Un théoricien des médias inclassable et paradoxal*
Le canadien Herbert Marshall McLuhan (1911-1980) est certainement le théoricien des médias dont la célébrité a le plus largement dépassé la sphère académique. Il est aussi un des plus contestés, non seulement par les chercheurs de son époque, mais aussi par ceux des générations suivantes. Et pourtant, il continue à faire partie du « tout petit monde » des théoriciens « incontournables » et, à ce titre, il est toujours présent tant dans les ouvrages que dans les enseignements académiques consacrés aux théories de la communication et à leur histoire. En quelque sorte, ses théories sont devenues un point de passage intellectuel obligé, pour ne pas dire obligatoire.
Les critiques ne viennent pas uniquement de ceux qui l’ont mal lu et/ou qui peuvent être agacés, voire jaloux, d’une réputation planétaire à leurs yeux surfaite. Elles émanent aussi et surtout de spécialistes des questions qu’il traite et qui connaissent ses travaux pour les avoir passés à la moulinette d’une lecture à la fois attentive et analytique. Tout en reconnaissant son érudition, spécialistes de la communication, sociologues, anthropologues, sémiologues, psychologues, historiens, etc., lui reprochent pêle-mêle ses approximations répétées, son éclectisme débridé, ses analyses peu étayées théoriquement et empiriquement ; quand ce n’est pas son goût immodéré pour les aphorismes et les formules choc au détriment de l’argumentation. Bref, pour les plus critiques, il serait davantage un essayiste brillant – voire un prophète – qu’un chercheur rigoureux. Cependant les plus mesurés ne nient pas l’intérêt de certains apports, le caractère stimulant de ses intuitions et provocations, ni l’influence tantôt diffuse, tantôt plus marquée, qu’il a exercée sur des pans entiers de la recherche en communication depuis les années 1960.
Toutefois, il serait vain, dans son œuvre pourtant foisonnante largement consacrée aux médias, de chercher une conceptualisation du public, et a fortiori une approche théorique ou théorico-empirique des publics. Chez lui, la question du public n’apparaît le plus souvent qu’en creux, du moins dans le noyau dur des travaux sur la compréhension des médias et de leur rôle, les seuls qui seront véritablement abordés ici. Elle est surtout implicitement posée à propos des effets des médias sur les individus, les groupes et la société. Ce point quasi-aveugle contribue, avec sa définition inédite des médias, à faire du penseur canadien un « ovni » dans le monde nord-américain des Medias Studies des années 1950-1970, voire au-delà…
On l’aura compris, l’œuvre atypique de M. McLuhan, tout autant que sa réception passée ou présente, est pour le moins paradoxale. Sa vie, quelque peu atypique au regard des trajectoires académiques habituelles, explique en partie ce caractère en même temps qu’elle témoigne d’une réelle mobilité professionnelle, géographique et, bien entendu, intellectuelle.
Un parcours mobile et atypique
De son vivant, on savait peu de choses de sa vie, tant l’homme, si disert – surtout en présence de journalistes – pour aborder les sujets les plus variés, était discret dès lors qu’il s’agissait de lui-même. Après sa disparition, et avec le recul, on en sait davantage sur lui, d’autant que des collègues, des journalistes et des institutions qui perpétuent sa mémoire écrivent, traduisent et éditent des textes rendant compte de son parcours et des rapports entre sa vie, y compris intime, et son œuvre (Paré, 2010).
Il naît le 21 juillet 1911 à Edmonton dans l’État d’Alberta (Canada anglophone) au sein d’une famille protestante baptiste dont la mère est une prédicatrice réputée. Selon son collègue Derrick de Kerckhove (1990 : 8), il est élevé « dans la hantise du Pape et de l’Église catholique, vue comme l’incarnation du Diable et le chemin le plus direct vers la damnation éternelle ». Ses études se déroulent déjà sous les signes de l’atypicité et de la mobilité : d’abord inscrit en 1928 à l’Université du Manitoba à Winnipeg pour obtenir un diplôme d’ingénierie, il change brusquement d’orientation pour se consacrer à la littérature anglaise et à la philosophie. Après avoir obtenu un baccalauréat, puis une maîtrise en arts, il s’inscrit en 1932 à l’université anglaise de Cambridge, pour obtenir… des diplômes de niveau équivalent. C’est toutefois à Cambridge qu’il prend connaissance des théories de la perception qu’il mobilisera partiellement plus tard. Mais aussi de la pensée de Thomas d’Aquin (notamment le rôle des sens et de leur interrelation – le sensorium – dans la perception du monde réel), et plus tard, de celle de Gilbert K. Chesterton (1874-1936), journaliste, romancier et poète anglais converti au catholicisme dont les textes mêlent volontiers philosophie, politique et religion, le tout agrémenté de mots d’esprit et d’énoncés de paradoxes.
