L’association des termes musée et marque a longtemps constitué un oxymore, le second ressortissant au secteur commercial, le premier à celui du patrimoine que le code éponyme (2004) soustrait clairement au secteur marchand, notamment sous la forme du principe d’inaliénabilité des objets composant les collections publiques. Ces deux univers mobilisent la figure du public largement entendue, que chacun décline soit en termes de client, de consommateur, de cible, soit selon celui de public, de grand public (initialement public-citoyen), des publics. Il convient donc de déterminer quel type de porosité a pu s’instaurer entre ces deux registres sémantiques pour donner lieu à l’émergence des marques muséales et, peut-être, à une convergence entre ces deux champs distincts quant à la notion de public.
Le public est au cœur de la définition du musée au plan national (loi du 4 janvier 2002 relative aux Musées de France) comme au plan international (définition du Conseil international des musées). Les modalités en sont plurielles : identification en termes de service public qui ne prend son sens qu’au regard de ses destinataires, précisément le public, ailleurs désigné en termes d’usagers. Il s’agit donc d’une institution ouverte au public, d’un intérêt public des collections, d’une exposition à des fins d’éducation et de délectation (on a toujours à faire à une institution sans but lucratif). De surcroît, la fonction de conservation, autre élément constitutif du musée, trouve elle-même sa pleine justification dans la présentation de la collection au public.
Le public au cœur du musée
La genèse des musées français, fondés à partir des saisies révolutionnaires (biens de la Couronne et du clergé), les ancre profondément dans une logique publique. La légitimité de la conservation une fois acquise, le nœud gordien de l’institution muséale doit être recherché dans le passage d’une collection qui n’est dotée de cohérence que pour son seul inventeur, à une institution publique dont il faut construire le sens pour le public. Il s’agit là d’une matrice culturelle (Davallon, 1992), inscrivant le musée dans une perspective communicationnelle originelle (Poulot, 2005).
Le musée issu de la Révolution française s’assigne un public citoyen indifférencié et abstrait. Par leur mise en musée, les significations initiales – religieuses ou politiques – des objets sont abolies, rendant possible l’émergence d’un monde commun. Jean-Louis Déotte (1994 : 26) met en évidence la corrélation entre les musées et les droits de l’homme : « Pourquoi le musée est-il au cœur d’une politique culturelle cohérente ? C’est parce qu’il est par essence public et cosmopolite, mais aussi universel… Un monde où l’homme le plus abstrait est au centre, celui de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen ».
Certes, la conception citoyenne du public qui émerge en 1789 a été mise à l’épreuve de la réalité sociale durant près de deux siècles. Le musée est longtemps demeuré une institution en sommeil, loin des grandes expérimentations culturelles populaires prétendant être « élitaires pour tous » selon le mot d’Antoine Vitez. Elle reste captive d’une appropriation distinctive héritée du siècle précédent, focalisant la critique sociale à l’encontre des musées (Bourdieu, Darbel, 1966), engendrant une représentation élitiste et surannée de l’institution. Les prémisses d’un changement sont amorcées durant la deuxième partie du XXe siècle par la diversification du champ muséal. À ce moment-là, il est enjoint aux musées de s’ouvrir sur le monde et de se référer à la société qui, selon l’expression de Georges Henri Rivière (1989), prône l’impératif du « Public premier servi ».
À la fin des années 1980, les musées connaissent de profondes mutations et placent le public au centre de l’institution : construction ou réhabilitation des bâtiments favorisant matériellement l’accueil (hall, espace de convivialité cafeteria, librairie) comme pédagogiquement (centre de documentation, service de médiation). L’exposition temporaire devient le dispositif communicationnel déterminant de ce nouveau rapport aux publics auquel Jean Davallon (1986 : 73) donne son assise épistémologique en la définissant comme un média : « Voilà donc où commence la mise en exposition : là où l’objet se tourne vers l’utilisateur ou le visiteur : là où il se présente à lui afin de lui tenir un discours. Du même coup, l’usager ou le visiteur devient partie prenante de la mise en exposition ». Les publics des musées deviennent alors un objet d’études constamment enrichi.
