Comment bien lire un texte ? Telle est la question qui, un jour ou l’autre, traverse l’esprit de tout lecteur. Interrogation fréquente mais dont la portée est le plus souvent sous-estimée. Face à ce silence, plusieurs raisons peuvent être avancées. L’une d’entre elles est que la notion de mauvais lecteur, bien qu’elle s’impose comme une évidence, ne peut pourtant pas être définie de manière simple et catégorique. Si elle a suscité bien des réflexions du point de vue de la pédagogie et de la didactique, elle reste relativement peu explorée dans le champ de la critique littéraire, bien qu’elle permette de revisiter la réception des œuvres et le rapport qu’elles instaurent avec leur public, à partir de la place assignée au lecteur.
Ce silence surprend d’autant plus que l’histoire de la littérature et les œuvres témoignent d’une insistante préoccupation à ce sujet. Une telle disproportion justifierait, à elle seule, qu’on porte nos regards sur le mauvais lecteur. Elle signale que la notion, dont on pressent bien l’intérêt, ne va toutefois pas de soi, et elle invite aussi à l’aborder depuis le regard des textes qui la mettent en scène. Car le mauvais lecteur et la mauvaise lecture ont une histoire qui est intimement liée à celle de la littérature : ils n’ont pas toujours été considérés de la même manière et cette évolution est assurément révélatrice à bien des égards.
La mauvaise lecture face aux théories de la lecture
L’obstacle majeur sur lequel bute toute réflexion à propos du mauvais lecteur vient de l’axiologie que comporte implicitement la notion de mauvaise lecture. Le terme « mauvais » implique en effet de postuler une norme à partir de laquelle fonder un tel diagnostic. Pensée de la sorte, la mauvaise lecture suppose qu’on puisse établir au préalable ce qu’est une bonne lecture. Dans ce cas, la lecture est donc évaluée en fonction de ses résultats, c’est-à-dire de la qualité de l’interprétation qu’elle produit. Si une telle chose est envisageable pour des textes strictement informatifs, la situation se complique dès qu’il s’agit de textes littéraires. Car l’on sait bien que, dans ce domaine, les œuvres ne commandent une interprétation ni unique ni univoque. Elles se caractérisent au contraire par leur polysémie et leur faculté à engendrer d’innombrables lectures, très différentes et toujours renouvelées, qui ont par exemple amené Umberto Eco (1932-2016) à parler d’« œuvre ouverte » (1962). Dans ces conditions, le partage entre bonne et mauvaise lecture se révèle très délicat, voire incertain.
Il est cependant indéniable qu’agisse, dans l’imaginaire de tout lecteur, une norme de la bonne lecture qui, même si elle n’existe pas de manière objective, dirige en partie ses attitudes. C’est vers elle que le lecteur s’efforce le plus souvent de tendre en se demandant comment bien lire et s’il a bien lu. En conséquence de quoi, toutes les conduites qui s’en écartent et qui pourraient relever d’une mauvaise lecture sont généralement dépréciées et repoussées. Ce discrédit sur la mauvaise lecture a certainement rendu plus difficile encore sa prise en considération.
Cette situation explique aussi que la plupart des théoriciens de la lecture ont essayé d’en circonscrire les tenants et les aboutissants à partir de catégories moins fortement chargées de jugement que celles de bonne et de mauvaises lectures. Dans la plupart des cas, c’est un fonctionnement idéal de la lecture qui est analysé mais celui-ci sous-entend malgré tout l’image d’un lecteur compétent, qui coopère avec le texte et qui, à divers degrés, peut être tenu pour une forme de bon lecteur.
