Orwell (George)


Langue et politique

 

Citoyen britannique, George Orwell (1903-1950), de son vrai nom Eric Blair, a travaillé pour la police impériale des Indes, puis mené une vie précaire à Paris et à Londres, avant de combattre avec les républicains pendant la guerre d’Espagne. Il revient ensuite à Londres pour devenir brièvement producteur à la BBC. Sa vie devient alors celle d’un romancier, essayiste, journaliste et critique. Après des débuts difficiles, il attire peu à peu le succès, par des écrits allant du reportage au roman, dans lesquels il défend un socialisme démocratique. Désormais considéré comme un des très grands écrivains du XXe siècle, il est surtout connu pour son roman 1984, dont la diffusion a entraîné le passage dans le langage courant d’expressions comme « Big Brother », « novlangue » ou « double-pensée ».

Photographie en noir et blanc de G. Orwell

Photographie de George Orwell sur sa carte d’adhérent du Syndicat national des journalistes (National Union of Journalists) en 1943. Source : Wikimedia (domaine public).

 

La question des relations entre langue et politique est centrale chez G. Orwell : elle est aussi bien abordée dans 1984 que dans d’autres textes moins connus. L’articulation entre le Basic English – auquel G. Orwell s’est intéressé –et la novlangue – que beaucoup de commentateurs considèrent comme une critique du Basic –, ainsi que son approche sociologique des modes de pensée et d’expression s’inscrivent dans cette réflexion. S’ajoute à cela une large critique des discours journalistiques et politiques – accompagnée de recommandations pour les améliorer. D’après ces éléments, quels prolongements ses conceptions ont-elles eu chez des intellectuels britanniques proches de lui ?

 

Une « langue réduite » potentiellement utile

En 1944, dans l’hebdomadaire Tribune, G. Orwell, qui est un écrivain et journaliste déjà célèbre, publie une chronique dans laquelle il critique les hommes politiques et les journalistes (Orwell, 1944a). Il y fait référence au Basic English, une « langue réduite » qui avait été présentée dans un ouvrage publié dix ans auparavant (Ogden, 1934). Selon G. Orwell, le Basic English présente l’avantage de pouvoir servir de correctif à l’éloquence des hommes d’État et des publicistes. Il lui semble que la traduction des phrases pompeuses en Basic permet souvent de les dégonfler très opportunément, sans changement de contenu. Qui plus est, les informations qu’il obtient des spécialistes du Basic montrent qu’il est impossible, en l’utilisant, de faire une déclaration dénuée de sens sans qu’il soit évident qu’elle n’a aucun sens, ce qui explique sans doute que beaucoup de politiciens, mais aussi d’enseignants et d’éditeurs, s’opposent à sa pratique. G. Orwell n’est évidemment pas le seul à formuler un tel jugement positif : par exemple, dans The Shape of Things to Come, Herbert G. Wells (1866-1946 ; 1933) imagine que la diffusion du Basic English mettra à la disposition du XXIe siècle une lingua franca mondiale.

Le Basic English tel qu’il est élaboré par Charles K. Ogden (1889-1957) peut être rattaché à toute une réflexion sur la terminologie, réflexion qui n’est elle-même qu’une partie d’un grand projet de rationalisation des langues caractéristique de la première moitié du XXe siècle, auquel les grands bouleversements politiques, culturels, technologiques et scientifiques du début du XXe siècle offrent l’occasion d’expérimentations, comme le souligne Monique Slodzian (2006). Afin de mieux comprendre son émergence et ses implications, il est nécessaire de prendre en considération le terreau qu’a probablement constitué le courant philosophique du positivisme logique. En effet, celui-ci a favorisé une vision des langues naturelles qui, à cause de leur diversité et de leur contingence, les assimile à des obstacles au dévoilement d’une vérité universelle, en comparaison, notamment, avec la perfection du langage des mathématiques.

