Un public artiste au passé et au futur
Depuis le XVIIIe siècle, une certaine conception de l’histoire culturelle du public des arts porterait à valoriser un public-spectateur-auditeur dissocié de l’œuvre d’art et déterminé par son aptitude (ou non) à porter sur elle un jugement de valeur ou de goût. Selon les auteurs, elle déploierait soit l’idée d’un public enfin existant après des siècles d’insignifiance ; soit l’idée d’un public ayant existé chez les Grecs, mais perdu ensuite de vue et renaissant désormais. Dans tous les cas, elle encenserait un groupe de personnes spécifique, dénommé « public », d’autant plus valorisé qu’il serait désormais éclairé grâce aux Lumières. Un public pris dans ce qui serait devenu un juste rapport à l’œuvre. Tel est le regard que Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900) porte sur les propos des philosophes des Lumières qui concernent le public.
Portrait de F. Nietzsche par Friedrich Hermann Hartmann, c. 1875. Source : wikimedia (domaine public).
Il convient de critiquer radicalement tant cette conception de l’histoire culturelle qui fonde de nombreuses institutions que cette approche du public. C’est le geste que le philosophe désire déployer dans La Naissance de la tragédie (Nietzsche, 1872a). Nous en exposons ci-dessous les considérations majeures. Dans son propos, F. Nietzsche stigmatise l’usage explicitement lié à la philosophie des Lumières (pour lui, le contexte Aufklärer) de la notion de public qui, par ailleurs, est encore largement la nôtre. Il fustige l’idée d’un public conçu comme un « objet » que l’on pourrait découvrir quelque part. Or, « le “public” n’est qu’un mot et nullement une grandeur homogène et constante » (ibid. : 65 ; « Nun aber ist “Publicum” nur ein Wort und durchaus keine gleichartige und in sich verharrende Grösse »). Ce mot ne doit donc renvoyer ni à une essence, ni à un groupe de personnes. Et même plus, F. Nietzsche récuse deux traits complémentaires de cet usage : l’idée d’un public d’individus rationnels, dont il conviendrait de sonder les consciences afin de leur soumettre les œuvres ; et l’idée qu’un tel public pourrait intervenir sur la scène publique de la culture comme dans l’espace public. Selon le philosophe, le public est au mieux un résultat qui émerge dans le moment de la confrontation avec des œuvres, il est aussi le résultat d’un processus conflictuel qui se joue dans la présence aux œuvres, dès lors qu’elles sollicitent en chaque spectateur des pulsions menaçantes et/ou individualisantes.
Une critique rétrospective
Considéré dans son ensemble, l’ouvrage de F. Nietzsche constitue une inépuisable source de réflexion sur la compréhension générale de la culture. Cette dernière n’est le résultat ni de forces économiques, ni du progrès social. Ce livre concentre une source non moins inépuisable d’enquêtes sur le rapport à la culture de la Grèce antique : rapport conçu différemment par les penseurs des Lumières et par F. Nietzsche. Les premiers unifient ou homogénéisent la Grèce sous le modèle de la rationalité socratique, tandis que le philosophe allemand affirme le caractère agonal de cette culture. Cette source de réflexion s’étend aux arts de la tragédie et à la place du chœur en elle, à la fonction du socratisme et à l’analyse du commencement d’une exclusion des artistes hors de la cité (via Platon [c. 428-347 av. J.-C.]), ainsi que du devenir de la culture occidentale et à la place différenciée qu’y occupent le spectateur et le public dans les arts et la culture.
C’est de ce seul dernier motif que nous proposons un parcours. Celui-ci restera certainement injuste tant par rapport à F. Nietzsche qui voulait considérer l’esthétique d’abord du point de vue de l’artiste et non du spectateur, que par rapport à un travail plus savant portant sur les traits de ce livre entier. Il n’en reste pas moins vrai que l’ouvrage enveloppe bien une approche du public récepteur des œuvres d’art qui oblige à réfléchir sur le sort artistique de tout un chacun. Il est donc important de disposer d’une synthèse d’une analyse qui se présente d’ailleurs comme généalogique : elle rend compte du jeu des forces pulsionnelles (Triebe) en présence et non d’un développement progressif et progressiste, téléologique de l’activité artistique et esthétique.