U. Eco, dans Lector in Fabula (1979), conçoit ainsi un Lecteur Modèle que le texte construit en façonnant ses réactions et interprétations. Celui-ci ne correspond pas au lecteur réel et se présente comme une figure idéale. Même si U. Eco ne l’associe pas au bon lecteur, un jugement de valeur demeure sous-jacent puisqu’il s’agit d’examiner un ensemble général dans lequel la lecture se fait coopération avec le texte. Les dysfonctionnements de ce système font certes l’objet de quelques allusions, mais ils sont volontiers dévalorisés (Eco, 1979 : 74). Wolfgang Iser (1926-2007 ; 1972, 1976) se penche de son côté sur le lecteur implicite, qui est induit par les structures du texte. Si le terme de « lecteur implicite » permet de contourner les connotations positives contenues dans l’expression « Lecteur Modèle », ce type de lecteur n’en reste pas moins un lecteur qui collabore avec l’œuvre. Michael Riffaterre (1924-2006), afin de faire sa part à la subjectivité du lecteur, envisage de son côté un « lecteur moyen », qu’il nomme ensuite « archi-lecteur », terme créé à partir du mot « archiviste » : un tel lecteur est là aussi perçu depuis la façon dont il répond aux attentes du texte (Riffaterre, 1970). Dans tous ces cas, si la subjectivité est prise en compte d’une façon ou d’une autre, elle est saisie à l’intérieur d’un modèle général qui présuppose une collaboration du lecteur avec l’œuvre.
Or, plus récemment, la critique littéraire s’est intéressée à la diversité des manières de lire, en intégrant les pratiques concrètes du lecteur ainsi que la dimension idiosyncrasique propre à toute lecture (Picard, 1986 ; Schaeffer, 1999 ; Jouve, 2005 ; Baroni, 2007 ; Fish, 2007 ; Macé, 2011 ; Merlin-Kajman, 2016). Michel Charles (1995) a par exemple démontré comment le lecteur fait surgir du texte une sorte de texte fantôme qui n’était pas au départ présent en lui, mais qui en était une possibilité non réalisée. Ce deuxième texte se superpose alors au premier, jusqu’à parfois le reléguer au second plan, voire l’éclipser complètement. Pierre Bayard (2002) a radicalisé cette perspective en suggérant que le dialogue critique autour d’une œuvre pouvait être défini comme un dialogue de sourds puisque chacun ne lit pas tout à fait le même texte. Chaque lecteur se forge en effet une image mentale du livre qui interdit de penser que le texte pourrait être objectif et fixé dans le marbre.
À la lumière de ces considérations, il apparaît clairement que c’est vers la subjectivité du lecteur et ses manières de collaborer avec le texte qu’il faut se tourner pour envisager la mauvaise lecture. Étant donné qu’il est impossible de fixer ce que seraient une bonne et une mauvaise lecture uniquement à partir de leurs résultats interprétatifs, l’élément susceptible de servir de point de référence réside bien dans la coopération textuelle. À cet égard, on peut définir le mauvais lecteur comme celui qui ne collabore pas avec le texte, qui ne réagit pas et n’interprète pas selon ce que le texte prévoit ou programme (Decout, 2021). Ces dysfonctionnements, bien entendu, connaissent des degrés, aussi bien dans leur nature que dans leur intensité, mais tout lecteur peut les éprouver. Ainsi pensé, le mauvais lecteur est celui qui lit une œuvre sans que le texte légitime entièrement son interprétation. À partir de l’instant où il ne coopère pas avec le texte, il laisse libre cours à ses façons singulières de lire. C’est pourquoi la mauvaise lecture permet de mettre au jour les fantasmes et les pulsions qui gèrent les relations du lecteur avec les livres et avec le monde fictionnel.
Aussi est-il indispensable de voir que, si le texte affecte le lecteur, la spécificité de la mauvaise lecture est qu’elle affecte aussi un texte que le mauvais lecteur ne sacralise pas. De la sorte, la mauvaise lecture englobe de multiples pratiques hétérodoxes qui vont de la lecture en diagonale au saut de pages, en passant par des lectures interventionnistes dans lesquels le lecteur, et parfois le critique littéraire (Bayard, 2000, 2010, 2017 ; Escola, 2003 ; Schuerewegen, 2012), peut retoucher ou réécrire un texte alors même que celui-ci ne l’avait nullement incité à le faire.
