Le monde syndical que nous connaissons aujourd’hui en France avec ses divisions, sa configuration, ses différents acteurs s’appréhende d’abord comme le produit de l’Histoire, histoire sociale de luttes opposant groupements de salariés et employeurs, mais aussi histoire de l’économie et du monde du travail et, surtout, histoire politique (Andolfatto, Labbé, 2007). Perdurent en effet deux grandes traditions qui remontent, pour la première, à la fin du XIXe siècle et, pour la seconde, à l’après-Première Guerre mondiale.
Peu de temps après la légalisation des syndicats professionnels (ouvriers et patronaux) en 1884 naît la Confédération Générale du Travail (CGT) au congrès de Limoges en 1895, c’est-à-dire l’ancêtre de l’actuelle CGT, mais aussi de la Confédération Générale du Travail-Force Ouvrière (CGT-FO). Que signifie cette naissance ? Tournant le dos aux divisions entre groupes professionnels, la nouvelle confédération (union interprofessionnelle et nationale de syndicats) prétend unifier la classe ouvrière dans la défense de ses intérêts. C’est donc à l’origine un syndicalisme de (lutte de) classe qui voit le jour comme le traduit son texte de référence, la Charte d’Amiens (1906).
La seconde tradition syndicale voit, quant à elle, le jour en 1919 avec la création de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC). D’inspiration chrétienne, elle veut d’abord contrebalancer les avancées des divers courants de pensée laïques dans la classe ouvrière. Elle accompagne aussi les évolutions sociales du salariat avec le développement du travail des femmes, induit par la mobilisation des hommes durant la guerre, et les transformations des structures familiales qui en découlent. En 1964, une large majorité de la CFTC se prononce pour la déconfessionnalisation (suppression de la référence au christianisme) donnant ainsi naissance à la Confédération Française Des Travailleurs (CFDT).
Un paysage syndical opaque, une perception brouillée
Que retenir de ces rappels historiques succincts qui passent sous silence certaines organisations catégorielles, comme la Confédération Générale des Cadres (CGC) créée en 1945 ou, non confédérées, comme Solidaire, Unitaire, Démocratique (SUD) apparu en 1981 et élargi à partir de 1995 ? Comment ne pas souligner les divisions, les tensions, les rapprochements entre confédérations, mais aussi les périodes ayant durablement laissé leur empreinte, avec la création de la IIIe Internationale, le Front populaire, la Seconde Guerre mondiale, la Résistance, la guerre froide… ? Cette histoire reste très prégnante si l’on en juge par l’offre syndicale, par certaines particularités de la syndicalisation selon les secteurs d’activité, mais aussi par les divisions et les jeux d’alliance à l’échelle nationale, entre confédérations comme à l’échelle locale entre syndicats. Elle l’est également sous l’angle de la structuration des confédérations. Si ces dernières regroupent et fédèrent de manière similaire des syndicats, elles se structurent à la fois en secteurs d’activités (ce que l’on appelle les « fédérations » qui sont moins d’une quinzaine à la CFDT et plus d’une trentaine à la CGT et la CGT-FO) et en unions interprofessionnelles (locales dans certains cas, départementales, régionales). Ces découpages varient fortement d’une confédération à l’autre, mais aussi à l’intérieur des confédérations puisque la taille des fédérations varie, que certaines se reconfigurent, que des bassins d’emploi (et de syndicalisation) disparaissent, que d’autres se créent sous l’effet de l’évolution de l’activité économique.
Au total, le paysage syndical français paraît quelque peu opaque pour des observateurs non avertis… et, parfois aussi, pour des observateurs davantage informés. Combien de salariés du secteur privé connaissent le rôle et les fonctions des diverses institutions qui les représentent (comité d’entreprise, délégués du personnel, comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail… et depuis 2015, Délégation unique du personnel pour les entreprises de moins de 200 salariés), elles-mêmes produits d’une longue histoire sociale ? Combien, par exemple, différencient la fonction de délégué du personnel de celle de délégué syndical ?
Cette relative complexité du monde syndical et des modalités de sa présence au sein des organisations suffit-elle à expliquer les différentes formes de défiance que l’on peut entrevoir, exprimées parfois ouvertement par des responsables politiques, des représentants du patronat, par des intellectuels au sens large (journalistes, universitaires) ? Le monde syndical se caractériserait, selon eux, par son corporatisme, ses archaïsmes, son conservatisme et, plus grave, par son incapacité à (bien) représenter les salariés et à faire vivre cet idéal que constitue « le dialogue social », sous la bannière duquel se sont rangées toutes les réformes depuis au moins un demi-siècle.