Il part aux États-Unis en 1936 pour occuper un poste de professeur adjoint au département d’anglais de l’Université du Wisconsin. Il se convertit alors au catholicisme, religion qu’il affichera publiquement et pratiquera de façon régulière toute sa vie, ce qui lui vaudra d’être sur le tard (1976) nommé Conseiller du Vatican. En fait, son rapport au catholicisme ne se limite pas à ces dimensions institutionnelles et cultuelles. Ses biographes insistent sur la relation, tantôt forte et revendiquée, tantôt implicite, entre sa foi et sinon ses écrits, du moins certains d’entre eux, et non des moindres (voir infra). Cette caractéristique contribue à faire de lui un théoricien des médias « à part ».
En 1938, il rejoint l’Université catholique de Saint-Louis. Après son mariage en 1939 avec Caroline Lewis (1912-2008), il revient à Cambridge où il commence une thèse sur un pamphlétaire anglais du XVIe siècle qu’il terminera en 1943 à Saint-Louis, université dans laquelle il passera quatre ans. À Cambridge, il approfondit ses connaissances sur l’histoire intellectuelle de cette époque. Il découvre aussi les travaux de l’historien américain Lewis Mumford (1895-1990 ; 1934) sur l’évolution des techniques, et notamment Techniques et civilisations.
En 1944 il revient au Canada pour enseigner la littérature anglaise à l’Assumption College à Windsor dans l’Ontario, puis (1946) au Saint-Michael’s College rattaché à l’Université de Toronto. C’est en son sein qu’il concevra ses travaux essentiels qui intègrent les influences déjà mentionnées, mais aussi les échanges avec ses nouveaux collègues et plus particulièrement Harold Innis (1894-1952). Dans les années 1940, ce professeur d’économie politique s’intéresse aux rapports entre moyens de communication, cultures et civilisations, ainsi qu’aux relations entre les médias, l’espace et le temps. Ses travaux traitent autant du passé que de la société occidentale contemporaine pour laquelle il annonce une crise sérieuse. Ses ouvrages Empire and Communications (1950) et surtout The Bias of Communication (1951) marquent profondément M. McLuhan, de l’aveu même de ce dernier. Les travaux d’un autre collègue – Eric Havelock (1903-1988 ; 1951) – traitant du rôle de l’alphabet phonétique dans le changement social des sociétés antiques, exercent, à un degré moindre, une influence sur sa pensée
En tout état de cause, ces échanges contribuent à le faire quitter définitivement la littérature anglaise au profit d’un champ qui, grâce à H. Innis, constitue la marque de fabrique de l’École de communication de Toronto : les Medias Studies revus et corrigés par la dimension technique de la communication. Toutefois, il retient de son long passage dans le champ littéraire les travaux alors quelque peu iconoclastes du New Criticism, apparu en Angleterre dans les années 1930. Ce courant insiste sur le rôle des dimensions formelles des textes littéraires dans la manière dont les lecteurs reçoivent les œuvres. Schématiquement, la forme des textes a plus d’effet que leur contenu. La proximité avec la future théorie mcluhanienne des médias est évidente (voir infra).
