Mouvements et partis populistes


 

Il peut sembler paradoxal de traiter du populisme (Dard, 2019) sous l’angle des organisations politiques, dans la mesure où ce courant refuse souvent les modes traditionnels de structuration et concentre ses critiques sur les forces et les élites associées au pouvoir. Toutefois, dans les temps contemporains que l’on peut aborder à la fois au titre de l’histoire et de la sociologie (Hermet, 2001), un parti populiste apparaît aux États-Unis au début des années 1890 et d’autres formes de mouvements, souvent diffus, constituent des jalons en Russie et en France à la fin du XIXe siècle. Ce type de formation semble initialement rare, mais au siècle suivant et plus encore depuis une trentaine d’années, mouvements et partis relevant à des titres divers de courants populistes (ou ainsi dénommés) sont apparus sur plusieurs continents. Leur dimension protestataire et « contre-hégémonique » (Roberts, 2017) n’exclut pas leur éventuelle accession au pouvoir (Dieckhoff, Jaffrelot, Massicard, 2019), dans le cadre de coalitions, voire à titre majoritaire. Encore faut-il mettre en relation les poussées populistes et les composantes d’un public politique qui ne s’identifie pas, sauf sous forme d’auto-représentation, à l’ensemble du peuple. On examinera cette évolution – même si elle n’est pas linéaire – présentant les formes initiales, la diversification des implantations et les regains récents, commentés par de nombreux travaux, enquêtes et ouvrages collectifs.

 

Trois formes initiales

Il est difficile de fournir une date précise relative aux « premiers » partis et mouvements populistes, d’autant que la « politique du peuple » (Dupuy, 2002) peut être retracée dès le XVIIIe siècle – voire depuis l’Antiquité. Au XIXe siècle, en dehors de certains aspects du « Printemps des peuples » européen de 1848, ce sont surtout trois pays qui retiennent l’attention. En Russie, où les origines du courant des « narodniki » sont plus anciennes, naît le populisme de la « Volonté du peuple », à compter de 1879 (Venturi, 1952 ; Krakovský, 2019, TarragonI, 2019 : 163-181), à base agraire et qui donne en partie naissance au socialisme révolutionnaire.

La France, est concernée pendant une période plus courte, mais qui annonce des mobilisations ultérieures, avec le Comité républicain national (Garrigues, 1992) qui soutient la campagne plébiscitaire du général Boulanger (1837-1891) en 1888-1889, non sans qu’interviennent d’autres courants qui comptent eux aussi changer le régime – voire de régime. Le cas de figure le plus frappant est sans doute celui des États-Unis – où le « We the People » de la déclaration d’indépendance avait eu d’emblée une ample résonance (Marienstras, 1988) – avec la création du People’s Party à l’approche de l’élection présidentielle de 1892 – son candidat ne l’emporte que dans quelques États (Ory, 2017 : 41-42, Sicard, 2012 : 53-55, Tarragoni, 2019 : 181-196). Cette formation politique assez éphémère est le produit, sinon l’aboutissement, de l’histoire du populisme dans le monde rural, de La Grange à la Northwestern Alliance, qui entendaient défendre les intérêts des farmers face au monde urbain et industriel en pleine expansion. Dans ce cadre, d’ailleurs, se développe un peu plus tard un mouvement progressiste qui, par exemple lors de l’élection présidentielle de 1912, se réclame différemment d’un gouvernement du peuple.

Même si le terme « populaire » est présent dans plusieurs pays européens en relation avec des organisations relevant du catholicisme social ou de la démocratie chrétienne (Mayeur, 1980), il ne s’agit pas de populisme à proprement parler. De plus, au tournant des deux siècles, le populisme tel qu’il s’est manifesté auparavant apparaît en perte de vitesse – ou sans grande capacité de rebond – à l’échelle des organisations. Néanmoins, certains de ses ferments demeurent et, le « caudillisme » en Amérique Latine donne lieu à une germination qui produit ses effets dans l’entre-deux-guerres, tandis que des résurgences ou des exacerbations « völkisch » (censées à la fois exalter et représenter le peuple) peuvent être identifiées dans certains pays européens.

