Manheim (Ernest)


Contribution de la sociologie de la communication à la compréhension de l’espace public

 

Pertinence de l’œuvre d’un penseur presque inconnu aujourd’hui

Ernest Manheim (1900-2002) compte parmi les rares scientifiques de la sociologie et de la science de la presse de la République de Weimar qui utilisent déjà explicitement le terme « communication » dans le sens de la compréhension sémantique et symbolique, aussi bien dans la pratique d’action individuelle que sociale en tant qu’« acte de communication » (Manheim, 1933 : 31). Dans son essai de 1970, le professeur en sciences de la communication Winfried B. Lerg (1932-1995) a la conviction que l’ouvrage d’E. Manheim (1933) sur la sociologie de la communication et les Träger der öffentlichen Meinung (Porteurs de l’opinion publique) aurait pu moderniser la science allemande de la presse, mais ce n’était pas possible dans les conditions politiques de l’époque. Ce livre précurseur qui traite de l’émergence de l’opinion publique démocratique, n’était pas compatible avec la science de la presse nationale-socialiste. D’ailleurs, au printemps 1934, E. Manheim émigre d’Allemagne avec sa femme Anna Sophie (née Vitters, 1900-1988) et son fils Frank Tibor Manheim, via Budapest et Londres, où son cousin Karl Mannheim (1883-1947) le rejoint et le protège.

Ernest Manheim le jour de son 100e anniversaire à Kansas City, Missouri. Source : Stefanie Averbeck.

 

La théorisation d’E. Manheim sur le public est liée à son étude des sources historiques des écrits des Lumières allemandes, ainsi qu’à son expérience et à son observation de l’opinion sous la République de Weimar. Cette conception de la sphère publique anticipait les composantes centrales de la théorie de Jürgen Habermas : la sphère publique est un phénomène historique, c’est-à-dire qu’elle a une histoire, et qu’elle est en même temps une construction normative des sociétés démocratiques (Averbeck, 2005).

Bien qu’E. Manheim ait été professeur de sociologie et d’anthropologie aux États-Unis pendant près de 40 ans, son œuvre est largement oubliée. Peut-être parce que son livre sur les Porteurs de l’opinion publique n’a plus été admis en Allemagne après 1933, puis après 1945, dans les sciences de la communication allemandes (avec des exceptions comme W. B. Lerg) ; en outre, il n’a jamais été traduit en anglais. Une édition espagnole a été publiée en 1936 à Madrid sous le titre La Opinión pública. Celle-ci semble avoir reçu récemment un peu d’attention puisque le scientifique brésilien Fernando Nobre Cavalcante a travaillé sur l’héritage partiel de E. Manheim à Kansas City. Le traducteur de la version espagnole, Francisco Ayala (1906-2009), qui n’avait que six ans de moins que E. Manheim et qui a vécu – tout comme lui – plus de 100 ans, est désormais plus célèbre que l’auteur lui-même. F. Ayala a notamment traduit Thomas Mann (1875-1955) de l’allemand vers l’espagnol et était lui-même un écrivain reconnu.

 

Ernö, Ernst, Ernest – Trois noms et trois vies

Grâce à l’étude des dossiers personnels de E. Manheim dans diverses institutions académiques en Allemagne, en Autriche et aux États-Unis, ainsi qu’à des interviews personnelles de ce dernier (avec Elisabeth Welzig et avec Stefanie Averbeck), sa vie personnelle et académique est bien à reconstruire. E. Welzig a publié une biographie complète de E. Manheim, sous forme de livre, auquel est annexé un répertoire de ses écrits. Sauf indication contraire, les données biographiques qui suivent sont tirées des ouvrages de S. Averbeck (1999 : 414-417) et d’E. Welzig (1997). Reinhard Müller a également donné un aperçu de l’héritage d’E. Manheim dans les Archives pour l’histoire de la sociologie à Graz, en Autriche (AGSÖ).