Grâce à une bourse de la Fondation Ford, il crée en 1953 un groupe de recherche interdisciplinaire largement consacré aux médias et à la culture. Il publie ses travaux dans Explorations, revue qu’il a fondée auparavant. C’est surtout à travers ce support qu’il se fait connaître et lance véritablement sa carrière au Canada. Celle-ci devient internationale à partir de 1962 avec la publication de La Galaxie Gutenberg, puis d’autres ouvrages qui marquent les études de communication durant les années 1960, en particulier parce que les thèses qui y sont défendues se démarquent des travaux habituellement publiés, notamment aux États-Unis et en Europe. Sa notoriété dépasse les frontières universitaires, pour devenir « mondaine et médiatique » (Kane, 2016) : il joue son propre rôle dans Annie Hall (1977), film de Woody Allen, est très sollicité par les médias dits « de masse » (presse écrite – dont Play Boy –, radio, télévision), finit par avoir sa propre émission (This is Marshall McLuhan), donne des conférences « grand public » dans plusieurs pays (pour accéder à quelques archives vidéos, voir ABC Radio National, 2020)…
C’est d’ailleurs au cours de cette décennie qu’il crée à la Faculty of Information Studies de l’Université de Toronto le Centre for Culture and Technology (1963) qu’il dirige jusqu’en 1979. Ce laboratoire ne survit pas à son décès (1980), mais il est réactivé en 1983 par ses disciples de Toronto sous le nom de The McLuhan Program in Culture and Technology. D. de Kerckhove, qui en assure la direction à partir 1990, lui donne un nouveau souffle scientifique. Après plusieurs changements de statut, de nom et de directeur, il devient en 2016 le Centre McLuhan for Culture and Technology, institut de la Faculty of Information.
Atypique et paradoxal, tel est donc le parcours professionnel et personnel de M. McLuhan. Mais que dire alors de ses travaux ? Car s’il a su tirer profit de ses diverses fréquentations professionnelles et des lectures multidisciplinaires en partie liées à son itinéraire pour produire une pensée communicationnelle originale, il a en même temps souvent mobilisé et transposé concepts, catégories et théories en dehors de leur contexte scientifique et social de construction.
Tout au long de sa carrière, il a abordé plusieurs objets et thématiques, souvent en utilisant, puis en les retravaillant, des approches et des concepts relevant de différentes disciplines. On se concentrera ici sur le « noyau dur » de ses travaux consacrés à l’étude des médias. Ce sont d’ailleurs les plus connus et les plus commentés. Certains d’entre eux ont irrigué et influencent encore divers champs d’études, avec une intensité variable selon les disciplines, les pays et les périodes. On indiquera, à l’occasion, l’intérêt qu’ils peuvent présenter pour l’étude du (des) public(s). Et ce, même si – rappelons-le – cette question est incidente dans les travaux de l’auteur de Comprendre les médias et si le public est de fait tantôt les hommes vivant en société, tantôt ceux qui utilisent tel ou tel média.
Comprendre les médias pour expliciter leur rôle et leurs effets
D’un de ses ouvrages les plus célèbres – Pour comprendre les médias (McLuhan, 1964) – on n’a souvent voulu retenir qu’un slogan qui parcourt d’ailleurs l’ensemble de ses travaux et qui sera largement repris dans The Medium is the Massage (McLuhan, Fiore, 1967) : « Le message, c’est le medium ». M. McLuhan exprime ainsi une idée alors relativement inédite à une époque où les spécialistes s’intéressent principalement au message et à ses effets sur les « gens » : le média, en tant que technique de transmission, a bien plus d’effets que le message (le contenu) qu’il véhicule. Et son principal effet, c’est le massage des individus et des sociétés.
Qu’on ait commenté ou non ce slogan, on a souvent oublié la définition mcluhanienne des médias, ou minoré sa portée. Car pour le professeur de Toronto un média est avant tout l’extension d’un organe, d’un sens ou d’une faculté de l’être humain. Ainsi, la parole (la voix) et l’alphabet prolongent l’oreille ; le livre et l’imprimerie prolongent l’œil et la vue ; les médias électroniques sont une extension de l’oreille (la radio), du système nerveux (la télévision), du système nerveux central (l’ordinateur) et du toucher. Le toucher est le sens le moins spécialisé car il ne renvoie pas à un organe ou à une partie spécifique du corps : il est sollicité par le corps à travers la peau et le système nerveux.
