De nos jours, le terme « mythe » est polysémique et désigne dans le langage courant aussi bien des récits mettant en scène des êtres surnaturels, des allégories philosophiques, une part de l’imaginaire qui serait dénué de réalité, que des récits renvoyant à de supposées croyances (CNRTL, 2020) ; c’est avec cette dernière acception qu’il apparaît en français à la fin du XVIIIe siècle. Dans cette continuité, sont qualifiés par ce même terme de « mythe » les récits des dieux grecs, égyptiens, romains, les traditions nordiques et d’autres histoires comme les légendes arthuriennes. C’est sur une telle définition que s’appuient les ouvrages encyclopédiques de mythes et légendes, comme l’Encyclopédie illustrée des mythes et légendes du monde, publiée par l’éditeur Seine (Cotterell, 2006) et de nombreux livres équivalents que l’on retrouve chez des éditeurs à large diffusion. Toutefois, loin de cette représentation d’un phénomène universel, les recherches sur les récits appelés mythes ont montré la variété des situations auxquelles ils renvoient.
Fondé sur une étymologie grecque, le terme a connu de nombreuses évolutions de ses définitions au cours du temps et, avec elles, les significations des phénomènes comme la désignation des publics qui lui sont associés. Le regard critique et réflexif doit alors interroger les préconceptions de ceux qui utilisent ce terme ; c’est la raison pour laquelle la notice s’intéressera principalement à la question de l’usage et à la circulation de la notion pour désigner des récits traditionnels auxquels ont été attachés des croyances ou des faits religieux. Contrairement à certaines idées reçues, l’emploi du terme témoigne d’une prise de distance par des personnes qui l’utilisent à l’égard des phénomènes qu’il sert à qualifier. En ce sens, il s’agira de mieux comprendre le regard que porte les publics qui recourent à la notion de « mythe », sur ces récits. Dans ce cadre, on laissera de côté les usages servant à désigner l’imaginaire contemporain, tels que l’ont proposé des auteurs comme Roland Barthes (1915-1980 ; 1957) dans Mythologies et Edgar Morin (1962) dans L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse. Pour ce faire, il faut revenir sur les travaux des historiens des religions qui se sont penchés sur le cas des mythes grecs et élargir la réflexion à d’autres cas, comme celui des mythes nordiques, qui, ici, serviront d’exemples.
Catégories linguistiques et regard européano-centré
En français, le terme « mythe » apparaît à la fin des années 1780 – non dénué de dimension nationale au sens où il s’agit de récits sur l’origine des nations (Di Filippo, 2016a) – afin de remplacer le mot « fable » habituellement usité pour désigner les récits traditionnels des grecs anciens (Détienne, 1981). La définition du « mythe » dans le Dictionnaire portatif de la fable indique que l’usage du mot « fable » serait erroné car il désigne « un récit faux, un conte fait à plaisir » (Chompré, Millin, 1801 : 694), alors que les Grecs de l’Antiquité n’envisageaient pas ces récits de cette manière. Au contraire, ils adoraient les dieux de ces histoires et leur accordaient de la valeur. Pour rendre compte de cette caractéristique, il serait donc préférable d’utiliser le mot « mythe », qui est l’équivalent du grec « mythos » (μῦθος) et qui est déjà présent dans d’autres langues (ibid.). Autrement dit, par ce changement de vocable, il s’agit d’indiquer un degré de croyance supposée chez les peuples à qui on attribue ces textes. De nos jours, la fable a principalement gardé le sens de récit allégorique à valeur morale comme dans le cas bien connu des Fables de Jean de La Fontaine (1621-1695) qui font figure de parangon de l’exercice.