Ernö, Ernst, Ernest, Manheim a porté ces trois prénoms au cours des trois périodes centrales de sa vie. Ses parents, des Juifs originaires de Hongrie et d’Autriche, l’avaient appelé Ernö en hongrois. Il est né le 27 janvier 1900, de Josef (1863-1917) et Hermine Manheim née Wengraf (1870-1953). Le père dirigeait un atelier de couture pour hommes ; le fils a d’abord entrepris des études de chimie à Budapest. Dans les années 1918-1919, E. Manheim sert comme sous-officier dans l’armée austro-hongroise. À la fin de la Première Guerre mondiale, il s’engage comme volontaire dans l’« Armée rouge » de Béla Kun (1886-1939). Après la fin du gouvernement des conseils hongrois dirigé par B. Kun à l’été 1919, il fuit le régime de Miklós Horthy (1868-1957) et quitte le pays pour l’Autriche. Il abandonne son objectif professionnel de devenir chimiste pour s’intéresser à l’histoire et à la politique. À partir du début de l’année 1920, il étudie l’histoire, les sciences politiques, la philosophie et la sociologie à Vienne, Kiel et Leipzig. Il obtient son doctorat en 1928 avec une étude sur la « logique du concept concret » (Manheim, 1930) sous la direction de Theodor Litt (1880-1955), Kurt Wiedenfeld (1871-1955) et Hans Freyer (1887-1969) (pour plus de détails sur cette thèse, voir Reitz, 2005).

Page de garde de la thèse Die Logik
des konkreten Begriffs
de E. Manheim à l’AGSÖ.

 

En Allemagne et en Autriche, il publie sous le nom d’Ernst Manheim. Il s’inscrit aussi comme étudiant à Kiel et à Leipzig, puis travaille comme assistant scientifique à l’Institut de sociologie de cette dernière université. Après avoir fui l’Allemagne, durant les périodes anglaise et États-Unis en 1944. Le nom de famille est resté : contrairement aux parents de son cousin K. Mannheim, sa famille n’a jamais transformé le nom de famille hongrois Manheim avec l’orthographe allemande Mannheim (sur l’histoire de la famille Man(n)heim, voir Welzig, 1997).

E. Manheim étudie la philosophie, l’économie politique et la sociologie entre 1923 et 1925, notamment auprès de Ferdinand Tönnies (1855-1936) à Kiel. Il poursuit ensuite ses études à l’université de Leipzig, où il devient l’assistant du sociologue H. Freyer. Il est resté ami avec lui toute sa vie, bien que H. Freyer ait été proche du national-socialisme à certains moments. En mars 1933, H. Freyer déconseille à E. Manheim de déposer une demande d’habilitation à l’université de Leipzig et d’émigrer. En avril de la même année, l’université de Leipzig le renvoie car il est « juif et étranger » ; en effet, E. Manheim n’avait jamais pris la nationalité allemande. Il se rend alors à Londres et travaille à la London School of Economics comme assistant de son cousin, le déjà célèbre sociologue de la connaissance K. Mannheim. Même si E. Manheim a déjà obtenu son doctorat à Leipzig, il soutient une nouvelle thèse, cette fois en anthropologie, sous la direction de K. Mannheim et Bronisław Malinoswki (1884-1942), sur la conception de l’autorité chez les nomades du sud-ouest de l’Afrique (Manheim 1937a). Il s’appuie sur des analyses secondaires et des documents qui expliquent le facteur « autorité » au regard de la sociologie de la communication (Bahmeie, 1997 ; Smith, 2005).

En 1937, E. Manheim s’installe aux États-Unis comme Assistant Professor of Sociology à l’université de Chicago. Un an plus tard, grâce à une bourse de recherche Rockefeller, il intègre l’université de Kansas City, où il devient rapidement Associated Professor et Full Professor of Sociology en 1948. Dans les années 1950 et 1960, il est invité à l’université de Graz, de Vienne et de Téhéran en tant que professeur pour le programme Fulbright. À Graz, il fait connaître la recherche sociale empirique américaine aux chercheurs autrichiens. Entre-temps, il l’a lui-même mise en œuvre en s’inspirant de l’école de Chicago dans ses travaux sur l’écologie urbaine et la délinquance juvénile à Kansas City (Averbeck, 1997). Motivé par sa propre expérience d’exclusion et de persécution des Juifs, il met son expertise professionnelle au service du mouvement des droits civiques des Noirs. Au début des années 1950, en tant qu’expert en sciences sociales, il contribue ainsi à l’abolition de la ségrégation raciale au sein des écoles américaines dans le cadre du litige juridique « Oliver Brown et al. versus Board of Education of Topeka », qui fait autorité à l’époque (Van Delinder, 2005).