La loi du 4 janvier 2002 relative aux Musées de France entérine (article 7) cette évolution en subordonnant l’attribution de l’appellation Musée de France à des missions d’accueil des publics, de diffusion, d’animation et de médiation culturelles. Il semble désormais acquis que, selon les prescriptions de la nouvelle muséologie, le musée a renoncé au modèle ancien du temple pour celui du forum, lieu de confrontation et d’expérimentation des publics (Cameron, 1971). Le Rapport de la mission Musées du XXIe siècle préconise que l’institution parachève cette mutation. Elle se doit de maintenir une adaptabilité constante de l’offre muséale à la diversité des publics (des collections et des territoires) évoluant vers une conception d’un musée protéiforme. Elle se doit aussi de s’astreindre à une plus grande diversification des publics et de soutenir leur implication croissante, participative dans la vie des établissements qui atteste de sa capacité inclusive et collaborative (Eidelman, 2017). Il est significatif de relever que, dans la dernière livraison de cette réflexion prospective sur l’institution, la logique de marques est absente. Peut-être parce que les ajustements théoriques en termes de public s’avèrent embarrassants.
Le musée saisi par la marque
Issue de l’entreprise, s’inscrivant dans le champ du droit privé, du droit commercial plus spécifiquement, la marque est définie comme « un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale (Art L711-1 du code de la propriété intellectuelle). Elle constitue un outil marketing permettant donc de protéger et de valoriser lesdits produits et services pour séduire de potentiels consommateurs et conquérir de nouveaux marchés dans un cadre concurrentiel.
Les premiers dépôts de marque dans l’univers muséal sont le fait des grands établissements (Musée du Louvre, Musée d’Orsay, en 1987). Il s’agit dans un premier temps d’une démarche préventive pour éviter une captation par des institutions indélicates, mais qui témoigne déjà de l’insertion de ces institutions dans un champ culturel devenu concurrentiel. Cette évolution est concomitante d’une revendication vers une plus grande autonomie de gestion empruntant la forme d’établissements publics à vocation culturelle, le modèle coopératif et mutualiste porté par la Réunion des musées nationaux ayant été considéré comme dépassé. Dans un second temps, une logique offensive d’exploitation et de valorisation de la marque s’est imposée pour développer l’image et accroître la notoriété de ces établissements (Anger, 2018). Plusieurs éléments permettent d’éclairer cette évolution.
D’abord, au plan local, le processus de décentralisation a conféré aux musées une fonction de valorisation des territoires locaux, réactivée par la loi NOTRe (loi du 7 août 2015 portant la nouvelle organisation territoriale de la République) selon une recomposition des territoires qui intègre une préoccupation de communication et de compétitivité dans le grand marché de la globalisation économique postulant des territoires attractifs. Ensuite, la valorisation des actifs immatériels de l’État (marques, brevets, concepts) est au cœur du fameux et controversé rapport Levy-Jouyet (2006) comme garante de la croissance économique de demain. Les musées y sont reconnus – et promus – comme d’authentiques marques culturelles et désignés comme étendards privilégiés du rayonnement de la France et de son attractivité touristique. Enfin, un effort budgétaire public croissant a soutenu l’institution muséale dans la diversification de ses activités, tant pour les musées nationaux (Cour des comptes, 2011) que pour ceux des collectivités territoriales (Ministère de la Culture et de la Communication, 2017). Or, dans un contexte global de contraction des subventions publiques, l’accroissement de leurs ressources propres est devenu un impératif catégorique. La création du Musée du Louvre à Abou Dabi traduit très précisément ce double impératif de rayonnement international et de retombées financières.