Ainsi, bien que provenant de la racine grecque mûthos (Borgeaud, 2010 : 779), l’étymon sur lequel il se fonde n’a pas toujours eu la même valeur. En effet, en grec ancien, le sens du mot mûthos a évolué tout au long de l’Antiquité, comme celui du lexème qui lui est souvent opposé, logos (λόγος). Par conséquent, il doit être compris dans une certaine dynamique du sens (Vernant, 1974 ; Detienne, 1981 ; Lincoln, 1999 : 18). Un retour sur les catégories dites « indigènes » ou « émiques » (Sardan, 1998), c’est-à-dire les termes que l’on trouve dans les sources en langue vernaculaire, peut alors aider à remettre en question les représentations des mythes dans l’Antiquité. Pour Claude Calame (2015 : 27), mûthos ne désigne pas une classe de récits. À l’époque archaïque (c. -750 à -600), il s’agit plutôt d’un type de « discours qui a un effet sur son public », autrement dit une « parole dite “performative” par les anglo-saxons », ou plutôt « pragmatique ». Il n’est d’ailleurs pas forcément opposé à logos et les deux termes sont parfois utilisés comme équivalents. Dans certains cas, notamment celui des récits d’éloge adressés aux dieux, il renvoie à une forme poétique. Les récits de cette époque que nous désignons donc aujourd’hui comme mythiques serait « par essence poétiques » (ibid. : 29). Au temps d’Aristote (c. -385 à -323), le mûthos est lié à la tragédie, qui mettrait en scène des événements moins vraisemblables que la comédie (Borgeaud, 2010 : 780).
En grec ancien, les termes qui désignent les récits portent encore d’autres significations. Plutarque (46 à c. 125), emploie les mots arkhaîa et palaiá, c’est-à-dire des « choses anciennes » (Calame, 2015 : 26). D’autres auteurs, comme Xenophane (c. -570 à -475), utilisent parfois le terme plasmata, que l’on peut traduire par « fabrications » ou « constructions » (ibid.). L’usage de ce mot renvoie à la manière de considérer les aèdes à la fois comme des personnes inspirées et comme des artisans fabricants (ibid. : 80). Ces différents exemples montrent alors que les termes grecs portent des significations particulières, nuancées, qui renvoient à la tradition ou à l’idée de fiction, mais pas véritablement à l’idée de croyance.
Ces exemples soulignent encore la nécessité pour le chercheur d’asseoir son analyse sur les termes vernaculaires, ou termes « indigènes » comme le préconisait déjà Franz Boas (1858-1942 ; 1914) dans son article « Mythology and Folk-Tales of the North American Indians », publié au début du XXe siècle et qui développe une approche anthropologique nourrie par la linguistique. Depuis, d’autres anthropologues ont montré la pertinence de cette approche (Calame-Griaule, 1965 ; Siran, 1998 ; Bensa, 2006). Par conséquent, comme le souligne Philippe Borgeaud, la formule utilisée par Claude Lévi-Strauss (1908-2009 ; 1958 : 232) dans son ouvrage Anthropologie structurale, selon laquelle « quelle que soit notre ignorance de la langue et de la culture de la population où on l’a recueilli, un mythe est perçu comme mythe par tout lecteur, dans le monde entier », est erronée. Au contraire, « ce que nous appelons mythe correspond en effet à différentes catégories de récits indigènes » (Borgeaud, 2010 : 779).
Bien que présentée comme renvoyant à un phénomène universel, la notion de mythe doit alors être relativisée et, avec elle, ce que l’on peut dire des publics qui seraient les acteurs sociaux des multiples récits qui sont mis sous cette étiquette. Chez les Dogons, Geneviève Calame-Griaule (1924-2013) montre, dans Ethnologie et langage (1968 : 448), qu’il y a une distinction entre « sɔ̀: pὲy, parole ancienne, les récits qui sont objets de croyances et sont liés à la tradition de la connaissance ; élumɛ, fables, contes, devinettes, chantefables, récits avec une vérité symbolique, Kakálu, récits mensongers » (Di Filippo, 2016a). Le découpage et les catégorisations sont également différentes dans les principales sources de la mythologie nordique, où les termes en vieil islandais utilisés pour désigner les récits sont sǫgur (récit, histoire), tíðindi (événements), frœði (documents ou connaissances), mál (langue, parole) ou encore spjǫll (histoires) (ibid. : 118-119). Ces différents termes renvoient à l’idée de connaissance et de transmission par la parole. Ces histoires semblent donc désigner ce qui renvoie à un ailleurs, dans l’espace, qui permet de dépasser le présent, dans le temps, en somme l’ici et maintenant phénoménologique, sans inférer l’idée de croyance.