Un contexte esthétique
L’étude nietzschéenne montre comment le chœur antique mue le public en individualité supérieure grâce à l’abandon de la conscience de ceux qu’il rassemble. On voit bien alors que cela n’a que peu de rapport avec la conception moderne d’un public qui ne s’abandonnerait pas à l’œuvre, qui demeurerait conscient, distant et pris dans la juxtaposition physique imposée par les lieux de l’art. Ce public déploierait alors une minauderie moderne « à la manière d’une femme » (ibid. : 47 ; « weichlich tändelte der moderne Mensch »). Cette analyse conjecture la naissance – grecque – et la disparition – moderne – de ce chœur-public. Cependant, F. Nietzsche n’en exclut pas la renaissance, sans doute dans une culture esthétique à venir, enfin inactuelle, c’est-à-dire capable d’agir sur l’époque. Pour le XIXe siècle, cette culture inactuelle pourrait être représentée par l’inactualité de Richard Wagner (1813-1883), dont la musique repose en partie sur cette quête d’une communauté esthétique future (telle que présentée dans Lohengrin, 1850) et sur la jouissance fusionnelle avec le Tout, selon l’exemple de la séquence de la mort d’Isolde dans Tristan et Isolde (1865).
Notons que pour le public et son traitement durant cette seconde moitié du XIXe siècle, la tonalité de l’ouvrage est pessimiste. Du fait de quelques œuvres de son présent, écrit F. Nietzsche, « nous avions cru à [la renaissance d’] un public artiste » (ibid. : 43 ; « Wir hatten an ein aesthetisches Publicum geglaubt »). Or, on ne rencontre finalement ce public artiste nulle part ailleurs qu’en musique. F. Nietzsche désigne ici explicitement R. Wagner, mais aussi Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et Ludwig van Beethoven (1770-1827). Les philosophes de l’esthétique moderne (ibid. : 33), nommément Immanuel Kant (1724-1804), Friedrich von Schiller (1759-1805), Friedrich Schlegel (1772-1829), Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Arthur Schopenhauer (1788-1860), etc., brassent des illusions à propos de ce public, en particulier le romantique F. Schlegel qui cherche à définir un idéal de spectateur, un spectateur « en soi », à partir d’un public réduit à une somme d’individus. Mais, « que pourrait bien être un genre artistique dérivant de la notion de spectateur et dont la forme propre serait le “spectateur en soi” ? » (ibid. : 43 ; « Was wäre das für eine Kunstgattung, die aus dem Begriff des Zuschauers herausgezogen wäre, als deren eigentliche Form der “Zuschauer an sich” zu gelten hätte ? »). À cette interrogation, F. Nietzsche ajoute plus fermement encore que considérer « “Le” spectateur sans spectacle est un non-sens » (ibid. : 43 ; « Der Zuschauer ohne Schauspiel ist ein widersinniger Begriff »). Ce que montrent à l’évidence un public et des auditeurs examinés à l’aune de la Grèce antique, lesquels pourraient donc manifester une configuration qui pourrait passer pour un moyen d’opérer la critique rétrospective du présent. Dans la Grèce de la tragédie, ce public et ces auditeurs se construisent dans des expériences et des exercices qui doivent être pensés en termes d’intensité et d’affects, et jamais en termes de contemplation individuelle rationnelle. L’exercice le plus décisif du public de la tragédie demeure celui de l’audition des mythes collectifs de la cité traduits en tragédies, par exemple chez Eschyle (c. 525-456 av. J.-C.) qui perpétue les mythes de Thèbes et d’Athènes, mythes collectifs dont il conviendrait sans doute de retrouver l’intuition afin de mieux combattre cet individualisme. F. Nietzsche pense évidemment ici au statut collectif des mythes germaniques repris dans la musique de R. Wagner.