En fin de compte, est un média tout ce qui amplifie les facultés et les capacités d’expérience et qui, in fine, contribue à construire progressivement et sur le long terme un environnement déterminant des habitudes sociales et culturelles, de nouvelles formes de penser, de sentir et d’agir. En conséquence, la notion dépasse largement les seuls médias dits « de communication » : la roue (extension du pied), les vêtements, le train, l’automobile, la monnaie, les armes, etc., autrement dit d’autres moyens de communication au sens très large de l’expression, d’autres artefacts, sont également des médias. Et en tant que tels, ils agissent sur le sensorium humain, autrement dit sur les perceptions et sensations à partir desquelles on interprète nos environnements. Plus encore, ils changent progressivement (par « massage ») non seulement l’homme, mais encore la société. Dès lors, toute innovation technique, a fortiori importante (imprimerie, électricité…), est susceptible d’entrainer des changements sociétaux fondamentaux. Quoique l’on pense d’elle, cette extension du domaine des médias a au moins le mérite de rappeler non seulement la place du sensorium dans la communication, mais encore que la communication ne se réduit pas au verbal et qu’un média n’est jamais neutre. En outre, elle propose une première définition du public à la fois implicite et sensualiste, mais aussi très large et donc difficilement opérationnalisable : le public est un ensemble humain soumis aux modes de perception et de sensation imposé par le ou les média(s) dominants à une époque déterminée.
De là à reconstruire « philosophiquement » l’histoire de l’humanité à partir de celle des médias ainsi définis, il n’y qu’un pas… que M. McLuhan franchit dès 1962 dans La Galaxie Gutenberg et que nombre de ces publications postérieures reprennent, parfois en les précisant ou en les nuançant, notamment en raison des critiques qui s’abattent sur l’ouvrage. De façon schématique, car ces « étapes » ont fait l’objet de bien des présentations et des commentaires, l’humanité serait passée par trois âges, chacun étant caractérisé par l’influence d’un média dominant qui agit fortement sur les manières individuelles de sentir et d’agir des hommes ainsi que des « publics », mais aussi sur l’organisation de la société :
L’ère Marconi est aussi celle du retour des proximités et des tribus (des communautés, dirait-on aujourd’hui, voire des « publics »), mais dans un monde devenu un « village global » au sein duquel les médias (il pensait d’abord à la radio) jouent le rôle de tam-tams. Cette formule choc a souvent été considérée comme une utopie positive. Mais M. McLuhan lui-même a soutenu in fine, qu’il voyait dans ce village mondial plus de désagréments et de sources de conflits liés à la proximité que d’avantages (notamment dans War and Peace in the Global Village : McLuhan, Agel, Fiore, 1968).
Enfin, autre innovation, également sujette à controverse, le professeur de Toronto classe les médias en deux catégories en fonction d’un seul critère, leur température : les médias « chauds » (cinéma, radio, texte imprimé, photographie) et les médias « froids » (téléphone, télévision, manuscrit, parole, bande dessinée). Les premiers sollicitent fortement un seul sens et fournissent une grande quantité d’informations. De ce fait, ils n’encouragent guère la participation du récepteur (ou, si l’on préfère, du public) car ils ne laissent que de rares espaces blancs à remplir ou à compléter. En revanche, les médias froids s’adressent à plusieurs sens et sont pauvres en informations en raison de leurs « blancs » et lacunes. Ils réclament donc une plus forte implication du récepteur pour compenser ce déficit et colmater les vides. On peut voir ici sinon une définition plus précise du public que celle proposée supra, du moins l’ébauche de la construction, aujourd’hui banale, d’un public actif dont la participation serait un critère constitutif essentiel. Mais une participation liée uniquement à la mobilisation des sens, ce qui est très restrictif et, circonstance aggravante, une participation non analysée empiriquement.
L’ère Marconi marquerait, surtout grâce à la télévision, la victoire des médias froids sur les médias chauds, permettant ainsi aux publics de s’investir davantage. Elle est aussi, paradoxalement, celle d’un possible réglage de température équilibrant le chaud et le froid, voire d’une possible hybridation entre (certains) médias froids et chauds… possibilités sur lesquelles M. McLuhan s’étend finalement assez peu. L’on peut toujours s’interroger sur ce qu’il aurait pu dire s’il avait vécu suffisamment longtemps pour connaître les médias numériques dits « interactifs », issus d’hybridations…
Toutefois, il développe tardivement – et cela est moins connu – ce qu’il nomme la « loi de la réversibilité ». Autrement dit, l’idée selon laquelle tout processus poussé à l’extrême a tendance à s’inverser et donc à changer en son contraire tel ou tel élément du monde physique ou social. Ainsi un média chaud qui surchauffe peut produire des effets contraires aux effets attendus. A-t-il formulé cette « loi » pour atténuer l’accusation de déterminisme technologique dont il a été régulièrement l’objet depuis les années 1960 ? La question reste posée.