Don la référence à la Grèce pose problème puisque, d’abord utilisé pour parler de récits grecs de l’Antiquité, le terme est indifféremment étendu à d’autres récits provenant de différentes cultures, dont celles des Amérindiens. Ce faisant, il se réalise une assimilation entre les anciens Grecs et les peuples lointains considérés comme primitifs. L’éloignement spatial est assimilé à l’éloignement temporel comme on le retrouvait déjà chez des auteurs comme Joseph-François Lafitau (1681-1746) et chez Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757), qui tentent d’expliquer les origines des fables. Marcel Détienne (1935-2019 ; 1981 : 224) résume les conséquences de cet emploi dans L’Invention de la mythologie, en disant que « parler de mythologie, c’est toujours parler grec ou depuis la Grèce, à son insu peut-être mais au risque d’être assigné à résidence perpétuelle en ce lieu où les illusions des modernes sur la mythologie redoublent les fantômes et les fictions produits par les premiers “mythologues” ». Autrement dit, en utilisant les termes mythes ou mythologies, on court le risque de généraliser à toutes les cultures la compréhension que l’on acquiert de l’étude des peuples grecs et de leurs récits. C’est faire preuve d’un « ethnocentrisme européen » (Calame, 2015 : 26). Donc, qualifier de « mythe » un récit, revient à adopter un regard européano-centré sur des récits éloignés à la fois dans l’espace (ceux d’autres cultures) et dans le temps (anciens et pré-chrétiens).
En ce qui concerne la prise en compte des publics, il faut toujours garder en tête que qualifier certains récits de mythes, c’est appliquer sur eux un regard extérieur. En ce sens, les « publics » des mythes sont plutôt les individus qui, par l’utilisation de ce terme, accordent une certaine signification sans faire eux-mêmes partie du phénomène décrit. Jean-Marie Schaeffer (1999 : 151) avance l’idée que « les “mythes” ne sont évidemment jamais que les croyances des autres ». Ainsi, le public des mythes serait, avant tout, les personnes qui portent un regard éloigné sur des phénomènes passés ou lointain, et qui tentent de qualifier les actions des acteurs de ces phénomènes eux-mêmes ainsi que leurs significations dans une forme de traduction linguistique et culturelle. C’est dire que, d’une certaine manière, les publics des « mythes » ne sont pas tant les groupes auxquels sont attribués les récits que ceux qui, de loin, tentent de comprendre et d’attribuer des significations à ces textes tout en maintenant une distance vis-à-vis de d’eux, comme les mythologues du XIXe siècle. En effet, à cette époque, le terme renvoie aux supposées croyances des « anciens », c’est-à-dire les Grecs de l’Antiquité (Chompré, Millin, 1801). Or, comme l’a montré Paul Veyne (1930-2022 ; 1983 : 32), il ne faut pas appliquer le sens moderne du terme croyance sur les récits grecs ; il faut plutôt y voir des allégories qui ont leur propre « programme de vérité ».
Toutefois, si cette interprétation a le mérite d’interroger nos propres catégories linguistiques et catégories de pensée (Di Filippo, 2016a), s’en tenir à son cadre risque aussi de limiter les perspectives. En effet, depuis la période romantique les choses ont évolué, notamment en ce qui concerne les pratiques de néo-paganisme (Schnurbein, 2016) qui légitiment les récits qualifiés de mythiques, par appropriation identitaire et par opposition aux monothéismes qui, souvent, vont de paire avec la modernité et l’industrialisation des sociétés. Dans ce cas, les publics de ces réappropriations s’appuient sur des formes de contestation sociale et politique et, pour cela, reprennent à leur compte des récits qui avaient été pendant un temps marginalisés. C’est le cas des multiples néo-chamanismes qui sont mis en lien avec des courants New Age et écologistes, ou encore de positionnements racistes comme le chanteur de metal Christian « Varg » Vikernes, extrémiste, xénophobe et suprémaciste blanc devenu survivaliste, qui s’approprie les mythes nordiques. Ces phénomènes posent alors la question de l’assimilation de termes linguistiques, destinés au départ à désigner des formes d’altérité, et, par-là, de la resémantisation de ces termes dans de nouveaux cadres identitaires, comme les mouvements Ásatrú, qui développent un néo-paganisme nordique en s’appuyant notamment sur les sources médiévales islandaises.