Le devenir œuvre
L’existence esthétique de l’humain demeure un enjeu pour un penseur du XIXe siècle qui persiste à se tourner vers l’avenir, fort de sa connaissance de l’Antique. Encore, par cette expression « existence esthétique », ne faut-il pas renvoyer au souci exclusif des humains pour la seule contemplation des œuvres d’art enfermées dans un domaine particulier et cloisonné de la culture. Ce que les philosophes du XVIIIe siècle commencent à appeler « esthétique », puisque le terme est récent. L’« existence esthétique » visée par F. Nietzsche est très large, elle concerne le rapport aux œuvres d’art autant que l’Histoire, la cité, la place des individus dans la nature, bref les configurations sensibles entières des civilisations et le devenir de la culture occidentale – ce que nous devons comprendre comme « ingénieux édifice de la civilisation apollinienne » (ibid. : 25 ; « Um dies zu begreifen, müssen wir jenes kunstvolle Gebäude der apollinischen Cultur… ») qui nous aurait détournés des Grecs. De tels faits sociaux doivent être repensés entièrement, non pas à l’aune d’une émergence des lumières de la raison, mais à partir des pulsions humaines fondamentales de dissolution et de mise en forme. Ces dernières sont désignées par des noms de dieux, Dionysos et Apollon. Mais, à travers ces noms, F. Nietzsche ne discute pas de divinités plus ou moins dépassées. Il distingue des forces artistiques – la musique et la danse d’un côté ; les arts plastiques (sculpture et architecture) de l’autre – qui énoncent bien des pulsions et conditionnent toutes les civilisations (passées, présentes et futures). Elles sont toujours actives dans leurs rapports conflictuels. Chaque culture sublime différemment ces énergies vitales afin de tenter de construire son approche d’une existence viable, et en cela une typologie de la manière dont les cultures réussissent à organiser le rapport vie-culture est possible.
Envahissant l’esprit du temps, cultivée par F. Schlegel ou Novalis (1772-1801) ainsi que par Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), l’esthétique du beau et de la réception occupe le terrain de l’art à l’époque, et fait l’objet de la critique de F. Nietzsche parce qu’elle cultive une essence de la beauté inventée récemment, mais qu’elle projette sur le monde grec pour la faire passer pour antique : il décide de la déclasser. Le projet de F. Nietzsche est critique de toute recherche d’une essence des choses (historiques, sociales, artistiques et esthétiques), laquelle est héritée de Socrate (c. 470-399 av. J.-C.). Une telle recherche, notamment d’une essence du beau, évacue toute généalogie, aboutit au dualisme sensible-raison, à l’énoncé de normes, au primat de la rationalité sur la plasticité, à la primauté de la subjectivité de l’artiste, à une théorie de la mimèsis (puisée dans Aristote [384-322 av. J.-C.]), à une péjoration du passé si elle se fait téléologique ou à un passé mué en modèle pour le présent si elle se fait réactive. Elle aboutit surtout à justifier la mise à distance du spectateur et du public par rapport à l’œuvre d’art. De manière polémique, la nouvelle esthétique (« die neuere Aesthetik ») – nietzschéenne – abolit toute vérité éternelle en s’intéressant à la manière dont chaque ouvrage de l’artiste, créateur de formes, vise à transformer un groupe – ce sera le chœur de la tragédie, mais on peut l’appeler « public » en ce sens – en la forme plastique d’une individualité supérieure confinant à une forme de société et d’État, une totalité esthétique et culturelle. Cette esthétique repose sur une anthropologie physiologique – étendue à la nature entière (ibid. : 22) – du déchirement de l’humain entre les deux pulsions qui vivent en lui – Dionysos et Apollon – et l’animent en le rendant créateur de formes dont des formes politiques qui devraient être support de ses créations.
Un tel déchirement gouverne cette philosophie esthétique en déterminant trois scansions dynamisant les institutions culturelles. Ce sont des scansions non pas successives, mais permanentes, en ce qu’elles permettent à toute chose de devenir à la culture ainsi qu’au public, de s’alimenter en permanence à la source des pulsions sans lesquelles cette philosophie esthétique se figerait. La première est une contradiction unifiée dite originaire (ibid. : 21, 29, 41 ; « das Ur-Eine »), affirmative et créatrice, coïncide avec l’unité des pulsions artistiques de et dans la nature, donc aussi en l’humain, en un mot au devenir éternel ; la deuxième est celle de la division et de l’oubli de l’unité ; la troisième correspond à un retournement de la division en unité et en sentiment d’unité retrouvée.
En termes de tragédie, cela donne :
Pour éviter la projection de cette scansion dans une histoire linéaire, voire dialectique à la mode hégélienne, puisons des exemples dans notre monde : cela pourrait correspondre, respectivement, aux travaux de Richard Strauss (1864-1949 ; Elektra, 1903), d’Antonin Artaud (1896-1948), ou de Bertolt Brecht (1898-1956) et d’une grande partie de l’idéologie actuelle de la « participation » en art.