On observe alors une tendance à considérer le langage avec méfiance, ce qui entraîne la volonté de créer des systèmes de communication améliorés. Ces systèmes tentent d’établir une relation plus étroite ou directe entre le référent et les unités d’expression au sein du système de communication. Par exemple, Otto Neurath (1882-1945 ; 1936) va jusqu’à essayer, dans son Isotype (International System Of Typographic Picture Education), de n’utiliser que des significations iconiques qui seront compréhensibles par n’importe qui, sans formation préalable. C. K. Ogden et Ivor A. Richards (1893-1979 ; 1923) en sont restés, eux, à la communication linguistique, mais le référent fait partie intégrante de leur conception du symbolisme : ils envisagent une structure à trois éléments dans laquelle le symbole se rapporte à la pensée, tandis que la pensée est aussi en relation avec le référent. Ainsi la relation entre le symbole et le référent est-elle toujours médiatisée par la pensée. De plus, cette conception attire l’attention sur les manières dont les symboles aident à réfléchir sur les choses, mais peuvent aussi empêcher de le faire.

Ce qui explique l’attention portée par G. Orwell à l’élaboration d’une « langue réduite », c’est qu’elle correspond à la prise de conscience de la nécessité d’une « orthologie » : le Basic English doit favoriser l’exercice de la fonction référentielle du langage en donnant une place prépondérante à un emploi « correct » des mots. En effet, les langues existantes apparaissent comme des outils médiocres de médiation entre les humains, voire comme des objets dangereux qui peuvent être responsables de calamités. Plus particulièrement, C. K. Ogden pense que les mots peuvent être dangereux, par leur capacité à tromper ceux qui les lisent ou les entendent. Il en résulte sa tentative d’améliorer la communication en réformant la langue. Le travail de C. K. Ogden aboutit à la proposition d’une langue capable de servir de moyen de communication universel parce que fondée sur l’expression d’un certain nombre de concepts fondamentaux : une langue à la fois restreinte et très précise (grâce aux définitions adoptées). Il propose donc un anglais largement réformé : son Basic English ne comprend que 850 mots, qui correspondant à 100 « opérations », 600 « choses » et 150 « qualités », et a recours à un petit nombre d’affixes, ainsi qu’à des règles strictes concernant l’ordre des mots.

La démarche qui est la sienne est censée trouver sa validation dans une triple affirmation. Premièrement, selon lui, beaucoup de mots habituellement utilisés peuvent être remplacés par d’autres mots ayant l’avantage d’être « plus proches des faits » ; deuxièmement, beaucoup de choses dont on parle ne sont que des « fictions » qu’il s’agit d’éviter ; troisièmement, il pense qu’il est souhaitable d’éliminer ce qu’il y a d’émotif dans les expressions usuelles. L’objectif est donc de disposer d’une langue parfaitement claire, permettant de rendre la communication plus facile, mais également d’éviter la production d’énoncés obscurs ou dénués de sens. Il n’est pas difficile de voir dans cet objectif affirmé ce qui motive G. Orwell à tenter de promouvoir le Basic English lorsqu’il travaille à la BBC entre 1941 et 1943, mais, plus encore, la marque d’une préoccupation fondamentale qu’Orwell n’abandonnera pas, même lorsqu’il aura reconnu les limites du Basic English.

Statue de George Orwell

Statue de George Orwell par Martin Jennings (2017), située devant le siège de la BBC à Londres. Derrière l’écrivain, l’inscription sur le mur cite son avant-propos dans La Ferme des animaux (1945) : « Si la liberté a un sens, elle signifie le droit de dire aux autres ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Source : Ben Sutherland sur Flickr (CC BY 2.0).