Des critiques récurrentes…
Ces critiques doivent être examinées même si l’on soupçonne qu’elles émanent le plus souvent d’acteurs dont l’objectivité peut raisonnablement être mise en doute. Vitupérer la faiblesse de la syndicalisation en France quand on est un acteur politique relève au mieux d’un gag : s’il fallait juger les partis politiques en fonction du nombre de leurs adhérents ou de ce que coûte la représentation politique à la nation, on aurait tôt fait de prôner leur abolition. En 2016, le nombre de syndiqués à la seule CGT dépasse vraisemblablement la somme des adhérents des deux principaux partis politiques (Parti Socialiste [PS] et Les Républicains)… et l’on aura le mauvais goût de rappeler que se syndiquer à la CGT n’engendre pas le même type de profit et de conséquence sous l’angle professionnel que de s’encarter au PS ou aux Républicains.
D’autres critiques aussi peu recevables se fondent sur des comparaisons consistant à prendre un quelconque taux de syndicalisation dans un pays européen pour déplorer les faiblesses françaises. Là encore, une prudence élémentaire voudrait que l’on prenne en considération les facteurs expliquant ces différences (Andolfatto, Contrepois, 2016). Si la Belgique, pour prendre un pays proche, enregistre des taux de syndicalisation sans commune mesure avec ceux de la France, c’est d’abord parce que les syndicats belges font bénéficier leurs adhérents d’avantages sociaux. Il serait donc plus judicieux de se demander quels sont les salariés dont les intérêts sont les mieux défendus. Et c’est à l’aune de cette appréciation que l’on pourrait porter éventuellement un jugement sur l’efficacité des syndicats. Mais, dans ce cas, la faiblesse de la syndicalisation en France apparaîtrait peut-être comme l’expression d’un phénomène de délégation, aux seuls représentants, de la charge d’avoir à défendre des salariés trop menacés dans leur emploi pour pouvoir assumer un engagement syndical ouvert.
Ces critiques diffusées ou relayées par les médias généralistes renvoient une nouvelle fois à l’ignorance journalistique du monde syndical et, pourrait-on ajouter, du monde du travail en général. L’absence de formation permettant de comprendre le monde social, mais aussi le mépris de classe, parfois ouvertement assumé, à l’égard des « gens d’en bas », ajoutés aux pressions résultant des contraintes éditoriales limitent le travail journalistique à la reprise de stéréotypes, de préjugés, de clichés. Il est vrai que les acteurs du monde syndical soucieux de bénéficier des lumières de la médiatisation se transforment parfois en producteurs de représentations pour journalistes et se plient aux règles d’un jeu qui leur impose de s’auto-caricaturer, comme le révèle l’analyse de mises en scène d’une violence médiatiquement orchestrée (Olivesi, 2013).
En tout cas, en dehors des mises en scène de conflits sociaux, l’information diffusée dans les médias sur le monde syndical a su rester modeste, cantonnée à quelques clichés récurrents et à des formats bien établis : lors d’une grève, sont rapportés alternativement les points de vue d’un usager favorable aux grévistes et d’un usager dénonçant leur action. Pour les journalistes, la difficulté n’est pas mince de rendre « parlantes » pour des publics indifférenciés des problématiques sociales relatives à la vie d’organisations particulières et de groupes sociaux aux contours incertains et, cela, d’une manière apparemment neutre. Quel angle privilégier pour retenir l’attention ? Comment résumer en quelques mots une situation qui pour être comprise supposerait une analyse socioéconomique dans la longue durée ? À quel interlocuteur syndical s’adresser pour disposer d’un point de vue facilement reproductible qui ne soit pas trop visiblement marqué par des motifs liés aux appartenances syndicale et socioprofessionnelle ? Comment équilibrer le rapport de force communicationnel entre des représentants des directions rodés à l’exercice, recourant à des experts, mobilisant d’importantes ressources, et des syndicalistes pour qui toute prise de position publique (orale comme écrite) en dehors du cadre de l’entreprise ou de l’organisation syndicale relève souvent d’une épreuve ésotérique de nature à les desservir ?