En optant pour un déterminisme technologique « dur » ou presque dans les années 1960, plus nuancé dans des publications postérieures ou posthumes, il soutient que c’est la technique qui crée l’organisation sociale et détermine les comportements, voire qu’elle est le moteur principal de l’Histoire. Ainsi prend-il contrepied du déterminisme social « radical » ou « tempéré », alors largement en cours dans les sciences sociales qui voient dans les médias les produits du système social. Chez M. McLuhan, sans être totalement absents, le social et ses multiples dimensions (institutions, rapports de pouvoir, public[s]…) sont relégués à l’arrière-plan alors même que le professeur de Toronto, qui n’en est pas à un paradoxe près, place fortement les médias – et avec plus de pertinence que nombre de ses contemporains nord-américains – dans l’ensemble de la vie sociale.
En revanche, le « religieux » est bien présent dans l’analyse, même si la plupart des commentateurs ont longtemps négligé ou minoré cette dimension, probablement par méconnaissance de l’intensité et des formes du rapport que M. McLuhan entretient avec le catholicisme. Il faut dire, à leur décharge, que ce rapport est plutôt à rechercher soit dans le sous-texte de ses publications, soit dans des entretiens ou quelques écrits, pour la plupart posthumes (McLuhan, 1987) ou dus, après sa disparition, à la plume de commentateurs, parmi lesquels son propre fils Eric. On se bornera ici à en donner quelques exemples significatifs. On relèvera d’abord, avec D. de Kerckhove, son vif intérêt pour les relations entre l’Église, la foi et l’imprimerie (McLuhan, 1990 : 10-14), notamment dans La Galaxie Gutenberg qui y consacre de longs développements ; ou encore les analyses sur les effets de « l’électronification » du Verbe dans l’ère Marconi par le truchement du micro, de la radio et de la télévision : effacement rapide du latin, abandon de la soutane, réformes liturgiques… (ibid. : 15-17). Toutefois, pour le penseur canadien, même quand il passe par la voie de l’électronique, le Verbe ne se laisse entendre que par celui qui sait l’écouter, c’est-à-dire celui qui se met sur « la bonne fréquence » (ibid. : 7). Avec l’Église, il estime que la communication avec Dieu ne peut être que verticale car la foi est une affaire de perception et non de conceptualisation.
Un autre exemple est celui de la notion de « village global ». Sa construction ne repose pas uniquement sur les travaux des chercheurs évoqués supra, mais aussi sur la référence explicite à la pensée du jésuite-philosophe Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955 ; 1955), et plus précisément à la notion de « noosphère » développée par ce dernier. Schématiquement, la noosphère – par référence à la biosphère, couche du vivant – est la sphère de la pensée humaine. Selon P. Teilhard de Chardin, qui n’est pas l’inventeur de la notion, celle-ci est en voie de « planétisation » : les consciences s’imbriquent et tissent entre elles des liens spirituels de plus en plus denses, resserrés, solidaires et planétaires, de sorte que la capacité à penser des hommes s’en trouve démultipliée.
Or, pour M. McLuhan, dans l’ère Marconi, l’ordinateur et plus généralement les technologies électroniques prolongent le système nerveux et surtout le cerveau à l’extérieur du corps. Ce faisant, ils augmentent considérablement les potentialités humaines – dont celle de penser – ainsi que la capacité des hommes à en prendre conscience, tandis que la société devient un immense réseau informationnel et relationnel. Chez lui, la noosphère prend une forte dimension technologique : elle est en fait le cerveau technologique du monde. Dès lors la notion chrétienne de « corps mystique du Christ » qui fait de chacun un élément du corps du Christ « devient technologiquement un fait dans des conditions électroniques » (McLuhan, cité par Stearn, 1967 : 98). L’électronique est alors un moyen efficace par lequel les desseins de Dieu peuvent se réaliser. On est bien loin de H. Innis que l’auteur de La Galaxie Gutenberg a pourtant présenté comme l’inspirateur principal de cet ouvrage…
Ainsi, comme nombre de ses contemporains, M. McLuhan s’intéresse aux effets des médias. Toutefois, à la différence des autres théoriciens, il focalise son attention non sur le message, son auteur ou sa réception, mais sur le média lui-même : c’est toujours le média qui est signifiant. Et si réception différenciée il y a, ce n’est pas en raison des caractéristiques sociales, culturelles, psychologiques, cognitives… des publics et de leurs membres, mais de la nature de chaque média et de son lien avec la société globale. Il n’en demeure pas moins que ses positions ouvrent la porte à des travaux qui prennent au sérieux ce changement de focale… et ses limites.