Usages et histoire de la réception des récits mythiques
Si le terme ne suffit pas à définir les significations d’une notion aussi large que les mythes, il faut alors se pencher sur les contextes, les cadres, au sens que donne Erving Goffman (1922-1982) à ce concept dans Les Cadres de l’expérience (1974), et les situations durant lesquelles ces récits apparaissent. Par exemple, dans la Grèce antique, ils sont utilisés dans des pièces de théâtre, mais aussi pour des usages religieux, philosophiques, politiques ou encore historiques (Graf, 1987). Les situations sont multiples et il ne faut donc pas penser les publics des récits qu’on appelle des mythes à partir de leurs contenus comme un ensemble homogène. Il s’agit plutôt de comprendre les situations dans lesquelles ces récits sont utilisés pour tenter de saisir les rôles des acteurs engagés : historiographes, poètes, lecteurs, auditeurs, spectateurs, etc. En soi, la notion de « mythe » ne permet pas de définir un public particulier : il est nécessaire de tenir compte de l’activité sociale pour laquelle le récit est utilisé et adapté (Gantz, 2004). Les différences géographiques et chronologiques amènent à réduire l’échelle et la portée des phénomènes étudiés et, par conséquent, de leurs publics. Par exemple, l’invention du mythe de l’Atlantide par Platon (c. -428 à -348) est une critique de la situation d’Athènes à son époque (Treuil, 2012 : 57). On peut donc supposer que le texte se destine aux citoyens athéniens pour évoquer la morale et la justice. D’un point de vue social, Philippe Borgeaud (2010 : 779) remarque que les mythes auraient une valeur identitaire reconnue par le groupe, mais la portée de cette dimension collective doit, elle aussi, encore être discutée selon les situations puisque, au cours du temps, la position sociale des poètes aussi bien que les goûts de leurs audiences ont évolué (Bremmer, 1987 : 4-5).
Du côté des mythes nordiques, les principales sources des récits à notre disposition sont des textes islandais datant du XIIIe siècle et parmi lesquels on trouve notamment les deux Eddas et les sagas, c’est-à-dire des textes à vocation poétique ou littéraire, pouvant avoir un objectif idéologique et politique. L’Edda en Prose, dont on suppose qu’elle a été rédigée au début du XIIIe siècle par l’Islandais Snorri Sturluson (1179-1241), n’est pas du tout un livre de croyance. Il s’agit d’un manuel de poésie destiné aux jeunes poètes : les scaldes. Il leur apprend à la fois les récits qui servent d’inspiration aux textes et les formes poétiques. L’Edda poétique est, pour sa part, un recueil de poèmes, sans doute rassemblés durant la seconde moitié du XIIIe siècle. Il est important de garder à l’esprit que l’Islande ayant été christianisée autour de l’an 1000, les manuscrits qui ont pu être conservés jusqu’à nos jours ont été écrits par des chrétiens et portent des traces de christianisme. Il s’agit bien d’une forme de réception et c’est pourquoi, encore une fois, il faut resituer ces sources dans leur contexte et les considérer comme les traces d’une construction d’un rapport avec le passé et la tradition, qui servait les objectifs contemporains de leurs auteurs (Meylan, 2020 : 19). Penser les publics implique donc de prendre en compte la distance qu’il peut exister entre le contenu des textes et leurs usages.
Pour Anthony Faulkes (Sturluson, 1982 : XXVI), ce que l’on appelle la mythologie nordique est un « ensemble désorganisé de traditions conflictuelles qui n’a sans doute jamais été réduit à une orthodoxie telle que S. Sturluson essaie de la présenter » (« a disorganized body of conflicting traditions that was probably never reduced in heathen times to a consistent orthodoxy such as Snorri attempts to present », nous traduisons). Il semble alors nécessaire de ne pas en avoir une vision uniforme. Un point de vigilance consiste donc à ne pas penser la diffusion des récits à l’époque médiévale comme s’ils avaient circulé sous la forme des textes tels qu’ils nous sont parvenus dans les sources les plus connues. En effet, les études actuelles sur les récits médiévaux scandinaves en ont montré les disparités géographiques (Brink, 2007), temporelles et sociales (Abram, 2011 ; Gunnel, 2015).