Le paradoxe de ce travail de F. Nietzsche, sur le plan du public et du spectateur, est qu’il abandonne le point de vue du beau strictement esthétique et moderne, celui du spectateur – défini classiquement par la distance, l’aura et le jugement – sur l’œuvre, parce que ce point de vue laisse ce dernier, contemplateur, à l’extérieur de l’œuvre. Nietzsche se consacre au principe qui gouverne la production de l’œuvre parce que ce dernier abolit les distances, mais ce contournement le reconduit au spectateur, cette fois sous la forme du public conçu comme intérieur à l’œuvre (le chœur), pris dans la communauté dionysiaque que le spectacle engendre. Pour F. Nietzsche, il n’est de véritable devenir œuvre de l’œuvre que lorsque le public s’y intègre en s’y transformant, lorsqu’il s’élève de sa subjectivité abolie à une individualité supérieure en donnant vie publique à l’œuvre. Si l’artiste est l’humain qui devient œuvre d’art, l’œuvre d’art n’est elle-même déployées que si elle donne forme au spectateur, à l’auditeur ou au public, qui alors se produit comme œuvre, en abolissant sa subjectivité, entendue au sens de l’esthétique du beau.
Public et auditeur artistes
Faire des auditeurs des artistes, ce serait donc la thématique de la tragédie – spécifiquement attique. Elle pousse F. Nietzsche à cette « hypothèse métaphysique » (ibid. : 29 ; « zu der metaphysischen Annahme ») des pulsions déployée dans une esthétique en quelque sorte politique et historique, une esthétique élargie de la tragédie qui nous renvoie une « image plus vraie, plus réelle et plus complète de l’existence que ne le fait l’homme civilisé dans sa propension à se croire l’unique réalité » (ibid. : 47 ; « [Es bildet] das Dasein wahrhaftiger, wirklicher, vollständiger [ab] als der gemeinhin sich als einzige Realität achtende Culturmensch »). Ce qui y est en jeu, c’est l’appartenance de chacun à une communauté supérieure dont le chant et la danse constituent le modèle, et dont la propriété, relativement à la question du public, est de dissoudre celui-ci, si on l’entend au sens moderne du terme – un public séparé de l’œuvre et morcelé en lui-même. Qu’en est-il de ces pulsions dans la tragédie ? F. Nietzsche le précise :
« Ces deux impulsions si différentes marchent de front, mais la plupart du temps en conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des productions toujours nouvelles et de plus en plus vigoureuses afin de perpétuer en elles ce combat des contraires […] jusqu’à ce qu’enfin, par un geste métaphysique miraculeux de la « volonté » hellénique, elles apparaissent accouplées l’une à l’autre, et dans cet accouplement, en viennent à engendrer l’œuvre d’art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique. » (ibid. : 17 ; « […] beide so verschiedne Triebe gehen neben einander her, zumeist im offnen Zwiespalt mit einander und sich gegenseitig zu immer neuen kräftigeren Geburten reizend, um in ihnen den Kampf jenes Gegensatzes zu perpetuiren, […] bis sie endlich, durch einen metaphysischen Wunderakt des hellenischen “Willens”, mit einander gepaart erscheinen und in dieser Paarung zuletzt das ebenso dionysische als apollinische Kunstwerk der attischen Tragödie erzeugen »).
Et qu’en est-il de la tragédie attique ? En parler revient à évoquer Dionysos. Cette tragédie est représentée par les mystères, les mythes, la pythie, Archiloque (716-664 av. J.-C.) et la culture dorique, Pythagore (c. 580-500 av. J.-C.), Héraclite(c. 550-480 av. J.-C.) – auquel F. Nietzsche emprunte l’idée d’une sagesse du Silène conçue comme sagesse mortifère prônant l’avantage de n’être pas né ou de périr sous peu –, et ces œuvres incontournables d’Eschyle à Sophocle (495-406 av. J.-C.). Ces dernières énoncent autre chose que des images avenantes : le rire de Démocrite (c. 460-370 av. J.-C.), les pulsions titanesques, le meurtre, la barbarie, la démesure, la tristesse, les obstacles soudains, les ironies du hasard, les attentes pleines d’inquiétudes. En résumé, tout ce qui n’est pas solaire mais rangé par les apolliniens du côté du mal, et qui monte du fond le plus intime de l’humain et de l’ivresse.
