exercice de restitution le plus fidèle des faits. De plus, il n’hésite pas à rappeler que bien souvent en démocratie, on a tendance à confier une responsabilité forte à la presse tout en lui refusant les conditions effectives et matérielles de sa liberté et de son indépendance.
Du socialisme au néolibéralisme
Il reste une dernière figure de W. Lippmann au-delà du penseur politique et du journaliste : l’économiste. À l’instar d’un Adam Smith (1723-1790) qui s’intéressa beaucoup aux sentiments et à la morale avant d’écrire La Richesse des nations (1776) un ouvrage qui marque l’économie politique, W. Lippmann s’appuie sur son analyse des caractères humains et des mœurs de ses contemporains pour proposer et construire son projet économique. Si, dans ses ouvrages sur l’opinion publique et les publics, il explore le rôle des intérêts (personnels, publics) pour expliciter les actions humaines, c’est dans La Cité libre (The Good Society) qu’il déploie pleinement ses idées sur l’économie. L’ouvrage paru en 1937 s’inscrit dans la continuité des travaux d’autres économistes qui cherchent à renouveler le « libéralisme », en particulier John Dewey (1859-1952). W. Lippmann y développe une critique sévère du « laisser-faire », érigé en dogme par certains, et proposer une nouvelle voie, entre le collectivisme socialiste ou fasciste, et l’interventionnisme de l’État qui doit, selon lui, être limité au maximum. S’il n’est pas en faveur du New Deal de Franklin D. Roosevelt (1882-1945), dans la mesure où l’économie planifiée et l’interventionnisme de l’État font courir le risque d’une dérive autoritaire, W. Lippmann ne renie pas certaines des thèses keynésiennes, notamment celles portant sur la nécessité des investissements publics ou du rôle régulateur de l’État lorsque la règle se dérègle, lorsque l’illusoire « main invisible » ne fonctionne pas !
Impressionné par ses travaux, un groupe d’économistes et de penseurs européens mené par le philosophe Louis Rougier (1889–1982) – connu pour son anticommunisme et plus tard pour ses accointances avec l’extrême droite – profite de la venue de W. Lippmann à Paris pour organiser le Colloque Walter Lippmann du 26 au 30 août 1938 (sur le néolibéralisme, voir aussi Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, 2019). Ce colloque deviendra le lieu de naissance du « néolibéralisme », non pas simplement en tant que courant économique mais bien comme mouvement intellectuel ayant pour objectif de repenser la place de la « liberté » dans son ensemble, à la fois dans le domaine politique, économique et social. Parmi les participants les plus célèbres, on trouvera des économistes comme Friedrich Hayek (1899–1992) ou Ludwig von Mises (1881–1973), des industriels réputés comme Auguste Detœuf (1883–1947), auteur du très intéressant Propos d’un confiseur par O.L. Barenton (1937), et un jeune « philosophe social » qui vient de soutenir sa thèse quelques mois auparavant, Raymond Aron (1905-1983). Loin d’être un lieu propre à une pensée unique, les intellectuels présents s’opposent et argumentent sur de nombreux points, à commencer par le nom à donner au nouveau courant intellectuel : certains souhaitent l’appeler « libéralisme constructif », « libéralisme positif » ou encore « libéralisme de gauche ». Dans la vague des néo– en vogue à l’époque (néopositivisme, néosocialisme), c’est finalement le nom de « néolibéralisme » qui l’emporte. Loin d’être uniquement consacré à la question économique, le colloque explore trois thématiques : la menace des systèmes totalitaires soutenus par les masses – la présence de plusieurs penseurs ayant fui le nazisme ou l’antisémitisme comme Stefan T. Possony (1913–1995) recherché par la Gestapo pour s’être opposé à l’annexion de l’Autriche ou L. von Mises, doublement menacé par ses opinions politiques et ses origines juives –, la menace d’un conflit mondial alimenté par des politiques économiques autarciques et finalement le besoin d’une révision profonde de la pensée libérale pour faire face à la « révolte des masses » – thème cher à L. Rougier et titre d’un ouvrage du penseur espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955, 1930), invité au colloque mais finalement absent.
Dès lors, le colloque Lippmann explore les modalités nécessaires pour « convaincre les masses de revenir au libéralisme dont elles se sont détournées à cause du “laissez-faire” et de son indifférence à la souffrance sociale » (Reinhoudt, Audier, 2018 : 22). L. Rougier rappellera que le but du colloque est avant tout d’assurer « l’amélioration des standards de vie des masses, la pacification entre les peuples, la liberté de pensée et l’honneur de l’esprit humain ». Pour W. Lippmann, un État libéral « peut et doit lever une taxe sur le revenu national, et dédier la somme qui en résulte au financement collectif de la défense nationale, la sécurité sociale, les services sociaux, l’éducation et la recherche scientifique » (Reinhoudt, Audier, 2018 : 177). Si tous les participants ne partagent pas l’enthousiasme de W. Lippmann ou sa vision « socio-libérale », tous s’accordent sur l’idée que l’économie de marché et les échanges commerciaux entre les nations sont à même de renforcer l’amitié entre les peuples et de réduire le risque de conflits, question ô combien d’actualité à leur époque. Ainsi est-on loin d’un lieu d’orthodoxie libérale et encore plus éloigné de notre vision contemporaine du néolibéralisme – comme un mouvement de dérégulation, de désinvestissement massif de l’État et de précarisation des travailleurs face au marché. Mais si W. Lippmann se désintéresse de la chose économique pour se consacrer à sa carrière journalistique et aux relations internationales, son influence sur la pensée néolibérale n’en reste pas moins manifeste mais devra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour se voir concrétisée dans des projets économiques, politiques et intellectuels.
Penseur iconoclaste, intellectuel touche-à-tout, W. Lippmann a toujours placé la question du public, de l’opinion et de la liberté au cœur de ses travaux. D’ailleurs, s’il s’intéresse au libéralisme, c’est moins dans une perspective économique que dans un souci de garantir au public un accès à une information libre, indépendante et sans biais. Selon W. Lippmann en effet, c’est à ce prix que l’opinion publique pourra jouer pleinement son rôle dans la démocratie.
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