De plus, la poésie scaldique était surtout de la poésie de cour et s’adressait donc à un public plutôt noble et instruit (Meylan, 2020 : 15). Les heiti et les kenningar qui participent à la composition de la poésie scaldique sont précisément des formules obscures, utilisant des synonymes et des périphrases, qui demandent une certaine érudition à l’auditeur pour en saisir le sens. La maîtrise de ces connaissances est importante aussi bien pour les auteurs que pour leurs publics. Donc les récits médiévaux islandais s’adressent plutôt à des individus nobles, érudits et marqués par le christianisme. Nicolas Meylan (2020 : 112-114) a montré les implications politiques des usages de la poésie et de ses références mythiques, ainsi que des sagas durant le Moyen Âge scandinave, par exemple pour évoquer des représentations de la royauté.
Au XVIIIe siècle, lorsque les Lumières ont une place prépondérante, notamment en philosophie, et que le style classique domine, les références à la Grèce sont nombreuses. M. Détienne (1981 : 15) remarque qu’à cette période, les mythes grecs – qui sont alors encore désignés par le terme fables – sont « un ensemble d’énoncés discursifs, de pratiques narratives, ou encore, comme on dit, un ensemble de récits et d’histoire – ces histoires qu’il convient aux demoiselles de connaître et qu’en effet tout le monde connaît au XVIIIe siècle ». Ces récits restent liés aux arts et une « bonne éducation » (Borgeaud, 2013 : 107) demande de les connaître. Les publics des récits mythiques à cette période, c’est-à-dire les personnes de la haute société capables de comprendre les références utilisées par les artistes dans leurs œuvres, montrent ainsi leur érudition et l’utilisent comme « signe social de reconnaissance » (ibid.). En effet, comme le souligne Jean Starobinski (1920-2019 ; 1989 : 234) dans Le Remède dans le mal, « la connaissance de la fable est la condition même de la lisibilité du monde culturel tout entier », elle est « indispensable à qui veut tout ensemble comprendre le milieu esthétique, et être accepté dans une “compagnie” choisie » (ibid. : 235). Si le spectateur doit savoir interpréter les symboles et autre figures, les allégories présentes dans les œuvres et les publications de cette époque servent également ce besoin de distinction individuel. C’est pourquoi sont publiés des dictionnaires qui racontent et expliquent les récits mythiques, afin d’aider à compenser les disjonctions entre apparence et sens. Les fables occupent alors un rôle profane et contribuent au « divertissements mondains » (Starobinski, 1989 : 238). Pour M. Detienne (1981 : 38), cette position découle du fait que les fables seraient liées au scandale, par opposition à la morale de la religion. Derrière cet usage, il s’agit de célébrer certaines valeurs comme l’amour et l’ambition, sans attirer les foudres de l’Église (Borgeaud, 2013 : 108).
Parallèlement à ces intérêts artistiques pour les fables, la « mythologie » est l’œuvre de savants et d’érudits qui étudient les textes anciens avec précision, souvent pour interroger « [leurs] origines, sur [leur] portée intellectuelle, [leurs] valeur de révélation, [leurs] liens avec les institutions et des coutumes » (Starobinski, 1989 : 238). Au sein d’un même monde, nous voyons alors des approches et des usages différents. Le versant scientifique du terme mythologie prendra le pas sur celui de l’art et de la distraction mondaine à la fin du XVIIIe siècle. Ce sont notamment des savants comme le napolitain Giambatista Vico (1668-1744) et l’allemand Christian Gottlob Heyne (1729-1812), qui poseront les fondations de la science moderne des mythes, appelée mythologie. Pour Christian Gottlob Heyne (1729-1812) primeront l’aspect archaïque des récits et leur dimension collective (Borgeaud, 2013 : 113).