« Lors de l’approche puissante du printemps qui traverse la nature entière et la secoue de plaisir, s’éveillent ces émotions dionysiaques qui, à mesure qu’elles gagnent en intensité, abolissent la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi. » (ibid. : 20 ; « bei dem gewaltigen, die ganze Natur lustvoll durchdringenden Nahen des Frühlings erwachen jene dionysischen Regungen, in deren Steigerung das Subjective zu völliger Selbstvergessenheit hinschwindet »).
Concernant la tragédie attique, pensons ici à la nuit dionysiaque d’Œdipe bien sûr, mais n’oublions pas le principe de l’analyse nietzschéenne : ce sont aussi les pandémies médiévales de la Saint-Jean, l’extase de l’Hymne à la joie de L. van Beethoven et les chants populaires recueillis dans Des Knaben Wunderhorn (Le Cor enchanté de l’enfant), ces Lieder réécrits, à l’époque, par Achim von Arnim (1781-1831). La tragédie attique, donc, fait sourdre la toute-puissance sexuelle de la nature en poussant chacun à perdre la conscience apollinienne de son individualité. Ce n’est pas un spectacle. On en trouve la vraie existence dans l’image du satyre et de ses possessions constantes :
« C’était un être inspiré, exalté, que la proximité du dieu transportait d’extase, un compagnon de souffrance, aussi, en qui se répétait la passion sublime du dieu, le messager d’une sagesse venue du plus profond de la nature elle-même et l’emblème de cette toute-puissance sexuelle de la nature que le Grec avait depuis toujours considérée avec stupeur et respect. » (ibid. : 47 ; « [ein] begeisterter Schwärmer, den die Nähe des Gottes entzückt, [ein] mitleidender Genosse, in dem sich das Leiden des Gottes wiederholt, [ein] Weisheitsverkünder aus der tiefsten Brust der Natur heraus, [ein] Sinnbild der geschlechtlichen Allgewalt der Natur, die der Grieche gewöhnt ist mit ehrfürchtigem Staunen zu betrachten »).
Mais surtout, cette tragédie – qui périt lorsque l’esprit de la musique est dissous par Apollon et que la distance l’instaure en spectacle – ouvre la porte aux mythes fondateurs de la culture requis par toute cité, sous forme de personnages pulsionnels. Elle fait place au mythe en le traitant comme un rapport intrinsèque sur fond de souffrance de l’humain : la mort, le déclin, la déchéance. Paradoxalement, elle découvre ou recouvre l’abîme, l’inquiétude douloureuse, la vérité du monde, en promouvant un corps collectif dans lequel circulent des visions, des images contaminant réciproquement les individus.
La question du chœur
La question du chœur devient alors décisive, non seulement parce qu’elle est le cœur de la tragédie, mais parce qu’elle déplace entièrement la notion de « public ». Effectivement, si l’on prend en compte la conception esthétique moderne et contemporaine du public, telle que la décrit F. Nietzsche : un ensemble de personnes individuelles engagées face à l’œuvre d’art et objet d’une visée par l’œuvre. Il faut comprendre que ce qui intéresse presque scandaleusement (ibid. : 49 ; « fast anstössig ») le philosophe dans la tragédie antique, de par son interprétation « métaphysique », c’est qu’elle abolit un tel public et une telle conception du public (ibid. : 45), en soustrayant son analyse au rationalisme ambiant et à la dénonciation socratique des mythes. L’art tragique, qui ouvre droit au vertige dionysiaque collectif, instaure une communauté de jouissance dans laquelle aucun public ne se différencie en pôle autonome. En dissolvant l’expérience artistique individuelle d’une certaine manière, elle sort chacun de soi, et instaure un « auditeur-artiste » (ibid. : 123), co-créateur collectif de l’œuvre. Par conséquent, elle dessine un autre modèle esthétique susceptible d’inspirer à nos modernes créateurs, l’éventualité d’une renaissance de la tragédie retournant alors les déterminations sociales, culturelles et politiques de l’époque à laquelle le public des spectateurs du présent est soumis.
