Un mème peut être défini comme un signe constitué d’une combinaison plurisémiotique – fixe ou animée – de textes, images, sons et/ou musiques, s’inscrivant dans une expérience sociale collective. Initialement partagés dans des environnements numériques au sein d’une culture alternative d’initiés, les mèmes circulent désormais au sein d’une pluralité d’espaces médiatiques de masse plus ou moins standardisés (réseaux socionumériques, forums de discussion, encyclopédies de mèmes, sites d’information, médias traditionnels, tracts, pancartes de manifestations, etc.). En tant que signes « postdigitaux » (Wagener, 2022) – soit non exclusivement cantonnés au monde numérique, mais capables de voyager entre différentes matérialités –, ils représentent une nouvelle forme de création qui peut voyager entre les mondes en ligne et hors ligne. Dans cette perspective, ils peuvent apparaître dans les univers numériques ou lors de manifestations in presentia, et peuvent aussi être fondés sur des références qui se sont produites dans le monde physique pour rendre les mèmes virtuels, intensifiant par là-même les phénomènes de réception.
Plus précisément, du point de vue des publics, la création, le partage et la déclinaison de mèmes animent les échanges au sein de communautés sous l’impulsion d’un individu (initié ou non initié), de groupes d’individus, de fans, de partisans, d’entreprises, d’organisations, de marques, de partis politiques, etc. La circulation de mèmes peut se réaliser à différents niveaux de visibilité : à l’intérieur de sphères privées (on retrouve ainsi l’organisation de groupes dédiés sur les réseaux sociaux, comme les « neurchis », c’est-à-dire les membres d’un groupe Facebook), à l’intérieur d’un dispositif particulier (réseau, forum, site, etc.), ou à travers différentes plateformes ou sites ouverts au grand public. Dans ces communautés à échelles variées, le caractère viral de la chaine de reproduction des mèmes repose souvent sur des logiques d’imitation, de surenchère et/ou de compétition créative. De cette façon, il est important de souligner le fait que le succès de mèmes repose véritablement sur la participation des publics à leur production, à leur réception et à leur diffusion, et exige un véritable engagement de partage culturel, dans ou en dehors des espaces numériques.
Au sein des espaces numériques, la prolifération de mèmes doit être pensée dans une dynamique de communication liée à un environnement technologique et social. La circulation des mèmes s’inscrit dans une perspective mettant en évidence l’importance des dispositifs sociotechniques numériques, où l’hypertextualité joue un rôle central. La mondialisation de l’expression mémétique permet de rassembler des publics aux identités multiples – et cela, au-delà des frontières (Laineste, Voolaid, 2016) –, elle est fortement corrélée à la révolution technologique et sociale du numérique. Plus particulièrement, les mèmes se déploient dans un écosystème donnant de plus en plus d’importance au partage d’images fixes ou animées. L’omniprésence des images modifie en profondeur les pratiques quotidiennes des usagers, notamment des réseaux socionumériques et, dans ce contexte – au même titre que la photographie numérique – le mème est devenu un moyen d’expression et de « conversation ordinaire » (Gunthert, 2015), voire de complicité sociale.
Ainsi, bien que le partage de mèmes renvoie à cette idée de complicité sociale, la dynamique de circulation des mèmes doit-elle être pensée à une autre échelle de participation qui reflète la pluralité des positionnements sociopolitiques. En effet, cette dynamique peut se réaliser dans un objectif de rassemblement et/ou de division. Les individus qui créent, partagent et/ou déclinent des mèmes peuvent poursuivre différents objectifs communicationnels en tissant des liens de complicité et/ou d’affrontement (affrontements interpersonnels directs ou attaques vis-à-vis d’un tiers).
En outre, selon les configurations, les mèmes peuvent être intégrés à de simples messages à but distractif, à des actions contestataires émanant de différents types de contre-publics ou à des stratégies de communication politique. Ainsi la problématique des mèmes est-elle devenue une question de société car ces réalisations se sont révélées en tant que nouvelles formes d’expression en ligne. Ce sont de réelles figures d’activisme numérique et des moyens de consolider du lien social au sein de communautés numériques. Elles contribuent également aux stratégies pour générer du clic en vue de créer le buzz. S’appuyant fortement sur les émotions des publics et sur le partage de leurs références de culture populaire, les mèmes ont une capacité à augmenter considérablement l’audience dans une temporalité qui a tendance à s’accélérer. En somme, l’intensité affective des mèmes participe de l’évolution des écosystèmes numériques dépendant des industries médiatiques et culturelles, qui elles-mêmes reposent sur une économie de l’attention – soit un processus générateur de valeur, qui émerge à partir d’une recherche de captation addictive des usagers.