 

Une « langue réduite » potentiellement catastrophique

Dans l’ouvrage le plus connu de G. Orwell, 1984, c’est un autre genre de « langue réduite » qui apparaît. La standardisation linguistique caractéristique de la novlangue censée devenir la langue officielle d’Océania, sous la dictature de l’Angsoc (Orwell, 1949), a un double objectif : elle n’est pas destinée à fournir seulement le véhicule de la conception du monde des membres du Parti au pouvoir, mais également le moyen de rendre impossible tout autre mode de pensée. Ainsi, dans le roman, Syme, qui collabore à la rédaction du dictionnaire de la novlangue, dit à Winston : « Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime de pensée, parce qu’il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Chaque idée sera exprimée exactement par un seul mot au sens bien défini. Tous les sens secondaires seront supprimés et oubliés. »

La limitation de la pensée et l’impossibilité de sortir du cadre de pensée imposé sont ainsi considérées comme des conséquences non seulement de la raréfaction du vocabulaire (ainsi que de l’invention de certains mots), mais aussi de la raréfaction des significations. Dans l’annexe consacré aux principes de la novlangue, il est bien montré que, l’appauvrissement du vocabulaire étant un but en soi, la synonymie est éliminée autant que possible et il est précisé que trois types de mots sont retenus : d’abord des mots servant à exprimer des pensées très simples et destinés à un usage dans la vie quotidienne ; puis des mots à fonction politique, toujours composés, « formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement prononcer » et souvent euphémistiques ; enfin des mots techniques et scientifiques, éventuellement anciens, mais dépouillés de leurs sens indésirables. Le résultat du processus est censé pouvoir être atteint en deux générations : au-delà de cette période, quelqu’un qui n’aura connu que la novlangue ne pourra pas savoir, par exemple, que, dans la langue ancienne, « égal » avait eu le sens secondaire de « politiquement égal » ou que « libre » avait signifié « politiquement libre ».

Pour beaucoup de commentateurs, notamment Jean-Jacques Courtine (1984) et M. Slodzian (2006), la novlangue ainsi définie constitue clairement une critique du Basic English. Il faut donc rappeler que l’entreprise de C. K. Ogden a bel et bien intéressé G. Orwell. Il est possible, certes, d’envisager cette opposition entre les deux moments comme la traduction d’une évolution dans la pensée de G. Orwell, qui se serait rendu compte que la réduction de la langue risquait de produire, justement, des effets opposés à ceux qu’elle avait pour fonction déclarée de contrecarrer. Il est possible, également, de l’interpréter comme une contradiction entraînée par une analyse insuffisante des propriétés de la communication s’effectuant par l’usage du langage. Il est possible, enfin, de distinguer radicalement les deux moments, en considérant que la mise en lumière des dangers de la normalisation par la novlangue est indépendante de tout jugement porté sur le Basic English. En adoptant ce point de vue, il apparaîtrait qu’il n’est pas sûr que G. Orwell critique vraiment le Basic English à travers la novlangue décrite dans 1984. On doit sans doute remarquer, avec Roger Fowler (1938-1999 ; 1995), qu’il y a une différence majeure entre les deux systèmes linguistiques. Dans le premier cas, on a une sorte de langue supplémentaire, existant à côté de l’anglais naturel afin de procurer un outil de communication adéquat dans certaines circonstances ; dans le second, la langue anglaise habituelle est censée être remplacée progressivement par la novlangue afin que celle-ci constitue le seul moyen de communication fondamental. Cette différence majeure incite à penser que, si le lecteur de G. Orwell peut être effrayé par la novlangue, il peut aussi en mesurer l’absurdité.

D’où l’intérêt de prendre un certain recul par rapport aux fréquentes utilisations qui ont été faites du terme « novlangue » depuis la parution du roman et de les considérer simplement comme des appréciations sur des formulations critiquables. C’est ce sur quoi Alice Krieg-Planque (2012) attire l’attention très précisément : « Il semble bien que “novlangue” fonctionne, dans le vocabulaire contemporain, comme le nom d’un code, d’un parler ou d’un type de discours qui existerait de manière objectivable. Or, de notre point de vue, la “novlangue” (et nous adopterions strictement la même position à propos de la “langue de bois” ou du “politiquement correct”) n’existe en rien de manière objectivable, mais existe en tant que terme métalinguistique ordinaire servant à apprécier des usages et des pratiques. »