L’exercice tragique est profondément sublime, selon F. Nietzsche. Il déjoue la moralité imposée au public du présent – a fortiori si on le remettait en selle. Il rend l’activité artistique et esthétique à la dynamique du jeu entre les pulsions capables de déchaîner « l’ivresse et l’enthousiasme » (ibid. : 39 ; « zu trunkner Begeisterung »). Par l’audition du jeu de la flûte et du cri de l’épouvante, il déclenche les pulsions d’une manière institutionnalisée et rend Dionysos visible. La tragédie attique, le dithyrambe célèbrent le « conflit insoluble » (ibid. : 25 ; « ein unlösbarer Conflict ») entre les pulsions. Ce sont des tragédies du chœur qui ne se jouent pas devant un public. Il n’y a pas de public, ou le public et le chœur sont une seule et même chose. Tels se présentent Œdipe (parricide, inceste, sphinx), le Prométhée d’Eschyle, mais aussi le Prométhée de Johann Wolfgang Goethe (1749-1832), voire l’Hamlet de William Shakespeare (1564-1616), toutes œuvres d’art qui désarticulent notre « adoration stupéfaire de l’art » (ibid. : 24 ; « unsere […] staunende […] Anbetung »), rappellent que les dieux sont créés par les humains et que cette option culturelle assujettit réciproquement les dieux et les humains, et que l’humain peut s’élever au titanesque, au pressentiment d’un crépuscule des dieux. Ces ouvrages artistiques qui sont des tragédies du chœur, obligent à assumer la différence entre la tragédie originelle (l’unité) réduite au chœur (exposant la pulsion esthétique sans public ni personnages) et la tragédie dans laquelle, par division, le chœur dialogue avec un personnage (faisant place à un public), voire la tragédie tardive dans laquelle plusieurs personnages engagent des joutes oratoires qui ruinent alors la dynamique tragique, d’autant que le public ne participe plus à quoi que ce soit mais se complaît à la contemplation du jeu des héros.
Dans la tragédie attique, le chœur ne représente pas un spectateur idéal, car si le chœur participe du drame, il ne peut en être spectateur. Il ne représente pas non plus le peuple opposé à la scène royale, comme le croyait Aristote, ou la conscience du peuple, comme l’affirme G. W. F. Hegel. Il est toute la tragédie imitant les forces vives de la nature, il est la transe, l’extase, l’orgiasme barbare, sans distance et possédé. Et la tragédie n’est rien d’autre que ce chœur. Chœur, public et spectateur, c’est tout un. Ce n’est pas le monde de la scène et du quatrième mur. Le chœur – « [le] symbole des masses tout entières en proie à l’émotion dionysiaque » (ibid. : 51 ; « das Symbol der gesammten dionysisch erregten Masse ») – se projette sur le spectateur qu’il est lui-même comme foule possédée. Il n’est pas un spectacle à regarder avec distance. Chacun est inclus dans ses cris et surtout dans ses deux cris tragiques de terreur et de pitié véritables : « le grand Pan est mort » et « la tragédie est morte » (ibid. : 72 ; « der grosse Pan ist todt […] die Tragödie ist todt! »).
Mais la tragédie est toujours déjà sur le déclin, menacée par la domination exclusive d’Apollon, celle des mots sur la musique et celle d’une figure de satyre en pâtre pomponné et factice. La tragédie classique ne respecte plus l’équilibre requis par l’ancienne : « La tragédie grecque, ce n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelées » (ibid. : 50 ; « [Wir] haben die griechische Tragödie… als den dionysischen Chor zu verstehen, der sich immer von neuem wieder in einer apollinischen Bilderwelt entladet »). Dans le théâtre classique, grec ou moderne, par exemple, le chœur n’y agit plus. Il est devenu spectacle. La tragédie est dans son déclin. Cet art est mort et laisse un « vide immense » (ibid. : 63 ; « eine ungeheure […] Leere »). C’est d’ailleurs Euripide (c. 480-406 av. J.-C.) – inspiré par Socrate brisant le pouvoir de la musique afin de mettre en place sa dialectique, refusant le destin en luttant contre lui par la connaissance, corrigeant la nature qui produit des puissances inégales en lui imposant de produire de l’égal – qui en est responsable. Avec lui le public prend place dans le théâtre (ibid. : 63, 65 ; « der Zuschauer [ist] von Euripides auf die Bühne gebracht worden »). Les nouvelles œuvres transportent sans doute le spectateur mais ne l’abolissent justement pas. Dans cette nouvelle forme, la tragédie déclenche le processus pulsionnel mais de manière organisée en le contrôlant. Elle manifeste donc Dionysos en le maîtrisant. Dionysos est encore actif mais désamorcé.
F. Nietzsche et R. Wagner
Si elles réévaluent entièrement l’approche du monde grec pratiquée au XIXe siècle et la manière de penser les changements culturels, de telles considérations ne sont pas conçues pour la gloire de la connaissance. Elles portent des conséquences pratiques. Les relire de nos jours, c’est encore poser des questions aux travaux artistiques et esthétiques, contemporains, en particulier en ce qui concerne ce pandémonium qu’est « le public ».