Origines des mèmes
Les mèmes apparaissent dans le contexte du Web 2.0 (Herring, 2013), alors que l’Internet se transforme au début des années 2000 grâce à l’essor des médias sociaux et à la création de contenu collaborative, rendant l’expérience numérique plus ouverte aux publics qui en étaient les cibles. Ces plateformes – alors nouvelles – ont permis une expérience numérique partagée en ouvrant aux utilisateurs de l’Internet la possibilité de s’engager dans des interactions créatives, ce qui a profondément changé notre manière de communiquer et de nous socialiser, aussi bien en ligne qu’hors ligne.
Les premiers motifs mémétiques apparaissent au début des années 2000 dans les forums en ligne (Börzsei, 2013) et montrent comment les expressions peuvent apparaître dans divers contextes visuels. En mélangeant des messages drôles et des visuels issus de la culture numérique, les mèmes deviennent particulièrement populaires sur des plateformes telles que 4chan (Chen, 2012), Tumblr, Reddit, 9gag ou dans des espaces plus obscurs comme les subreddits. 9gag est la plateforme qui a pris les mèmes de la contre-culture du Web 2.0 et les a diffusés à un public plus large (Wagener, 2014).
Dans ce contexte de contre-culture, la signification des mèmes se réalise à partir d’un code langagier qui obéit à une grammaire propre (Wagener, 2020). Les initiés ont instauré des règles à respecter pour produire et décliner des mèmes. C’est le cas des célèbres lolcats, ces images de chats accompagnées d’un texte souvent grammaticalement incorrect, ayant pour but de rendre l’image comique (voir Figure 1). La culture geek (Peyron, 2013) se situe à l’avant-garde des pratiques mémétiques. Perçu en tant que moyen d’échapper au monde réel, créer et partager des mèmes permet de démultiplier des identités numériques et de manifester un désir de reconnaissance mutuelle et d’appartenance sociale. La complicité entre geeks repose sur les références partagées (science-fiction, fantasy, comics, jeux vidéo, etc.) sans lesquelles il est difficile de comprendre les mèmes, et s’accompagnant souvent d’un goût pour la nostalgie. L’humour des mèmes est très contextualisé, largement ironique et autodérisoire, il instaure encore un rapport décomplexé au glitch, c’est-à-dire au rôle de l’erreur. Il repose sur une connivence entre les membres de ces tribus numériques.
Figure 1. À gauche, déclinaison du « Business cat » (le Business cat a marqué en 2011 la première apparition de l’image macro). Texte : « Moi si j’étais publié dans le Publictionnaire. J’ai besoin d’une Chravate ».
À droite, déclinaison du « Grumpy cat » en version « happy » (cat-lebrity – ou chat-vedette qui a réellement existé – qui bénéficie depuis 2012 d’une forte visibilité sur le web grâce à son expression faciale agacée). Texte : « GrumpyCat dans le Publictionnaire. Quand puis-je arrêter de sourire ? ».
Source : Crem (reproduction parodique).
Mais, aujourd’hui, on assiste à une évolution progressive des règles dépendant des usages des communautés. Les mèmes ont gagné en visibilité. Ils se sont popularisés en envahissant les réseaux socionumériques les plus répandus (Twitter/X, Facebook, Instagram, Snapchat, TikTok, etc.). La réalité des pratiques ayant évolué, le terme de « mème » a aussi subi des glissements de sens, ce qui complique l’approche définitionnelle. Des sites et applications se sont spécialisés dans la veille et la collection encyclopédique de mèmes, ou dans l’éditorialisation de contenus à partir d’images macro (ou templates). Toute personne peut désormais s’adonner à la « mémification », et les mèmes ont pris une telle ampleur que leur visibilité s’étend au-delà des espaces socionumériques. Repris par les médias traditionnels et la publicité, les mèmes peuvent aussi être considérés en tant que trends musicales (sur TikTok notamment). Ils sont encore devenus l’objet d’expériences interactives dans des jeux vidéo spécialisés. Réappropriés par des courants culturels dominants, les mèmes voient leurs caractéristiques s’homogénéiser sociologiquement dans une logique de diffusion de masse. Cette réappropriation massive poursuivant souvent des objectifs économiques n’exclut néanmoins pas la persistance d’usages alternatifs de communautés d’initiés, ce qui souligne la grande hétérogénéité des publics concernés par les mèmes.