Tout au long des développements sur la novlangue qu’il a introduits dans 1984, G. Orwell manifeste des préoccupations qui incitent à les rattacher aux réflexions nombreuses qui concernent les effets de la langue sur la conception du monde élaborée par les individus pratiquant une langue particulière (surtout comme langue maternelle). En fait, comme le montre Jean-Louis Calvet (1969), G. Orwell invente une dialectique entre langue et réalité d’une part, entre langue et pensée d’autre part, dont on peut contester la validité. En effet, en ce qui concerne la pensée, il s’agit de supposer qu’elle a besoin de la langue pour se développer : c’est dire qu’un concept ne peut pas exister si le mot qui lui correspond n’existe pas et que, si celui-ci disparaît quand il existait, le concept disparaît tout autant. Complémentairement, il s’agit de supposer que les données de la réalité ne valent rien si elles ne peuvent pas trouver leur expression linguistique, ce qui revient à considérer que la réalité n’existe que par la langue. L’on peut cependant se demander si G. Orwell accepte le déterminisme linguistique, conçu comme l’idée que les limites de la langue d’une personne définissent d’une manière stricte les limites de sa pensée. Cette position est différente de celle qui admet seulement un relativisme linguistique, c’est-à-dire l’idée que la langue d’une personne influence sa façon de penser.

Dans 1984, la classe dirigeante d’Océania semble bien admettre la pertinence du déterminisme linguistique, puisque la novlangue y est jugée capable de fournir un moyen efficace d’empêcher la survenue des crimes de pensée et, par conséquent, de fournir un outil précieux dans l’exercice du contrôle total de la population. La formulation du projet et la présentation des effets de sa réalisation sont ainsi des arguments décisifs pour le lecteur du roman, qui va considérer que le Parti au pouvoir est effectivement adepte du déterminisme linguistique. Quant à G. Orwell, il est tentant d’estimer qu’il en est également un adepte, à ceci près que, dans l’annexe où figurent précisément les principes de la novlangue, il écrit que ces principes rendent toute idée hérétique littéralement impensable, « du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots », ce qui ouvre l’éventualité de l’existence, dans son esprit, d’une thèse moins radicale, qui serait plus proche d’un simple relativisme linguistique et serait plus compatible avec ses jugements sur les discours politiques et journalistiques réels auxquels il a consacré de nombreux commentaires.

 

Une approche sociologique des modes de pensée et d’expression

On peut penser que son engagement dans la guerre d’Espagne a été, pour G. Orwell, une « expérience première et véritablement initiatrice » (Dewitte, 2007), qui l’a poussé à une réflexion approfondie sur la propagande et le totalitarisme. Dans Réflexions sur la guerre d’Espagne, G. Orwell (1942) souligne que, bien qu’ayant depuis longtemps remarqué qu’aucun événement n’était jamais relaté exactement par les journaux, il avait observé pourtant une tendance bien plus inquiétante. En Espagne, pour la première fois, il lit des articles de journaux qui n’ont aucun rapport avec les faits et il voit l’histoire s’écrire non pas en fonction de ce qui s’était passé, mais en fonction de ce qui aurait dû se passer selon les différentes « lignes de parti ». Il en résulte pour lui la nécessité d’une mise en garde contre quelque chose qu’il considère comme effrayant : la notion même de vérité objective est peut-être en train de disparaître et le risque est grand que le mensonge se transforme en vérité historique. Selon G. Orwell, c’est justement la base d’accord existant sur un ensemble considérable de faits que le totalitarisme vise à détruire, en niant expressément l’existence même d’une vérité. Et c’est la perspective de devoir envisager que la vérité puisse être déterminée par un chef ou un groupe détenant le pouvoir qui lui paraît une perspective proprement terrifiante.