Mais d’abord, afin de saisir pleinement la démarche du philosophe, il convient d’entendre son projet dans son présent. F. Nietzsche redessine la question du public par le biais d’un avenir rétrospectif ! Certes, il est question des Grecs, mais il est aussi question d’une nouvelle culture artistique, et d’une configuration historique nouvelle des jeux des pulsions (dionysiaque et apollonienne) modernes. D’un côté donc, Euripide. Il exclut finalement la tragédie de son horizon en faisant passer le monde prosaïque sur la scène et en renvoyant le spectateur de la scène aux gradins, de telle sorte qu’il voit sur la scène son propre double (ibid. : 64 ; « Im Wesentlichen sah und hörte jetzt der Zuschauer seinen Doppelgänger auf der euripideischen Bühne »). Il fait parler le public mais dans la sophistique de la médiocrité bourgeoise (ibid. : « Die bürgerliche Mittelmässigkeit »). Au lieu du chœur antique maintenu, il fait naître le chœur des spectateurs (ibid. : « der Chor der Zuschauer »). Il n’y a donc plus que des comédies sur la scène : la vie commune, familière, quotidienne, sur laquelle tous peuvent se faire un jugement. Le public, déconnecté de l’œuvre, est conduit à philosopher en se donnant la forme d’un espace public culturel qui cultive un faux-semblant de culture, de pensée et de cité. C’est une situation de divorce complet entre l’œuvre et le public. Ensemble, les théories esthétiques et ce public prennent alors pour de l’art des œuvres qui ne sont rien que le mime plat du monde (ibid.).
Pour autant, de l’autre côté, le spectateur contemporain, quel qu’il soit, ne devrait jamais perdre la conscience d’avoir en face de lui une œuvre d’art et non une réalité empirique (ibid. : 70). Puisque la tragédie est perdue, puisque le chœur est spectacularisé, le public devrait apprendre à garder sa distance avec le spectacle, en conservant son potentiel d’identification avec le fond dionysiaque de toutes choses. Il devrait apprendre à se placer à la fois dedans et dehors (de l’œuvre), entre Dionysos et Apollon. C’est la condition pour que le spectacle subsiste sans toutefois perdre le sens du devenir. C’est là que, pour F. Nietzsche, la musique de R. Wagner entre à nouveau en scène, renouant avec le dionysiaque, réveillant son esprit sans imiter pour autant la tragédie grecque. La musique y prend la place du chœur, elle n’a pas besoin du spectacle et d’un public contemplatif. Par elle, et notamment par les immenses mouvements symphoniques produisant suffocation et anéantissement de l’existence individuelle (encore Isolde), l’artiste retrouve l’unité de l’affirmatif et de la création, tout en prétendant renouer avec l’originaire et les mythes susceptibles de forger une vraie communauté de jouissance et d’affirmation. Il rend à la musique son pouvoir dionysiaque et au public la possibilité de rentrer à nouveau dans une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk, selon les termes de R. Wagner) capable de célébrer l’humain réconcilié avec son humanité. Grâce à elle, l’auditeur reconnait sa capacité productive et artistique. Il entre dans le mouvement de constitution d’une forme de sociabilité artistique. L’exercice du spectateur et celui de l’artiste coïncident. Il n’est plus spectateur de l’œuvre, mais spectateur dans l’œuvre.
Sans doute, pour l’heure, en 1872, l’artiste peut-il favoriser l’accord des humains et des civilisations avec l’existence. Il n’est cependant pas certain, nous pouvons désormais en juger, de loin, que R. Wagner réussisse quoi que ce soit. Du moins les doutes de F. Nietzsche vis-à-vis de sa musique, postérieurs à l’écrit ici détaillé, indiquent un certain recul progressif de cet enthousiasme de la part du philosophe.
Suite : Nietzsche (Friedrich) (2)
Nietzsche F., 1872a, « La Naissance de la tragédie », in : de Launay M. B., éd., Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000. Accès : https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Origine_de_la_Trag%C3%A9die.
Nietzsche F., 1872b, Die Geburt der Tragödie. Versuch einer Selbstkritik, Project Gutenberg, 2005. Accès : http://www.gutenberg.org/cache/epub/7206/pg7206.html.
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