Les mèmes en contexte postdigital
Les mèmes représentent un phénomène post-digital, car ils circulent entre les environnements numériques et non numériques et entre divers domaines d’intérêt humain tels que l’humour et la politique. Toutes les caractéristiques des mèmes les rendent particulièrement adaptés à l’ère post-digitale, où le contenu doit être transmis, partagé et reproduit rapidement, pour toucher un maximum de personnes.
Dans cette perspective, les mèmes constituent des signes postdigitaux que l’on peut trouver dans des contextes en ligne et hors ligne. Cela est particulièrement visible en contexte politique, parce que les mèmes peuvent désormais être repérés lors de manifestations dans le monde entier, quel que soit le contexte, le pays ou l’orientation politique (Mina, 2019). Ainsi peut-on reconnecter les mèmes à la définition des signes postdigitaux (Lacković, 2020 : 445) :
« Il est important ici de noter qu’un signe postdigital est un signe qui peut apparaître et apparaît à la fois dans des environnements virtuels et physiques, agissant comme un médiateur de communication et de construction de sens dans les deux, brouillant ainsi les frontières entre eux. Par conséquent, l’étude des signes postdigitaux peut être nommée sémiotique postdigitale, caractérisée par l’étude des significations et des effets des signes dans les environnements en ligne et hors ligne et de leurs relations avec le changement socioculturel et écologique. »
En tant qu’objets sociaux postdigitaux, les mèmes peuvent être créés et transmis dans des contextes divers. S’appuyant simultanément sur la culture populaire et la culture du remix (Aharoni, 2019), les mèmes voyagent de la même manière que les gens voyagent, en fonction de leurs émotions, enjeux, engagements politiques, réalités sociales et influences culturelles.
En tant que signes postdigitaux (Cannizzaro, 2016), les mèmes constituent un langage propre (Wagener, 2021) ; ils représentent une forme de message parmi tant d’autres, dans un monde où les publics doivent faire des choix entre de nombreuses sources d’information différentes (Weng et al., 2012). Au sein des conversations en ligne et hors ligne, un mème peut devenir un outil rhétorique pour diffuser des idées, des argumentations, des discours et des références et conduire à des actions physiques, à un engagement social – aimer une publication, la partager ou la commenter – et à des implications politiques (Milner, 2016 ; Denisova, 2019).
Une pluralité d’approches scientifiques
Les mèmes partagés via des dispositifs de communication en ligne et hors ligne sont des objets culturels extrêmement riches, susceptibles de produire différentes perspectives d’analyses.
Le terme « mème » a été inventé par le biologiste Richard Dawkins (1976) pour décrire des éléments culturels par analogie avec les gènes. De même que les gènes contiennent des informations biologiques qui sont transmises d’êtres humains à êtres humains, les mèmes contiennent des éléments culturels qui sont transmis d’êtres humains à êtres humains. Les gènes assurent la continuité biologique de l’humanité, et les mèmes assurent la continuité culturelle de l’humanité. Plus tard, mise à jour par la parapsychologue Susan Blackmore (1999), l’analogie théorique de R. Dawkins a été critiquée pour être trop déterministe et irréaliste, car les habitudes culturelles évoluent au fil des générations.
Depuis, le concept de mème suit une trajectoire complexe, passant par la psychologie, l’anthropologie et la sociologie, en traversant les sciences du langage, la sémiotique et les sciences de l’information et de la communication. La métaphore épidémiologique est peu à peu contournée par une majorité de chercheurs et chercheuses mettant au cœur de leur approche la problématique sociale.