 

Diversification et intermittences

Après la Première Guerre mondiale, alors que le « popularisme » démocrate-chrétien trouve des points d’ancrage plus ou moins durables en Italie, en Espagne et en France (Mayeur, 1980 : 109-124), le populisme de la période initiale n’existe plus. Les socialistes-révolutionnaires ont été écartés après la révolution bolchévique, le boulangisme n’est plus qu’un lointain souvenir et le parti populiste américain a disparu de la scène politique. Pourtant, il peut exister des prolongements ou des comparaisons, même si ce thème a pu être controversé historiographiquement dans le cas du boulangisme, que Zeev Sternhell (1978) a abordé au titre des origines du fascisme. En termes de typologie, celui-ci est d’ailleurs rangé – il en va de même, a fortiori, pour le nazisme – au titre des « frontières incertaines » du populisme (Hermet, 2001 : 412-418). De manière marginale, aux États-Unis, on peut évoquer les mouvements des « démagogues » américains autour de trois personnalités : le prêtre catholique Charles E. Coughlin (1891-1979), un médecin californien, le Dr Francis E. Townsend (1867-1960), et le sénateur et ancien gouverneur de Louisiane Huey P. Long (1893, assassiné en 1935, un an et demi après avoir fondé le mouvement Share Our Wealth). Tous trois ont un temps retenu l’attention au titre de plusieurs formes de contestation ou de surenchère relatives au New Deal (Badger, 1989 : 290-297).

C’est en Amérique du Sud (Dard, 2019 ; Compagnon, 2019 : 80-86, Tarragoni, 2019 : 228-243) à compter des années 1930 et 1940 – notamment avec Getúlio Vargas (1882-1954) au Brésil, Juan Domingo Perón (1895-1974) en Argentine, Víctor Raúl Haya de la Torre (1895-1979) au Pérou, Jorge Eliécer Gaitán (1898-1948) en Colombie voire avec Lázaro Cárdenas (1895-1970) au Mexique – qu’apparaissent des mouvements souvent considérés comme spécifiquement populistes (Hermet, 2012), avec des prolongements ultérieurs, notamment dans le cas du parti justicialiste fondé par Peron en 1947, qui connut plusieurs éclipses et regains.

En Europe, des mouvements agrariens d’inspiration populiste sont présents au centre et à l’est et sont parfois associés à des pouvoirs autoritaires (Kranovsky, 2019). Durant l’après Seconde Guerre mondiale, le populisme est peu présent, si ce n’est sous deux formes bien différentes et pour peu de temps. Le parti de l’« Uomo qualunque », en Italie, principalement entre 1945 et 1947 n’obtient que des succès éphémères et locaux (Attal, 2004 : 30-32). De manière plus agressive, le mouvement poujadiste, à partir du lancement par Pierre Poujade de l’Union de Défense des commerçants et artisans (UDCA) principalement entre 1953 et 1956, fait une percée avec une quarantaine de députés élus, dont Jean-Marie Le Pen (Hoffmann, 1956 ; Souillac, 2007). C’est bien plus tard que les mouvements et partis prolifèrent à une tout autre échelle, ou deviennent populistes, tels le Freiheitliche Partei Österreichs – Parti autrichien de la liberté – ou l’Union démocratique du centre suisse, créés respectivement en 1956 et 1971 (Mudde, Kaltwasser, 2017 : 74-79).

 

Multiplication des organisations, renouvellement des analyses

Certes, l’Europe n’est pas seule concernée. Au sujet des États-Unis, on peut citer les candidatures du milliardaire Ross Perot lors des élections présidentielles de 1992 et 1996, puis le rôle du Mouvement Tea Party (Mudde, Kaltwasser, 2017 : 42-43, 45-46, 71-73) à la fin de la première décennie du siècle et son action dans les marges et au sein du parti républicain, où le « trumpulisme » (Henneton, 2019) s’est fortement implanté un peu plus récemment. Il reste qu’Yves Mény (2019 : 215 sq) met en relation, au titre des explications structurelles, ce qu’il appelle « l’explosion populiste » et la chute du communisme et les changements des années 1990. En effet, depuis quelque 20 à 30 ans (synthèse de Mény, Surel, 2000), les mouvements et partis se sont multipliés ou, pour ceux qui préexistaient à cette période et relevaient – tel le Front National créé – du « national-populisme », ont souvent accru leur influence.