Dans sa mise en visibilité publique, le monde syndical se confronte ainsi à une série de difficultés bien réelles mais certaines critiques, telles que celles formulées par Dominique Andolfatto et Dominique Labbé (2009), pointent des problèmes non moins réels qui peuvent également expliquer la défiance des publics. Quels sont-ils ? Les syndicats pourraient desservir les intérêts des salariés puisque, dans des entreprises sans présence syndicale, l’employeur ne pourrait parvenir à déroger au droit du travail au moyen d’un accord négocié. La présence syndicale profiterait aux seuls militants professionnels, bénéficiant d’une série d’avantages : statut de salariés protégés, émancipation à l’égard de tâches laborieuses et routinières, gratifications liées au fait d’appartenir à la petite élite de ceux qui comptent dans la vie de l’organisation, illusion de participer à la décision et, éventuellement, rétributions officieuses en cas de comportement « compréhensif » à l’égard de la direction… Enfin, la présence syndicale servirait surtout les intérêts de ceux qui sont amenés à solliciter l’intervention de quelques pompiers du social et qui, pour cette raison, de manière paradoxale, paraissent en être les principaux soutiens. Ces critiques pourraient être étayées par l’évocation de quelques cas concrets, mais elles ne doivent pas masquer que les principaux problèmes auxquels le monde syndical se trouve confronté découlent d’évolutions structurelles du salariat (Contrepois, 2003), des modes de management, des transformations de l’organisation du travail… et que face à ces phénomènes, les confédérations syndicales sont restées relativement inertes.
Les défis de l’action syndicale
Les transformations du salariat ont largement contribué à modifier les bases sociales de la syndicalisation. Ont progressivement disparu les fortes concentrations ouvrières et, avec elles, se sont dissipés des bastions syndicaux. La tertiarisation au double sens du développement des activités de service et de l’emprise des logiques propres à ce secteur sur l’ensemble de l’activité économique a induit de la part des salariés de nouveaux rapports aux organisations syndicales et de nouvelles formes de syndicalisation. À côté d’un syndicalisme de revendications collectives s’est ainsi progressivement développé « un syndicalisme de service », moins fondé sur des solidarités organiques, moins porté aux mobilisations collectives, davantage tourné vers la défense des droits et le soutien individualisé de salariés pour la simple raison que ce type d’offre est davantage en adéquation avec les attentes de salariés aux comportements d’autant plus individualistes que l’évolution de la Gestion des Ressources Humaines (GRH) n’a eu de cesse que d’individualiser le rapport salarial afin précisément de briser les différentes formes de solidarités collectives existantes. Et en regard de cet état de fait, le discours syndical peine à trouver des auditoires : trop « ciblé », il laisse indifférent, voire suscite l’hostilité de ceux qui ne se reconnaissent pas en lui ; trop général, il reste abstrait et peu mobilisateur.
Les organisations syndicales ont surtout eu à subir le développement du management et de la communication. Le management participatif dans ses diverses déclinaisons, mais aussi la rationalisation générée par les démarches qualité ont largement contribué à façonner les rapports des salariés au travail, à l’organisation, à la hiérarchie ainsi qu’entre eux dans le sens d’une neutralisation des formes de résistance, d’opposition, de contestation potentielles. Les savoir-faire communicationnels peuvent parfois passer pour inopérants ou, en tout cas, sans grande efficacité managériale si l’on se contente de regarder les journaux internes, les intranets ou d’autres supports encore émanant des services de communication. Mais si l’on porte son attention sur divers dispositifs tels que les baromètres d’opinion (Olivesi, 2013), force est alors de constater que la communication sociale ainsi promue revient à délégitimer la parole syndicale dans l’organisation, pire à délégitimer ceux qui représentent les salariés et qui ne sont plus guère être écoutés par ceux qu’ils représentent puisque ceux-ci sont censés s’exprimer via ces dispositifs et, bientôt, par référendum, comme si, à l’égal du citoyen, le salarié était libre de ses opinions et de ses actes, et n’entretenait aucun lien de subordination à l’employeur.
Cela conduit à souligner un troisième type d’enjeux mais aussi de faiblesse du monde syndical, après les évolutions structurelles du salariat et stratégiques de la communication managériale. Les militants syndicaux s’avèrent souvent dépourvus de ressources collectives et individuelles. S’ils sont ainsi dépourvus de ressources collectives leur permettant de peser dans les négociations et les décisions, c’est en raison des facteurs précédemment entrevus, mais aussi parce qu’ils se présentent souvent de manière divisée, sans visée collective cohérente et que leurs interlocuteurs patronaux ont tôt fait de jouer sur ces divisions qu’ils contribuent souvent à nourrir. Saisi sous l’angle individuel, ce manque de ressources paraît plus évident encore. Les représentants des salariés et même les délégués syndicaux sont conduits à jouer un jeu qui les dépasse souvent, d’abord en raison de leur manque de formation initiale qui ne les prédispose guère à maîtriser les ressorts stratégiques de leurs interlocuteurs patronaux. Non seulement compétences juridiques, économiques, technologiques leur font souvent défaut, mais ils s’avèrent privés des ressources symboliques nécessaires à la maîtrise des interactions publiques, d’autant plus que l’institutionnalisation du dialogue social les amène de plus en plus à évoluer dans un univers social qui n’est pas initialement le leur et à devoir prendre position publiquement, à s’exposer face à des publics différenciés.