Au tournant du siècle, E. Manheim s’est vu décerner le titre de docteur honoris causa de l’université de Leipzig qui l’avait exclu de la procédure d’habilitation soixante-six ans plus tôt, en avril 1934. Son étude sur les « porteurs de l’opinion publique », qui devait devenir sa thèse d’habilitation, a pu être publiée en 1933 aux éditions Rudolf M. Rohrer à Brno, Prague et Vienne, mais ne suscita guère d’écho. Trente ans plus tard, J. Habermas (1962 : 96) utilise l’étude d’E. Manheim dans son ouvrage sur le « changement structurel de la sphère publique » comme source, notamment en ce qui concerne le rôle des « revues morales » (Moralische Wochenschriften) dans le contexte des Lumières.

Les éléments clés de la théorisation de E. Manheim sont résumés ci-dessous. En se fondant sur des réflexions historiques sur l’évolution du « public » en tant que construction normative et phénomène empirique, le sociologue s’est demandé quels aspects communicationnels constituent et caractérisent le public.

 

Les concepts de E. Manheim sur le public et la communication

Le politologue et historien Norbert Schindler a réédité le livre de E. Manheim en Allemagne en 1979 et a écrit une préface détaillée dans laquelle il présentait celui-ci comme un complément à l’ouvrage de J. Habermas sur le « changement structurel de la sphère publique ». Selon N. Schindler, l’étude de E. Manheim est plus proche des sources historiques d’origine. Elle donne encore, des décennies après sa réalisation, de « nouvelles impulsions » en transformant l’analyse historique des sociabilités bourgeoises du XVIIIe siècle en une « grille de développement sociologique de la communication de formations publiques échelonnées » (Schindler, 1979 : 9, 17).

E. Manheim (1933) a retracé l’ascension de la bourgeoisie comme une force politique consciente d’elle-même et agissant publiquement à partir de sources d’archives et d’écrits historiques, y compris des articles de presse. Les « strates » de la publicité ou de la publicisation qu’il décrit à partir du XVIIe siècle culminent dans la société moderne fondamentalement fondée sur le principe du public (« publizistische Vergesellschaftung ») en tant que « principe catégoriel » de la modernité, décisif « pour la structure de sens des contenus communiqués et transmis » (Manheim, 1933 : 26). En d’autres termes, les messages sont formulés pour le public et cela se fait aussi par la presse écrite et plus tard par d’autres médias de masse. Si une société prémoderne et corporative pouvait encore canaliser « qui dit ou peut dire quoi et comment à qui », ces règles sont plus ouvertes dans une société structurée par la communication publique :

« Les deux […] types d’entente corporative et étatique ne reposent pas essentiellement sur un principe général de publicisation, au contraire, les processus de communication qui en découlent présupposent ces sociétés, l’association des établissements ou la couche corporative comme raison d’être. Leurs fonctions publiques et leur espace social sont déjà prédéfinis et pré-stabilisés par celles-ci. La relation spécifique entre le sujet et le destinataire ne se forme et ne se reproduit pas seulement dans l’acte de communication, mais elle est déjà à la base de celui-ci. […] Le principe du publique ou de publicisation englobe donc uniquement le champ de ces sociétés purement communicatives [de la modernité] […]. Une association publiciste est ici nommée : une socialisation réalisée ou garantie dans son existence par la communication ou la communication réciproque, à laquelle est inhérente l’intention d’accéder à une forme quelconque de l’être public. » (Manheim, 1933 : 32)

Mais qu’est-ce qui caractérise la communication selon E. Manheim ? Dès 1933, ce dernier formule avec clairvoyance que les processus de communication reposent sur une interaction entre le communicateur, le récepteur, le message et le média. Ceci à une époque où la plupart des sociologues et des spécialistes de la presse partent encore du principe que la communication sociale repose sur des mécanismes simples de stimulus-réaction (Bussemer, 2005). E. Manheim développe une conception dynamique de la communication qu’il peut facilement reprendre en tant que sociologue américain : l’« acte de communication » a pour support un « sujet social ou individuel », un « espace particulier » dans lequel il se réalise, c’est-à-dire un espace social (par exemple le club, le parti ou le grand public) et un « destinataire » (par exemple, les propres membres du parti ou du groupe, la commune ou le grand public, qui ont chacun besoin d’un discours différent ; voir Manheim 1933 : 29-30).