La liste des « nouveaux populismes » (Reynié, 2013) est longue et tend à s’élargir encore, même si les critères peuvent varier. Ils sont représentés dans de nombreux pays (Turquie, Thaïlande, Philippines, par exemple) et continents, dont l’Océanie (Mudde, Kaltwasser, 2017 : 58-59). Dans bien des pays européens, comme on l’a encore constaté à l’occasion des élections de 2019, ils ont acquis des points d’appui importants en Grande-Bretagne (seulement pour ce type de scrutin, avec l’UK Independence Party – UKIP), en France, en Italie, dans plusieurs des pays scandinaves, en Autriche et en Hongrie. Ces forces politiques, souvent récentes ou transformées (la Lega italienne) correspondent entre autres modes d’organisation à des « partis qui ne sont pas des partis comme les autres » (Müller, 2016 : 64-69). Initialement soucieux d’originalité (le Mouvement Cinq Étoiles, par exemple), ils entretiennent avec la « forme-parti » traditionnelle des rapports complexes, dès qu’ils atteignent une certaine masse critique et se rapprochent du pouvoir, voire y participent.

Si, comme on le voit dans le cadre de l’Assemblée européenne, il n’y a pas de groupe unique pouvant être qualifié de populiste, d’autant que cette dénomination n’est pas adoptée à l’heure actuelle à cette échelle (Audigier, 2019), le langage de cette mouvance, y compris lorsqu’il est hostile à « Bruxelles », présente des traits communs, la critique des élites continuant à occuper une place importante, alors même qu’en un sens, les élus de ces formations font partie eux-mêmes d’ « élites » (El Gammal, 2019) qui n’ont certes rien d’homogène politiquement. Parmi les plus récents, sans débouché électoral actuel, le mouvement des « gilets jaunes » a fait couler beaucoup d’encre et suscité de nombreuses enquêtes (Algan et al., 2019, Jeanpierre, 2019). Un des auteurs les plus récents, Luc Rouban (2019 : 122), signale que certains de ses caractères ne sont pas populistes, avant de le ranger parmi les « néo-populistes », ce qui permet de souligner, entre autres caractères, les multiples mutations de cette mouvance attachée à la « peuplecratie » (Diamanti, Lazar, 2019), où l’on trouve des formations difficilement classables, voire ayant des origines nettement marquées à gauche (Podemos, La France insoumise), ainsi que des courants latino-américains parfois difficiles à définir en fonction des critères usuels associés au populisme (Roberts, 2017 ; Dard, 2019).

Les différentes vagues correspondant à l’affirmation de mouvements ou de partis populistes s’inscrivent dans des contextes spécifiques et répondent souvent à des préoccupations relevant d’un cadre national. Néanmoins, le corpus idéologique, souvent assez sommaire, voire délibérément tel, dans une perspective « catch-all », ne varie guère nécessairement d’un pays à l’autre. L’opposition binaire entre les « petits » et les « gros », ces derniers souvent identifiés à une très faible minorité (thème du « 1 % ») à laquelle seraient inféodés les pouvoirs en place, demeure très présente. Le public visé est souvent associé aux composantes des classes moyennes menacées par les évolutions économiques, sociales et culturelles, et souhaitant exprimer leurs aspirations, leurs protestations et leurs refus. Dans bien des cas, les mouvements populistes sont instables et éphémères et n’ébranlent guère la domination des partis traditionnels. Néanmoins, dans des périodes de crise, d’incertitude ou de défiance à l’égard de la politique, des organisations populistes se lancent dans l’arène électorale – avec des résultats inégaux, mais parfois significatifs, voire un temps décisif. La crise de la représentation et le sentiment d’exclusion, parfois anciens, et encore accrus depuis la crise de 2008 (Roberts, 2017 : 289-290, 298) ont pu inscrire des partis populistes dans la durée.


Bibliographie

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Auteur·e·s

El Gammal Jean

Centre de recherche universitaire lorrain d’histoire Université de Lorraine

Citer la notice

El Gammal Jean, « Mouvements et partis populistes » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 19 novembre 2019. Dernière modification le 23 août 2021. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/mouvements-et-partis-populistes.

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