McLuhan le retour ?
Le point d’interrogation suggère que cette question – une de plus – est l’objet de controverses. Et celles-ci ne tournent pas seulement autour de l’épaisseur des apports théoriques, des circonvolutions méthodologiques ou de la pertinence des prophéties du professeur de Toronto. En effet, certains chercheurs estiment qu’elles sont sans objet, car ce dernier ne serait en fait jamais parti. C’est par exemple ce que soutient Patrick Moran pour le champ canadien des études médiévales dans un article publié en 2016 qui se propose de réfléchir sur l’influence de M. McLuhan dans la recherche médiévale canadienne.
En revanche, dans les Medias Studies, il est incontestable que sinon sa présence en tant qu’auteur ayant marqué l’histoire des théories, du moins son influence, a subi un sérieux coup d’arrêt dans les années 1970. Sans doute en raison des très nombreuses critiques dont son approche a été l’objet. Certaines, parfois liées à la faible connaissance de ses travaux, font aujourd’hui autant sourire que les excès, au demeurant bien réels, du théoricien. D’autres, sévères ou nuancées, tout autant que certains arguments déployés par ses défenseurs, méritent d’être revisités, notamment parce qu’il a été partiellement réhabilité par l’évolution même des médias dans un contexte de mondialisation. En effet, la montée en puissance de l’informatique et de la micro-informatique, puis de l’internet et enfin des réseaux sociaux qui semblent faire du monde un « village global » ont rendu indispensable de prendre la technique au sérieux. Dès lors, le penseur canadien devient incontournable… à condition de pratiquer le droit d’inventaire.
Sans entrer dans les détails d’un débat aux multiples entrées, on reconnaîtra volontiers qu’un de ses grands mérites a été de mettre l’accent, d’une part, sur le média en tant qu’objet technique, d’autre part, sur sa non neutralité dans les processus de communication. Aujourd’hui, plusieurs courants et disciplines académiques travaillent sur les rapports complexes entre les dimensions techniques et sociales des médias dans une perspective différente des années 1960-1970. En effet, ils ne se demandent plus si c’est le social qui détermine le technique ou bien l’inverse. Ils préfèrent décrire, comprendre et expliquer les multiples articulations et interrelations entre social et technique. Un autre mérite du professeur de Toronto a été d’insister sur l’absolue nécessité d’une approche interdisciplinaire des médias et de la communication. Cette manière de voir et de faire est désormais celle de nombreux chercheurs, quand bien même l’interdisciplinarité qu’ils pratiquent et sur laquelle ils réfléchissent est éloignée de celle de M. McLuhan.
Sur la question des publics et plus particulièrement de leur réception, on rappellera que le professeur de Toronto a admis la diversité des réceptions en la corrélant très (trop ?) fortement à la spécificité de chaque média et en réduisant la spécificité des publics à leurs perceptions et sensations, mais aussi en mettant en avant la notion de « participation » des publics. Ainsi que le relevait déjà en 1973 Michel Souchon (1929-2020), un des premiers spécialistes français de l’étude des publics, il ouvre la voie à des approches plus larges des publics des médias. Et ce sont des approches qui sont aujourd’hui dominantes dans les Medias Studies.
En somme, parce qu’il a été de son vivant un chercheur « à part », en marge des grands courants qui se sont intéressés aux médias et à la communication, M. McLuhan demeure un penseur à la fois difficile à contourner et difficile à suivre.
* Cette notice est une version remaniée et augmentée d’un article publié le 2 mars 2020 dans le magazine Mondes Sociaux sous le titre « Marshall McLuhan, un penseur des médias à part ».
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