Les trois facteurs de l’acte de communication mis en évidence par E. Manheim (sujet/espace social/destinataire) se répercutent les uns sur les autres, le « consentement que la communication fonde ou présuppose » dépend « des trois facteurs à la fois » (Manheim, 1979 [1933] : 30). La « structure particulière de la volonté, le positionnement social, la situation temporelle, l’orientation particulière vers le monde et la réceptivité particulière du cercle des destinataires » sont des « facteurs de contenu de la communication » (ibid.). Le fait que cette communication se déroule dans un groupe fermé ou dans un public, devant un public ou pour un public plus large, est en outre déterminant pour les conséquences anticipées et effectives d’une communication (ibid.). La structure d’un processus de communication peut être qualifiée de situation de communication sur la base des composantes esquissées par E. Manheim, à savoir sujet/communication/espace/destinataire ainsi que « lieu et temps » (Manheim 1933 : 28) :

« Pour le poids spécifique et le contenu expressif d’une communication, il n’est pas indifférent qu’elle se réalise dans la “conversation incontrôlable” ou dans la lettre, c’est-à-dire dans le domaine de la vie privée, ou qu’elle atteigne ses destinataires dans un conventicule ou du haut d’une chaire. » (Manheim, 1933 : 26).

Les prémisses théoriques de cette conception dynamique de la communication qui s’adresse à un public avaient été élaborées par E. Manheim dans sa thèse de Leipzig sur la « logique du concept concret » dans laquelle il se penchait sur la philosophie du langage. Il ne partait plus d’un principe essentialiste, mais seulement des « concepts relationnels ». Il ne s’est pas seulement interrogé sur la manière dont la formation des concepts s’effectue sur le plan cognitif, mais aussi sur les dimensions sociales qu’elle revêt : la formation de concepts par des hommes et pour des hommes, qui est soumise à des influences motivationnelles sociales – même inconscientes (Manheim, 1930 ; Reitz, 2005). E. Manheim considère la formation de concepts cognitifs comme un acte social et non comme l’émergence d’une idée abstraite supérieure. Ces premières réflexions sur la pragmatique linguistique sont compatibles avec les conceptions ultérieures de E. Manheim en matière de sociologie de la connaissance, qu’il a également développées en lisant de manière critique les écrits de K. Mannheim, en partie publiés par lui-même (Manheim et Kecskemeti, 1956).

 

Critique de la sociologie de la connaissance de K. Mannheim

La critique d’E. Manheim de la sociologie de la connaissance de K. Mannheim s’est concentrée sur l’hypothèse de son cousin selon laquelle les attitudes de pensée se manifestent dans les communications (en tant que résultats de la communication). E. Manheim se demande en outre : comment la communication permet-elle de changer les mentalités, les opinions et les attitudes ? Comment un électeur d’un parti socialiste peut-il devenir un électeur national-socialiste ? Pourquoi les visions du monde changent-elles, tant au niveau individuel que collectif ? Pour comprendre cela, il faut regarder toutes les composantes d’un processus de communication, les contenus transmis par les médias ne sont pas seulement – comme le suppose K. Mannheim – des documentations d’un « être » qui se trouve derrière, ils sont eux-mêmes des « réalités » communicables et donc efficaces (Averbeck, 1998, 1999 : 422-424 ; 2005 : 61-63 ; Manheim, 1956 : 4-5, 1972, 1933 : 26-29).

Contrairement à la sociologie de la connaissance de son cousin, E. Manheim ne considérait pas la communication comme le principe de quelque chose d’autre, comme la « Weltanschauung » (vision du monde) ou la « Standortgebundenheit des Denkens » (pensée liée aux couches sociales ; Mannheim, 1925), mais comme un principe autonome : la communication n’est pas une fonction de la socialisation, la communication est le principe de la socialisation par excellence. Elle doit donc devenir elle-même un objet de recherche ; et ce, non seulement à un niveau de contenu ou de documentation, à savoir en tant qu’indice d’une vision du monde spécifique comme chez K. Mannheim, mais aussi dans son caractère de communication en tant que « contenus communiqués à un moment, à un endroit et à quelqu’un » (Manheim, 1933 : 27). La sociologie de la connaissance de K. Mannheim ne répond pas à la question de savoir pourquoi les mêmes personnes adoptent parfois des opinions, des attitudes et des idéologies différentes au cours de leur vie, car il ne s’est pas penché sur les situations de médiation et d’adressage de la communication publique (Manheim, 1956 : 5 ; Manheim, 1972 ; 1933 : 26-27). Plus tard, Ilja Srubar (1981) critique de manière  similaire la sociologie de la connaissance de K. Mannheim.