On rejoint sur ce point un quatrième type d’enjeux pour l’action syndicale, synonyme de défi. Il s’agit de l’institutionnalisation du dialogue social et de la transformation corrélative des rapports entre les salariés et leurs représentants. Si le dialogue social, son renforcement, son amélioration a justifié toutes les réformes entreprises en ce domaine au point de devenir l’enjeu de la réforme de 2008 (Beroud, Yon, 2014), force est de reconnaître que les lois Auroux de 1982 (notamment la loi du 28 octobre 1982) ont joué un rôle important dans cette institutionnalisation, diversement appréhendée et appréciée. Critiquées en leur temps par le secrétaire général de FO, André Bergeron (1922-2014), ces lois ont renforcé la représentation des salariés en redéfinissant le rôle des Comités d’Entreprise (CE) et en créant les (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT). Elles ont ainsi mis en place des dispositifs contribuant à faire passer aux yeux des salariés, les représentants syndicaux pour des acteurs co-impliqués dans des décisions qu’ils n’ont jamais réellement contrôlées. Elles ont aussi renforcé les droits de ces représentants en leur octroyant des temps de délégation supplémentaires qui, indirectement, les maintiennent à distance des autres salariés et pour en faire à leurs yeux des partenaires de jeu des directions. C’est à une sorte de théâtre d’ombres que les salariés, transformés en public de ce dialogue social en trompe-l’œil, sont conviés (Olivesi, 2014).
Un cinquième et dernier type d’enjeux reste à évoquer. Il concerne ce que certains observateurs ont pu identifier comme une sous-utilisation des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) et des réseaux sociaux par les organisations syndicales pour conquérir de nouveaux publics. Le point de vue de ces observateurs traduit à la fois une vision autocentrée autour de leur monde social (croyance que la société est composée de travailleurs intellectuels œuvrant du matin au soir face à un écran) et une méconnaissance des difficultés particulières d’appropriation de ces outils de communication pour l’action syndicale, notamment à l’échelle locale. Quelles sont-elles ? En premier lieu, elles concernent les compétences (rédactionnelles) et le temps requis pour nourrir et alimenter, afin de la rendre attractive, ne serait-ce qu’une simple page Facebook. La seconde difficulté, liée à celle-ci, consiste à devoir faire consensus sur des sujets souvent délicats et à fidéliser un public de « salariés-internautes-sympathisants »… qui, très souvent, ne passe pas ses journées sur l’internet. Plus fondamentalement, elles touchent aux risques inhérents à une expression incontrôlée des opinions qui peut rapidement tomber sous le coup de propos diffamatoires. Force est donc de constater que ces nouveaux médias, apparemment décentralisés, démocratiques, gratuits, contribuent à fortement renforcer les inégalités de ressources dont disposent les acteurs pour agir symboliquement (Olivesi, 2013).
À la base et au sommet, un monde communicationnellement en tension
Requalifier l’action syndicale nécessite par conséquent de faire face à ces cinq grands types d’enjeux qui conditionnent l’efficacité et, à terme, la légitimité du monde syndical. Mais comme d’autres institutions, ce dernier vit de ses tensions et de ses contradictions : tentation de jouer le jeu du dialogue et tentation de le rejeter au profit du rapport de force permanent, volonté de moderniser les formes mêmes du militantisme et volonté d’assurer la permanence de pratiques historiquement liées à l’identité syndicale mais fortement routinisées, reconnaissance de la liberté d’action des syndicats et de « la base » et, en même temps, risques permanents de centralisation et de bureaucratisation… Ainsi va la vie d’un monde riche de sa diversité, de son histoire et d’idéaux confrontés à la réalité sociale et économique du travail.
Andolfatto D., Labbé D., 2007, Sociologie des syndicats, Paris, Éd. La Découverte.
Andolfatto D., Labbé D., 2009, Toujours moins ! Déclin du syndicalisme à la française, Paris, Gallimard.
Andolfatto D., Contrepois S., dirs, 2016, Syndicats et dialogue social. Les modèles occidentaux à l’épreuve, Bruxelles, PIE Peter Lang.
Beroud S., Yon K., 2014, « Représenter les salariés dans l’entreprise après la loi du 20 août 2008. Sur les limites de la “démocratie sociale” », Politiques de communication, 2 (1), pp. 51-78. Accès : https://doi.org/10.3917/pdc.002.0051.
Contrepois S., 2003, Syndicats. La nouvelle donne, Paris, Éd. Syllepse.
Olivesi S., 2013, La Communication syndicale, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Olivesi S., 2014, « Partenaires, représentants, adversaires. Le dialogue social mis en scène par les responsables de ressources humaines », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 5. Accès : https://doi.org/10.4000/rfsic.1037.
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