La mauvaise lecture à travers l’histoire de ses représentations
Si la théorie littéraire peine donc à cerner la mauvaise lecture, on ne peut pourtant passer sous silence le fait que les œuvres, elles, questionnent tout un ensemble de pratiques dissidentes qui renseignent sur les différentes facettes de la mauvaise lecture. Retracer l’histoire de ces représentations autorise à mieux percevoir ce qu’est la mauvaise lecture, attitude qui, même abordée depuis les dysfonctionnements de la coopération textuelle, demeure personnelle et contrarie toute élaboration d’un modèle théorique général pour la décrire dans l’absolu (Decout, 2021). Afin de l’appréhender, il paraît utile de s’en approcher à l’aune des diverses modalités de mauvaise lecture que les œuvres ont fait foisonner (Bouliane, Popovic, 2013). D’autant que ces représentations témoignent aussi de la façon dont la littérature s’est elle-même perçue à travers cette figure complexe et parfois stigmatisée qu’est le mauvais lecteur.
Un bref regard sur cette histoire montre d’abord que deux grandes catégories de mauvaise lecture dominent : la lecture par identification et empathie, et la lecture savante et hyper-rationnalisée. Il s’agit évidemment de conduites impliquées dans toute lecture, le plus souvent combinées, mais exacerbées avec la mauvaise lecture.
Durant des siècles, la mauvaise lecture a principalement été réduite à une lecture par identification ou par ce que Jean-Marie Schaeffer (1999) nomme immersion. Seulement, ce phénomène est alors vu comme pathologique, à l’instar de Don Quichotte chez Miguel de Cervantès (1547-1656) qui est incapable de tracer une frontière entre le réel et la fiction. Nombre de romans prolongent et pluralisent ce portrait fantasmatique du mauvais lecteur, comme Le Berger extravagant de Charles Sorel (1582/1602-1674), Pharsamon et Le Télémaque travesti de Marivaux (1688-1763), Le Roman bourgeois d’Antoine Furetière (1619-1688) et Madame Bovary de Gustave Flaubert (1821-1880). Se devinent, derrière ces œuvres, des craintes face à la mauvaise lecture qui consonnent avec un imaginaire des dangers de la lecture, particulièrement sensible dans l’attitude de l’Église et de l’État qui s’emploient à contrôler cette activité. Une confirmation des menaces qui pèsent sur le mauvais lecteur est d’ailleurs apportée au XVIIIe siècle avec Les Souffrances du jeune Werther de Johann Wolfgang von Gœthe (1749-1832) que l’on soupçonne d’avoir entraîné plusieurs suicides de lecteurs qui se seraient identifiés sans demi-mesure au héros du roman.
Un deuxième mauvais lecteur a cependant aussi retenu l’attention : le lecteur rationnel. S’il a d’abord été associé au pédant et à l’érudit, il s’est complexifié et a débouché sur des postures tout aussi excessives que chez le lecteur par identification. C’est par exemple le cas avec le personnage de Des Esseintes dans à rebours de Joris-Karl Huysmans (1848-1907) et Bouvard et Pécuchet chez G. Flaubert. Leur approche exclusivement cérébrale en arrive à proscrire toute immersion dans les œuvres si bien qu’ils cessent même de lire.
C’est donc entre ces bornes que la mauvaise lecture a été située et a évolué. Car si l’on tend bien à mettre en butée, principalement avant le XXe siècle, ces deux grands types de mauvaise lecture, ceux-ci peuvent se superposer et s’alimenter réciproquement. Les lecteurs obsessionnels qu’on trouve chez Jorge Luis Borges (1899-1986), Michel Butor (1926-2016) ou G. Perec (1936-1982), sont par exemple fascinés par des textes qu’ils auscultent à la loupe mais qui résistent à leur analyse, à tel point qu’ils s’y immergent totalement et sombrent parfois dans une véritable folie interprétative.