La raison pour laquelle E. Manheim se penche sur les questions de changement d’opinion et d’attitude est de nature empirique. En 1932, il se demande pourquoi les partisans des partis établis, comme le Parti populaire national allemand (DNVP), deviennent des électeurs changeants et votent pour le Parti national-socialiste (NSDAP) et pourquoi le NSDAP peut rallier de larges couches de la population (E. Manheim dans un entretien avec Mathias Greffrath, 1981 : 316). Il trouve la réponse à la question sous-jacente du succès de la propagande politique dans une interaction entre les attentes – plus ou moins conscientes – du public et l’anticipation de ces attentes par les communicateurs, ainsi que les stratégies de communication interpersonnelles (« propagande intime ») dans les nombreuses organisations nazies qui créent une pression de groupe. Au début, – selon E. Manheim  ̶  l’ascension des nationaux-socialistes ne se fait pas de manière déterminante par leur propre publicité, dont la portée est d’abord limitée, ni par leur seule propagande, mais de manière durable par la formation de nouvelles organisations et l’infiltration d’organisations existantes, de leurs institutions et de leurs rites, en particulier au sein des organisations de jeunesse et par leur intermédiaire. Il en résulte des organisations qui s’opposent à la société pluraliste et prônent l’unité « völkisch », qui posent la « germanité » comme universelle et ne reconnaissent plus la pluralité. E. Manheim considère les dynamiques de groupe et les processus interpersonnels au sein des organisations nazies comme très pertinents (Manheim, 1939, 1953, 1981).

E. Manheim s’intéressa à la communication interpersonnelle et à ses conséquences importantes sur la communication sociale, en particulier sur le changement et la consolidation des attitudes, avant que Paul F. Lazarsfeld (1901-1976), Bernard R. Berelson (1912-1979) et Hazel Gaudet (1908-1975) ne publient leurs résultats sur le « Two Step Flow » de la communication. Plus tard, E. Manheim relit collégialement Personal Influence de P. F. Lazarsfeld et de Elihu Katz (1926-2021), ce dont P. F. Lazarsfeld (1957) le remercie dans une courte lettre, dans laquelle il soulignait les expériences et observations communes en Allemagne et en Autriche :

« Cher Ernest, merci beaucoup pour votre lettre du 15 septembre. Je vous suis reconnaissant d’avoir lu l’ensemble du manuscrit et je suis très intéressé par vos suggestions supplémentaires. Vous avez certainement compris le point principal que j’ai essayé d’aborder dans mon manuscrit. Malheureusement, je ne suis pas sûr que les lecteurs américains qui ne connaissent rien à la tradition allemande soient aussi perceptifs […]. Sincèrement vôtre, Paul. » Lettre de P. F. Lazarsfeld à E. Manheim

La thèse de base de P. F. Lazarsfeld, qu’il a étudiée empiriquement, était que les personnes au sein des groupes sont soumises à une sorte de contrôle communicationnel qui exerce une influence potentiellement plus forte que la communication des médias de masse, car la crédibilité d’un « leader d’opinion » dans son groupe est plus élevée que celle de la communication médiatisée. Les opinions se renforcent donc précisément parce qu’elles sont partagées collectivement. Les premiers écrits de E. Manheim (1939) soutiennent cette perspective, à l’époque sans référence à P. F. Lazarsfeld.

 

Typologie de l’espace public : transcendantal, qualitatif et pluraliste

Le concept de sphère publique de E. Manheim (1933 ; Averbeck-Lietz, 2015 : 125-131) comprend trois types interdépendants, la sphère publique « transcendantale », la sphère publique « pluraliste » et la sphère publique « qualitative ». Cette formation de types est une construction car ces types peuvent se retrouver tous les trois en même temps dans des sociétés concrètes ou former des dominances historiquement changeantes. La discursivité et la délibération ne sont, selon E. Manheim, qu’une facette de la sphère publique, le type purement transcendantal (inspiré d’Immanuel Kant [1724-1804]) qui répondrait à cette norme n’existant pas selon lui. E. Manheim fait une distinction (voir aussi Beetz, 2005) entre :

  • le type transcendantal est délibératif, orienté vers la compréhension. L’accord peut être négocié de manière discursive ;
  • le type pluraliste est polémique-conflictuel. La recherche de compromis, la communication stratégique est la norme ;
  • le type qualitatif est autoritaire (éventuellement totalitaire). Le consentement est représenté et la dissidence est exclue par la communication ou réprimée par la force.