Si la question du totalitarisme est plus directement abordée dans 1984, elle y est aussi reliée plus explicitement aux modes de pensée des intellectuels, qui sont formés à la maîtrise et à la manipulation de la langue et des discours. Comme le note Jean-Jacques Rosat (dans Conant, 2009), la doctrine selon laquelle les faits n’ont pas de réalité objective autorise à les réécrire sans cesse, en fonction des circonstances, et cette doctrine n’est que la conséquence logique de ces modes de pensée : c’est aux intellectuels que G. Orwell n’hésite pas à donner un rôle décisif dans l’exercice du pouvoir. En effet, leur fonction n’est pas seulement de participer à la mise en place de dispositifs de domination au service de la classe dominante, mais également de conforter leur propre pouvoir (d’où la formule de J.-J. Rosat à propos d’O’Brien, l’intellectuel tortionnaire de 1984 : « O’Brien n’est pas un chien de garde, c’est un maître »).

Cependant, cette perception du rôle des intellectuels s’inscrit dans une vision plus large de la société : G. Orwell semble admettre qu’une certaine moralité est présente chez tous les humains, mais qu’elle n’est vraiment active qu’au sein des classes populaires : « Tout se passe en effet comme si l’homme ordinaire avait su sauvegarder en lui, dans son existence simple et humble, la moralité instinctive de la common decency que les formes de vie supérieures ont peu à peu oubliée ou même rejetée » (Bégout, 2006). C’est en ce sens qu’on peut reconnaître que la vie ordinaire apparaît, dans la vision orwellienne, comme le dernier refuge de l’universel, même si la décence ordinaire peut aussi se manifester dans les classes moyennes. Stephen Ingle (2003) montre ainsi que l’un des objectifs principaux d’Orwell est de mettre en lumière « le lien qui existe entre la solidarité des familles ouvrières et celle de leur communauté, entre la solidarité de la communauté et celle des mouvements politiques ouvriers ». On peut penser que le socialisme défendu par G. Orwell lui-même est probablement issu directement du socialisme des ouvriers évoqué dans Le Quai de Wigan (Orwell, 1936).

Le reportage engagé que constitue Le Quai de Wigan attire l’attention sur la nécessité de prendre en compte la place du langage dans les rapports sociaux. G. Orwell observe, en particulier, combien les mineurs du nord de l’Angleterre manifestent leur attachement à leur parler, un attachement qui rend les tentatives de G. Orwell peu concluantes quand il s’agit, pour lui, de chercher à se faire admettre comme un véritable interlocuteur : sa prononciation des h, par exemple, se révèle une barrière linguistique, qui illustre les difficultés rencontrées nécessairement quand on essaie de construire une société plus égalitaire. En effet, une préoccupation récurrente va apparaître dans les écrits de G. Orwell : celle qui le conduit à prôner un « langage clair », une forme d’expression qui se trouve en relation étroite avec la « décence ordinaire », autrement dit la conscience morale des gens ordinaires.

Ainsi, selon G. Orwell, les journaux et les discours sont presque toujours éloignés de l’homme moyen, non pas tant par les connaissances qu’ils supposent acquises – et qui sont nécessaires – que par leurs choix linguistiques, marqués par l’évitement du « langage clair, populaire et quotidien » (Orwell, 1944b). Cette constatation l’amène notamment à critiquer des textes d’inspiration marxiste utilisant des expressions particulièrement difficiles à comprendre (par exemple : « Déviationnisme de gauche objectivement contre-révolutionnaire »), ce qui provoque, dit-il, des protestations de la part de socialistes qui pensent que cette critique équivaut à une insulte à l’égard de la classe ouvrière car elle implique, à leurs yeux, qu’elle serait ainsi jugée incapable de comprendre les discours qui lui sont tenus. Il semble donc le « langage clair » soit celui du peuple et qu’il soit, par là même, en opposition avec celui des élites, que G. Orwell critique continûment. Il s’agit ainsi de valoriser la simplicité de l’expression, en tant qu’elle est censée permettre à chacun de s’appuyer sur un bon sens partagé.