L’une des premières universitaires à étudier sérieusement le phénomène des mèmes est la professeure en communication Limor Shifman. Dans son livre fondamental, Memes in digital culture (Shifman, 2014), elle montre comment les mèmes sont créés et partagés, sur la base de l’engagement des utilisateurs d’Internet, qui peuvent ensuite reproduire, remixer et appliquer un motif spécifique (image ou texte) à un contexte visuel ou textuel différent. Suite au travail novateur de L. Shifman, le professeur en informatique Christian Bauckhage (2011 : 42) souligne la nature sociale des mèmes :
« Les mèmes sur Internet évoluent généralement grâce à des commentaires, des imitations, des parodies, voire grâce à des actualités connexes dans d’autres médias. La plupart des mèmes sur Internet se propagent rapidement ; certains ont gagné en popularité et disparu en seulement quelques jours. Les mèmes se propagent de manière volontaire de pair à pair, plutôt que de manière imposée. Leur prolifération dans les communautés sociales ne suit pas de voies prédéterminées et défie généralement les efforts pour la contrôler. »
Dans cette même perspective sociologique, Henry Jenkins (2013), Ryan M. Milner (2016) ou encore Patrick Davison (2012) appréhendent les mèmes en tant qu’indicateurs d’une culture numérique active et engagée. Les mèmes sont le résultat d’un processus social, et il existe de nombreuses communautés en ligne pour les personnes intéressées à les créer, les publier et les discuter – telles que les groupes Facebook ou les communautés Reddit (Gal, Shifman, Kampf, 2013). Les travaux d’H. Jenkins (2013) ou encore de Mélanie Bourdaa (2021) mettent encore en évidence la capacité des fans à réinvestir des figures de la culture populaire pour réaliser des actions politiques collaboratives. Les analyses d’Arnaud Mercier (2018 ; 2024 à paraître) appréhendent les mèmes en tant que formes de « démoqueratie », permettant une mobilisation dans « une logique de contre espace public ». Les pratiques mémétiques rejoignent de la sorte les réflexions portant sur la culture participative numérique, mettant en valeur les différentes expériences sociales vécues au sein de communautés en ligne. Le partage de contenus créatifs renforce la sociabilité numérique de membres partageant les mêmes passions, les mêmes expériences sociales, professionnelles, ou encore les mêmes orientations politiques. Le processus de socialisation est pensé comme essentiel par Laurence Allard (2016) à travers le partage de contenus créatifs. L’ethnographe américaine danah boyd (2014) met également en lumière cette sociabilité numérique dans la définition qu’elle donne de l’expérience mémétique. Elle souligne qu’à travers les usages créatifs et ludiques, les publics connectés négocient leur identité et renforcent leurs liens au sein de leur communauté.
À partir des années 2010, les études sur les mèmes gagnent en intensité un peu partout dans le monde. Dans le domaine politique, les mèmes sont étudiés en tant que formes d’agentivité propres à des situations géopolitiques précises (montée de la nouvelle droite néo-réactionnaire aux États-Unis née dans le contexte électoral favorisant Donald Trump ; politique populiste d’extrême droite de Jair Bolsonaro au Brésil ; mesures de censure mises en place par le gouvernement chinois ; gestion politique de la crise du Covid-19 ; invasion de l’Ukraine par la Russie, etc.). Les mèmes ont contribué à une transformation significative des stratégies de communication utilisées par les mouvements militants et les partis politiques. Par exemple, le personnage de comics de Pepe la grenouille (ou Pepe the frog) est désormais largement utilisé sur Internet par les suprémacistes blancs, afin de représenter leur idéologie (Pelletier-Gagnon, Pérez Trujillo Diniz, 2018). Ces formes d’activismes numériques font l’objet d’une myriade de travaux universitaires adoptant des regards variés (Simon, Wagener, 2023).
Le contexte social de circulation des mèmes est essentiel. En tant que signes, les mèmes sont entièrement plurisémiotiques : ils combinent différents types de signes (textuels, visuels, auditifs et/ou musicaux ; fixes ou animés). Cette plurisémioticité est importante : elle permet aux mèmes de transmettre des messages enracinés dans différents déclencheurs cognitifs et sémiotiques. En combinant des textes simples avec des images populaires, la simple plurisémioticité des mèmes les rend adaptés à l’attention requise pour transmettre des idées, des commentaires ou des critiques sur Internet, et au-delà.