Les trois types sont conçus de manière graduelle. En s’inspirant méthodologiquement de Max Weber (1864-1920), E. Manheim décrit des idéaux-types qui se chevauchent dans les sociétés réelles. Ainsi le type pluraliste est-il relativisé par le type transcendantal : dans l’accord (transcendantal), on s’accorde sur le fait que les arguments doivent être débattus publiquement, c’est-à-dire de manière transparente, même si l’on a des points de vue différents. L’accord représentatif-qualitatif peut rapidement perdre sa légitimité et donc son pouvoir s’il ne se réfère plus à de tels contenus et valeurs communs « transcendantaux », c’est-à-dire reconnus par une majorité informé (Manheim, 1933 : 53-54). Le type transcendantal de l’espace public correspond à l’idéal des Lumières de sujets de droit et égaux en droit, se reconnaissant mutuellement et communiquant entre eux ; ce qui devient épistémologiquement déterminant dans l’œuvre de J. Habermas. En tant que régulateur, cette identification est maintenue, selon E. Manheim, même dans les grandes sociétés :

« Dans la discussion publique, l’espace d’identification du groupe s’élargit à l’espace public global transcendant. Lors d’un déroulement judicieux et seul légitime dans cet espace public, la discussion fonde dans son champ un consensus public. On discute sur la base d’opinions différentes, mais d’une même volonté. » (Manheim, 1933 : 53)

La structure de la communication publique, dans le sens de sa capacité à générer des conflits et des consensus, est déterminée chez E. Manheim par le type de « public transcendantal », c’est-à-dire par les normes d’une bonne communication, orientée en fin de compte vers le bien commun. Cela signifie – comme chez J. Habermas – la chance potentielle pour tous les citoyens de participer à la « discussion publique » avec tous leurs thèmes (Manheim, 1979 [1933] : 53). Il poursuit :

« Il ne s’agit pas de « défendre » des points de vue polaires, mais de rechercher les prémisses de conclusions contraignantes communes […]. […] toutes les opinions de départ, tous les points de vue doivent y être inclus. » (ibid.)

Plus tard, J. Habermas décrit cette idée comme une règle d’universalisation (Mastronardi, 2010). L’idée de l’esprit public (« Gemeinsinn ») qui se réalise par la communication sociale « intersubjective » se trouve aussi dans l’œuvre d’Hannah Arendt (1906-1975 ; 2012 : 139-144) et est également ancrée dans la pensée d’I. Kant.

La conception de E. Manheim de la sphère publique démocratique va, à mon avis, encore plus loin et s’interroge sur la nature de la contradiction et même de la polarisation des opinions dans une démocratie :

« Une sphère publique est placée sous le signe du pluralisme lorsque l’accord public se regroupe autour d’une pluralité de volontés qualitativement différentes. La structure de cette sphère publique devient fondamentalement pluraliste du fait qu’il n’y a pas en son sein, dans le cas limite radical, de contenus de volonté affirmatifs qui pourraient devenir la base d’une communauté homogène continue. » (Manheim 1933 : 54)

E. Manheim défend ici aussi une position agonistique, sans encore connaître ce terme. Il a pu observer lui-même le « cas limite radical » à la fin de la République de Weimar, lorsque les conflits politiques se sont manifestés par des combats de rue et des assassinats politiques. Toutefois, la violence n’est pas la même chose que la communication. Potentiellement, en tout cas, il peut y avoir – et c’est le facteur de transcendance, de référence à des valeurs supérieures communes – un équilibre entre des intérêts particuliers : on défend des opinions différentes, mais on veut en même temps parvenir à un compromis sans violence. Le consensus minimal d’une définition de la sphère publique démocratique consiste alors à considérer une sphère publique dans laquelle la contradiction est acceptée comme un élément structurel:

« La sphère publique ne commence pas seulement au-delà des limites du consensus de groupe divorcé, mais l’inverse : elle repose […] sur ces divorces polarisés ». (ibid. : 55)

Le sociologue décrit le paradoxe selon lequel ce ne sont pas des publics holistiques, mais des publics morcelés qui se prêtent le mieux à l’intégration des opinions divergentes. Cela reste d’actualité.