 

Une stylistique critique, aux implications discutables

Dans différents articles, G. Orwell insiste sur les défauts caractéristiques des discours qu’il lit et qu’il entend. Les discours journalistiques et politiques lui semblent marqués par de regrettables insuffisances, qu’il analyse longuement dans un texte bien connu : La Politique et la langue anglaise (Orwell, 1946). La déploration y est très nette : « Ou bien l’auteur veut dire quelque chose et n’arrive pas à l’exprimer, ou bien il dit par inadvertance quelque chose d’autre, ou encore il est pour ainsi dire indifférent au fait que ses mots aient un sens ou non. Ce mélange de flou et de pure incompétence est le trait le plus marqué de la prose anglaise moderne, particulièrement de celle des écrits politiques. » Il en résulte une attaque des discours tenus par tous les partis (des conservateurs aux anarchistes) et, en corollaire, un éloge de la simplification de la langue. En simplifiant son expression, on est censé, selon G. Orwell, pouvoir éviter les « pires folies de l’orthodoxie », dans la mesure où la simplification constitue à ses yeux une garantie permettant, sinon de ne pas formuler une stupidité, du moins de se rendre compte par soi-même de cette stupidité (on a là un écho du Basic English).

Dans ce texte, G. Orwell tente de présenter une sorte de panorama des défauts de la langue anglaise telle qu’elle apparaît dans la vie publique moderne, c’est-à-dire, en fait, des défauts des discours bien plus que de la langue. On n’en retient souvent que des recommandations présentées sous forme de quelques règles. Celles-ci reviennent à proscrire les figures de style banales, les mots longs et les phrases trop longues quand c’est possible, le passif quand il peut être remplacé par l’actif, les termes étrangers ou jargonnants s’ils ont des équivalents en anglais de tous les jours… L’énoncé de ces règles assez caricaturales, dont le fondement est problématique (par exemple, remplacer une forme passive par une forme active est loin d’être toujours une transformation préservant le sens), n’est qu’un élément du propos de G. Orwell. Il considère, en effet, qu’il est impératif que les mauvaises habitudes manifestées par l’anglais moderne soient éliminées, parce que cette élimination permettrait de penser clairement et que « penser clairement, c’est un premier pas vers une régénération politique ». C’est justement ce qu’il va essayer de préciser.

Les habitudes dont il faudrait se défaire sont celles qui consistent à éviter de réfléchir sur les formulations utilisées (en évaluant l’adéquation des mots à ce qu’on essaie de dire, la pertinence des images, la recherche de la concision…) et, au contraire, à se laisser envahir par les formulations toutes faites, qui « construiront les phrases pour vous – elles penseront même pour vous jusqu’à un certain point – et au besoin elles réussiront à vous rendre l’important service de voiler partiellement ce que vous voulez dire, pour les autres et pour vous-même ». La thèse de G. Orwell est que la pensée peut corrompre le langage, encore plus lorsqu’il s’agit de de pensée politique, marquée aussi bien par la folie que par une masse de mensonges, mais que le langage peut également corrompre la pensée, puisqu’un mauvais usage peut se diffuser largement.

Complémentairement, dans un texte écrit vers 1940, mais qu’il n’a pas publié, G. Orwell envisage la création de nouveaux mots, création qui lui paraît indispensable si l’on veut améliorer l’exactitude et l’expressivité de la langue anglaise, qu’il juge nettement insuffisantes. Il a bien conscience de l’accueil très réservé qu’une telle initiative doit susciter : l’objection principale vient de ce qu’une langue inventée (comme l’espéranto) ne peut être que « sans caractère et sans vie », mais il propose une méthode capable de surmonter les difficultés qu’on devine aisément. Il s’agirait d’attribuer cette tâche de création à plusieurs milliers de personnes prêtes à se consacrer à un travail sérieux de recherche qui ne viserait pas à formuler des définitions, mais qui suivrait une démarche collective en trois étapes : d’abord identifier des significations sous une forme indubitable, puis repérer celles qui méritent d’être nommées, enfin donner des noms à celles-ci (mais le problème se pose de trouver « le moyen de donner à la pensée une existence objective »).