Pour renforcer leur message, les mèmes nécessitent des réactions au sein des communautés (Kearney, 2019 : 87). Les mèmes deviennent populaires parce qu’ils sont partagés, et ils sont partagés parce que leurs messages sont transmis de manière amusante et efficace, incitant les utilisateurs à republier (partager) un mème existant et même à créer leur propre mème.
Cette efficacité sociale repose fortement sur le sens véhiculé dans les mèmes (Katz, Shifman, 2017). Les mèmes peuvent être décrits comme un genre spécifique dans l’alphabétisation en ligne (Wiggins, Bowers, 2014), et une langue spécifique avec sa propre grammaire, où chaque mème est composé d’un « topème » (le sujet abordé par le mème) et d’un « réfèreme » (la référence culturelle sur laquelle le mème est basé). La plupart du temps, le topème se trouve dans le texte, tandis que le réfèreme est dans l’image (Wagener, 2022).
Caractéristiques des mèmes
Les évolutions technologiques et sociologiques caractérisant le Web 2.0 ont un impact sur la définition des caractéristiques propres à ces « technographismes » (Paveau, 2017). Les critères définitoires mis en avant varient selon les approches (Jost, 2022 ; Wagener, 2022 ; Defilippi, 2023). De manière non exhaustive, voici plusieurs entrées significatives :
Vidéo 1. « This is Fine! | Adult Swim ». Source : Adult Swim Deutschland sur YouTube. À l’origine il s’agit de cases de la bande dessinée Gunshow, illustrée par K. C. Green, 2013.
Figure 2. Réappropriations de mèmes à caractère viral : déclinaison du mème « Drakeposting » (mème initialement réalisé à partir de captures d’écran d’un clip musical du rappeur Drake, 2015). Source : Creativefctry (Licence Adobe Stock).
D’autres caractéristiques, telles que la dimension humoristique, n’apparaissent pas dans toutes les définitions de mèmes – certaines approches jugeant les productions mémétiques comme ne relevant pas toutes d’une volonté de faire rire. Cependant, on peut recontextualiser la production et la circulation des mèmes au sein d’une culture de l’amusement qui caractérise l’expérience collective. C’est le geste de détournement – visant fondamentalement à rompre toute structure figée du langage – qui porte la valeur humoristique des productions mémétiques : « Les mèmes internet constituent un lieu d’humour et de connivence culturelle, où la visée illocutoire injonctive n’est qu’illusion, court-circuitée par l’omniprésence de l’absurde » (Goudet, 2016 : 75). Le langage décalé ou saugrenu, la pratique de rapprochements incongrus, la prise en compte décomplexée du rôle de l’erreur, le goût pour l’exploitation de la facette ringarde de la nostalgie, le dédoublement énonciatif ironique, etc. participent de la construction d’un rapport à la réalité « méta », qui crée de la complicité entre internautes.
Selon la démarche d’analyse adoptée, il est enfin possible de mettre en évidence d’autres caractéristiques des mèmes, on pense notamment à l’approche sémio-linguistique (Attruia, Vicari, 2024, à paraître ; Rabatel, 2024), hypernarrative (Wagener, 2022) ou encore argumentative (Lippert, Wagener, 2024).
Mèmes, émotions, affectivité et économie de l’attention
Le processus de réappropriation mémétique implique le resserrement des liens sociaux qui est étroitement lié à une recherche de « plaisir connecté ». La complicité et la connivence consolident ce que le communicologue Camille Alloing appelle les communautés « affectives ». Les mèmes sont des moyens privilégiés d’expression des émotions et du point de vue du web affectif (Alloing, Pierre, 2017), ils deviennent parallèlement des indicateurs et déclencheurs d’attention ; en d’autres termes, un capital essentiel pour les plateformes et leurs partenaires économiques.
En tant que moyen d’expression des émotions, les mèmes concernent la réplication des émotions et de la cognition. Les gens partagent des mèmes parce qu’ils sont d’accord avec les messages, avec la manière dont les messages sont affichés, et/ou parce qu’ils trouvent le mème drôle, intéressant ou exaspérant et, dans cette perspective, ils souhaitent commenter les mèmes en les critiquant. Les émotions sont un levier important de motivation, y compris la motivation sociale : les mèmes s’appuient efficacement sur nos points faibles pour être largement partagés, ce qui signifie qu’ils peuvent s’appuyer sur la tristesse, la colère, le sens de l’humour ou l’enthousiasme pour se propager (Heat, Bell, Sternberg, 2001 ; Guadagno et al., 2013).