En 1933, E. Manheim observe la montée des conceptions holistiques, nationalistes, « völkisch » et donc nationales-socialistes de l’opinion publique, qui rapidement bannissent leurs adversaires de la vie publique – y compris lui-même. Le régime nazi délégitimait ses adversaires et excluait les Juifs de la vie publique sur la base d’une idéologie raciste et antisémite, ce qui a entrainé le génocide. En conformité avec le régime nazi, les professeurs en science de la presse écrivent à ce sujet les pseudo-théories holistiques, dans lesquelles la sphère publique est déclarée comme « communauté du peuple » (la dite « Volksgemeinschaft », Averbeck, 1999 : 137-138 ; Duchkowitsch, Hausjell, Semrad, 2004). En revanche, E. Manheim se prononce précisément à partir d’une position théorique sur la démocratie, désormais en tant que scientifique ayant fui les nazis aux États-Unis, pour que les sociétés récompensent et soutiennent la non-conformité et non la conformité :

« Il existe cependant dans chaque société, à des degrés et à des moments différents, une marge de dissension publique. La non-conformité légitime et coordonnée en public est une force stabilisatrice, tout comme la soumission aux normes sociales ». (Manheim, 1937b : 7)

Lorsque la non-conformité est rendue impossible, l’espace public en tant qu’espace social et de communication se rétrécit. Tant que l’ordre démocratique de la société n’est pas ouvertement menacé et rejeté, il repose paradoxalement sur la violation graduellement acceptée de valeurs partagées (qui deviennent ainsi variables et peuvent donner naissance à de nouvelles valeurs, voir par exemple les débats sur le genre ou sur l’acceptation du véganisme). Mais, selon les principes « transcendentaux » et contrairement à un public du type « qualitatif » dit potentiellement totalitaire, il s’agit toujours d’une non-conformité discursive, aussi expressive, sans violence.

Conclusion

La lecture de E. Manheim est surtout recommandée si l’on s’intéresse à la réunion de perspectives historiques, théoriques et empiriques. La force de ses premiers travaux effectués en Allemagne réside dans la théorisation de concepts intemporels tels que les typologies de public (type transcendantal, qualitatif et pluraliste). Elles ont également des qualités heuristiques pour la recherche empirique permettant une étude qualitative de la sphère publique, au sein, par exemple, d’une comparaison entre systèmes médiatiques ou entre pays, dans le cadre d’une analyse longitudinale. Le livre publié à l’occasion du symposium international interdisciplinaire (germanistique, sociologie, sciences de la communication, science politique, philosophie) organisé à l’occasion du centenaire de E. Manheim à l’université du Kansas (Baron, Reitz, Smith, 2005) est une bonne introduction à son œuvre, en particulier à la sociologie de la communication. C’est aussi à l’occasion de ce symposium que, à la demande de sa première alma mater, l’université de Leipzig, S. Averbeck-Lietz, autrice de cette notice, lui a remis le diplôme de docteur honoris causa. L’université du Missouri à Kansas City a également créé un « Manheim Hall » qui, lui, rappelle aujourd’hui son importance.

 

Traduction de l’allemand : Jacques Walter


Bibliographie

Arendt H., 2012, Über das Böse. Eine Vorlesung zu Fragen der Ethik, Munich, Piper.

Averbeck S., 1997, « Der Wissenschaftler. Kommunikation und Autorität. Leitlinien der Soziologie Ernst Manheims in sechs Jahrzehnten », pp. 218-256, in : Welzig E., Die Bewältigung der Mitte. Ernst Manheim: Soziologe und Anthropologe, Vienne, Böhlau.

Averbeck S., 1998, « Ernst Manheims “publizistische Soziologie”. Eine vergessene Kommunikationstheorie und ihre Aktualität », Medien & Zeit, 13 (2), pp. 4-14. Accès : https://medienundzeit.at/wp-content/uploads/2015/03/1998-02_ocr-.pdf.

Averbeck S., 1999, Kommunikation als Prozess. Soziologische Perspektiven in der Zeitungswissenschaft, 1927-1934, Münster, LIT.

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Auteur·e·s

Averbeck-Lietz Stefanie

Institut für Politik und Kommunikationswissenschaft Universität Greifswald (Allemagne)

Citer la notice

Averbeck-Lietz Stefanie, « Manheim (Ernest) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 18 avril 2024. Dernière modification le 03 octobre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/manheim-ernest.

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