On peut ainsi identifier un changement de perception du mauvais lecteur qui se joue à la charnière du XIXe et du XXe siècles. À partir de là, les manières de mal lire s’enrichissent considérablement et s’emparent de nombreuses œuvres qui ne se contentent plus de se distancier du mauvais lecteur mais qui le prennent au sérieux en lui donnant la parole, que ce soit chez Henry James (1843-1916), Vladimir Nabokov (1899-1977), J. L. Borges, G. Perec, Roberto Bolaño (1953-2003) ou plus récemment Tanguy Viel, Éric Chevillard, Pierre Senges. Les attitudes en jeu sont alors extrêmement variées, faisant la part belle à des lectures amoureuses, haineuses, partisanes, aberrantes ou fétichistes. C’est bien la nature pulsionnelle de la mauvaise lecture qui retient ces écrivains. Ces derniers ont cerné que le mauvais lecteur, ne s’évertuant nullement à coopérer avec le texte, laisse le champ libre à ses envies, ses partis pris et ses fantasmes.
Qui plus est, ces textes s’efforcent aussi de retranscrire les émotions et les interprétations de leurs personnages pour les soumettre et les faire éprouver au lecteur réel : ils écrivent la mauvaise lecture. Ce phénomène peut être rendu plus sensible encore par la présence, dans le livre, du texte lu par le personnage, comme dans Feu pâle de V. Nabokov ou L’œuvre posthume de Thomas Pilaster d’É. Chevillard. Dans ces conditions, le lecteur réel est à même de mesurer l’écart qui se creuse entre sa propre lecture et celle, beaucoup plus libre, du personnage de mauvais lecteur. Il prend conscience de la diversité des façons de lire et surtout de la dimension résolument inventive de cette mauvaise lecture qui recrée le texte qu’elle lit.
La littérature du XXe siècle s’est en outre attachée aux manières concrètes de mal lire : sauter des pages, inverser l’ordre de certains passages ou même intervenir directement sur le texte, en le réécrivant afin de le faire concorder avec ses désirs. C’est ce qu’on observe par exemple dans Mac et son contretemps d’Enrique Vila-Matas, un roman dans lequel le personnage principal a décidé de retoucher en secret une œuvre de jeunesse d’un célèbre écrivain, qui est son voisin, et cela pour l’améliorer. Dans Les Fragments de Lichtenberg de P. Senges, c’est cette fois toute une cohorte de mauvais lecteurs qui se saisit des huit mille aphorismes de l’écrivain allemand Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), dans le but de recomposer un soi-disant roman fleuve qu’il aurait réduit en morceaux. Le roman de P. Senges fait alors proliférer les différentes versions de ce texte qui sont le fruit des lectures bricoleuses des personnages. À ce titre, la mauvaise lecture intensifie une attitude fréquente du lecteur qui, spontanément, peut avoir envie de modifier telle ou telle donnée dans le texte, si ce n’est que le mauvais lecteur, lui, n’hésite pas à passer à l’acte.
Cette histoire des représentations de la mauvaise lecture montre alors comment les œuvres ont été fortement influencées par cette question, jusqu’à remodeler leurs formes, leurs moyens et les enjeux qu’elles défrichent. Tout porte à penser que, d’une façon ou d’une autre, cet accent placé sur la mauvaise lecture est le signe que les textes attendent aussi des lectures dissidentes qui décapent leurs significations et les enrichissent. Les œuvres appellent ainsi leur public à participer activement à leur élaboration en les lisant de travers. C’est dire, en dernière instance, à quel point la mauvaise lecture avive la dimension créative qui est en jeu dans toute lecture.
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