Du point de vue du web affectif, les mèmes réunissent des publics qui s’engagent émotionnellement dans des univers narratifs qu’ils affectionnent et c’est ce qui va déclencher la créativité. Le travail de création et de partage de mèmes porte une valeur affective, qui va devenir le moteur de la viralité sur les réseaux (notamment les réseaux non alternatifs dont l’économie se base sur l’attention). Les mèmes peuvent donc être interprétés comme un moteur affectif qui renforce la sociabilité tout en alimentant l’économie des plateformes et des industries médiatiques et culturelles. Les mèmes sont en effet devenus un phénomène de société récupéré à des fins lucratives ; des objets pop et autres produits dérivés réalisés à partir de mèmes représentent un marché florissant. L’attachement aux personnages de fiction ou encore aux lolcats qui jouent sur l’affection spontanée pour les animaux mignons (Simon, 2024) sont en définitive à la fois des moyens d’expression émotionnelle et des ingrédients au service du capitalisme affectif.
Conclusion : les mèmes, entre créativité, uniformisation et récupération
Les mèmes représentent une forme spécifique de manifestation créative qui peut tirer parti de la plurisémioticité – ou de la « multimodalité mémétique » (Dancygier, Vandelanotte, 2017). Comme ils reposent sur des signes que tout le monde peut produire (Aharoni, 2019), les mèmes remettent en question notre relation à la créativité. Les mèmes changent les façons dont les citoyens s’engagent en politique, jouent avec des références, apprécient des artefacts culturels, interagissent avec les autres et réfléchissent sur le monde (Kaplan, Nova, 2016). Les mèmes ne sont pas seulement de simples productions créatives ; ils indiquent qu’une nouvelle forme de médialité est en train d’émerger entre différents types de publics, ce qui implique que la séparation des canaux de communication n’est pas nécessairement la meilleure manière de réfléchir à la complexité de notre monde.
De surcroît, les mèmes piratent nos habitudes sociales en proposant des signes qui ne correspondent pas immédiatement à leurs origines numériques (Milner, 2013). En ce sens, ils représentent une nouvelle forme de narrativité (Rose, 2012), ce qui leur permet de voyager entre des mondes, des plateformes et des dispositifs techniques. En tant que productions sociales, les mèmes s’appuient sur nos émotions, ce qui montre que celles-ci doivent effectivement être prises au sérieux dans les théories de la réception. Dans ce nouvel ordre affectif (Nelson, 2000) permis par les évolutions du Web, nos messages (y compris les mèmes) et nos vies voyagent entre les mondes en ligne et les réalités physiques, les plateformes et les dispositifs. Les mèmes sont une preuve concrète que de nouvelles habitudes de communication émergent et que ces nouvelles habitudes renforcent les communautés, tout en représentant une nouvelle manière de nous définir.
Enfin, les mèmes sont devenus un phénomène de société récupéré par certains à des fins idéologiques ou/et lucratives. Le caractère ultradominant de plusieurs plateformes à la recherche de profit économique favorisant la circulation de mèmes, la montée en puissance de la marchandisation de services de création de mèmes (générateurs freemium en pleine explosion) ou encore la floraison d’objets de consommation créés à partir de mèmes orientent les pratiques vers une uniformisation. Les politiciens stratèges ne peuvent être insensibles à ces deux transformations majeures. Les mèmes ne sont plus uniquement créés à partir de logiciels de retouche élaborés puis partagés au sein d’espaces alternatifs comme 4chan, 9gag, Tumblr ou Reddit. Ils sont désormais créés grâce à des gestes simplifiés (et limités) par les technologies et publiés via des réseaux beaucoup plus ouverts. Les mèmes ne représentent plus seulement un mode d’expression contre-hégémonique mais font dorénavant partie des stratégies de communication commerciale et de marketing politique.
Figure 3. « My Heart ». Source : ELMS (Licence Adobe Stock). Texte : « Quand on me demande une notice pour le Publictionnaire. Quand j’écris l’article. Quand la date limite de rendu approche. »
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