Et le public dans cette évolution ? En première analyse, il est manifeste que l’utilisation de la marque convoque le public, comme critère d’évaluation performative de l’institution, en termes stricto sensu de fréquentation ou de consommation des services périphériques. Le calcul et la comparaison entre les « paniers moyens » des visiteurs, comme aux librairies des musées, constituent un exemple éclairant. Les plus fournis, ceux des visiteurs étrangers (qui constituent plus de la moitié des visiteurs des musées franciliens), sont aussi les plus recherchés. Au plan local, malgré des réalités disparates, il est assez peu contestable que le public est souvent instrumentalisé pour justifier des paris sur des créations de musées dont le caractère budgétivore obère les efforts, sinon la survie, d’établissements qui s’étaient employés à évoluer, à mettre patiemment en place des politiques innovantes en direction des publics. L’effet Bilbao, acmé du marketing territorial (Arana, Tobelem, Ockman, 2014), reste un objectif prévalent pour nombre d’élus. Pour certains auteurs, la confiance des publics s’en trouve éprouvée (Le Marec, 2007). L’âge d’or des études des publics paraît alors révolu au profit d’une logique d’audience (Jacobi, 2017), le musée étant ainsi entré dans l’ère de la gestion des flux (Mairesse, 2010).
La marque et le public
Pourtant, le propos peut être nuancé. La création d’une marque impose au préalable une réflexion sur la nature et la spécificité de l’établissement permettant de dégager les valeurs portées par la marque et de déterminer son positionnement. La marque impose une mise en cohérence avec l’identité du musée. Elle peut ainsi constituer un levier pour réactiver la confiance avec l’usager. Elle suppose la mise en place d’indicateurs susceptibles d’évaluer l’impact de la marque et la faire évoluer. Cette démarche réflexive peut constituer pour le musée l’occasion de revisiter ses missions fondatrices : quelles stratégies des publics convient-il de déterminer, quels imaginaires mobiliser (Kerret, 2016) ? Et, surtout, elle suppose de fédérer les acteurs de l’institution pour qu’ils s’approprient cette nouvelle identité « encapsulée » dans des signes distinctifs (logo, charte graphique). Elle peut donc constituer un temps fort pour l’institution dans son rapport avec ses publics qui restent au fondement de son identité, en termes d’éventuelle réappropriation. Cette démarche reste pertinente quelle que soit la taille de l’établissement. D’une part, il s’agit de résister à la pression des pures logiques managériales et de réaffirmer la spécificité des publics des musées. D’autre part, il s’agit de réévaluer les publics concernés car la communication digitale « lisse » la notoriété des établissements entre fréquentation effective et présence en ligne et impose aux établissements de gérer leur e-reputation (Corral-Regourd, Alcantara, 2016).
À cet égard, le choix d’un nom de marque muséale invite à de nouvelles réflexions. Considérons le « Musée universel du Louvre Abou Dabi » : s’agit-il en ce nom d’une référence directe au projet de l’Europe encyclopédique des Lumières ? Ou d’une réactualisation du concept apuré des dévoiements nationalistes enkystés durant le XIXe siècle ? Ou encore d’un décentrement capable d’anticiper les attentes de nouveaux publics, répondant à la conception d’un musée universel au service de tous les citoyens (Dufrêne, 2012) ? Quoi qu’il en soit, par-delà la fragmentation évidente des goûts et des demandes qu’encourage la logique des marques, une réflexion générale sur le grand public demeure une fiction nécessaire pour les enjeux démocratiques inhérents à l’identité même de l’institution muséale qui ne saurait se dissoudre (Wolton, 1992).
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Corral-Regourd M., Alcantara C., 2016, « Ecosystème muséal : une notion encore vacillante », pp. 59-70, in : Agostinelli S., Koulayan N., dirs, Les Écosystèmes numériques. Intelligence collective, développement durable, interculturalité, transfert de connaissance, Paris, Presses des Mines.
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