Du côté scandinave, le terme latin mythologia est appliqué sur les récits islandais à partir du XVIIe siècle, par les traducteurs islandais eux-mêmes qui proposent des versions latines des textes (Di Filippo, 2016a). Au début du XIXe siècle, le terme mythe s’étend, lui aussi, à des récits d’origines variées notamment scandinaves.
Durant la période romantique et la montée des sentiments nationaux au XIXe siècle, les récits mythiques vont servir d’appui aux penseurs qui souhaitent retrouver ce qu’ils imaginent être les racines de leurs peuples, notamment dans les pays germaniques qui, ce faisant, s’opposent à la culture classique et aux références gréco-romaines. L’intérêt pour les mythes semble alors privilégier la recherche d’un « génie » perdu et d’une « conscience collective » (Starobinski, 1989 : 256). Dans cette mouvance, les frères Jacob (1785-1863) et Wilhelm Grimm (1786-1859) participeront à développer l’intérêt pour les récits traditionnels germaniques et nordiques. Ils inspireront notamment Richard Wagner (1813-1883) pour son fameux cycle Der Ring des Nibelungen. Ces tentatives de (re)construire des origines prestigieuses pour les peuples visent à produire des « communautés réinventées » (ibid.). Dans ce cadre, la linguistique, en tant que science, jouera également un rôle important et contribuera au développement de la mythologie comparée (Borgeaud, 2013 : 126). Les mythes sont alors utilisés comme des « discours de différenciation » (Lincoln, 1999 : 54), par exemple dans les travaux de Johann Gottfried von Herder (1744-1803) qui cherchent à définir ce que peut être un peuple (Volk), son identité, ses origines et la continuité qu’il peut exister entre son passé et son présent. De nos jours, perdurent encore de nombreux usages idéologiques faisant écho à cette période de romantisme national où dominait la question de la recherche des origines et des spécificités des peuples. On les retrouve dans des groupements suprémacistes blancs comme les loups du Vinland aux États-Unis. L’usage politique de récits traditionnels se retrouve donc tout au long de l’Histoire, que ce soit dans l’Antiquité ou dans le monde contemporain.
Une autre forme de réception a pris de l’importance tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours, période pendant laquelle les mythes se sont diffusés dans les œuvres populaires. On les retrouve ainsi aussi bien dans les magazines pulp américains, la littérature de fantasy, les comics, les films et les séries télévisées que dans tous les types de jeux, allant des jeux de plateau aux jeux vidéo en passant par les jeux de rôle. Ces phénomènes sont notamment observables dans les multiples usages du mythe arthurien, qui apparaît sur de nombreux médias (Blanc, 2016). Donc les publics sont aussi bien des lecteurs que des auditeurs, des spectateurs que des joueurs ou autres catégories d’acteurs sociaux impliquant un rapport particulier à une œuvre. Les emprunts peuvent y être tout autant des récits entiers que des éléments extraits de leur contexte d’origine (Di Filippo, 2016b). Par conséquent, l’accès aux textes ou aux références culturelles semble éclaté. Ainsi retrouve-t-on chez Neil Gaiman, d’un côté, des réécritures modernes des récits de L’Edda en prose de S. Sturluson dans l’ouvrage Norse Mythology (2017) et, d’un autre côté, une histoire se déroulant à l’époque contemporaine où les anciens dieux viennent affronter les représentations des idoles modernes comme la télévision, l’informatique et la mondialisation, dans le roman fantastique et syncrétique American Gods (2001).
Les moyens de diffusion modernes permettent une transmission des mythes à l’échelle mondiale par les médias contemporains. Des films blockbusters, tels que le film Thor : Ragnarok (2017) de la franchise Marvel, sont largement diffusés et, avec eux, les références aux mythes nordiques. Néanmoins, la réception de ces œuvres par différents publics peut être différente comme le soulignent les travaux sur la réception et les cultural studies à la suite de Stuart Hall (1932-2014) notamment. Les traductions et localisations de jeux vidéo montrent les modifications que peuvent subir des œuvres pour s’adapter à un public local. À nouveau, une prise en compte des situations locales est nécessaire pour éviter d’homogénéiser trop rapidement les publics et avec eux les emplois de références à différents récits mythiques.
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