Ces deux textes se rejoignent dans la formulation d’une analyse très discutable de la production de discours, ainsi que des relations entre l’abstrait et le concret. D’une part, en effet, la signification est considérée comme donnée et c’est à elle que l’on doit permettre de « choisir le mot » qui lui correspond. D’autre part, le concret est favorisé par rapport à l’abstrait : penser à quelque chose d’abstrait inclinerait à utiliser d’emblée des mots, au risque que la recherche de l’expression adéquate soit perturbée par l’intervention de ce que G. Orwell appelle « le dialecte du moment ». En même temps, ils ont le mérite de mettre en évidence de multiples traits des discours journalistiques et politiques dont on voit bien qu’ils ne favorisent pas la communication au sein de la société, quand ils ne vont pas jusqu’à la freiner, voire l’empêcher purement et simplement.

 

Plutôt un combat pour la libération ?

Cette mise en évidence de la faible communication entre les différentes composantes de la société – spécialement, entre les classes sociales – peut prendre sa place dans les débats suscités par l’étude de la culture populaire telle qu’elle s’est développée largement au Royaume-Uni. Il existe des auteurs dont l’approche, nettement conservatrice, privilégie la référence à une culture d’élite conçue comme indispensable. D’autres auteurs s’inscrivent plutôt dans une tradition intellectuelle de gauche qui prône une attitude critique visant à montrer que les pratiques culturelles des groupes dominants ont pour effet de rendre « invisibles » certains groupes sociaux. Cette seconde tradition est illustrée, entre autres, par l’émergence des cultural studies, dont les fondateurs comprennent notamment Richard Hoggart (1918-2014) et Raymond H. Williams (1921-1988). Dans les quatre décennies suivant la mort de G. Orwell, ceux-ci (plus jeunes que lui d’une quinzaine d’années) vont apporter des éclairages précieux sur ses conceptions, dont ils se sentent plus ou moins proches.

La présentation de G. Orwell par R. Hoggart (1970) est troublante car elle peut donner l’impression que le premier reflète au moins une partie des préoccupations du second. Ainsi R. Hoggart met-il l’accent sur la profonde honnêteté de G. Orwell lorsqu’il décrit la classe ouvrière et sur sa capacité à développer une analyse relevant apparemment du bon sens mais qui dénote en fait une remarquable compréhension des mécanismes sociaux. On pourrait aussi, comme le fait Sue Owen (2007), comparer les choix langagiers des deux auteurs : R. Hoggart rend compte lui-même précisément de la langue « démotique » (c’est-à-dire populaire et non savante), pratique qu’il loue chez G. Orwell. Les différences entre l’un et l’autre tiennent plutôt à la vision qu’ils ont de la classe ouvrière. Du point de vue de l’auteur de La culture du pauvre (Hoggart, 1957), la démarche de G. Orwell tend, d’une part, à idéaliser et à poétiser la vie de la classe ouvrière, d’autre part, à sous-estimer sa résilience (par exemple, R. Hoggart estime que le portrait de la classe ouvrière dans Le Quai de Wigan est trop celui d’une classe découragée). En revanche, ils s’accordent profondément sur l’importance à attribuer à la position sociale des individus : « Orwell avait raison de souligner la force subtile et omniprésente de la classe sociale, la manière dont elle traverse et parfois surmonte la réalité économique » (Hoggart, 1970). Le même accord est repérable lorsqu’il s’agit de rappeler que les classes sociales se transforment sans, toutefois, disparaître et que leur existence détermine une forme particulière d’action (Hoggart, 1965) : « Une grande partie de l’œuvre d’Orwell et, en particulier, Le Quai de Wigan, traite d’un combat pour une libération, une libération des contraintes de classe. »

C’est cette question du combat pour la libération et, donc, du rapport entre la structure sociale et les possibilités d’action politique, qui est au cœur des réflexions de R. H. Williams et qui va motiver sa lecture de G. Orwell. En effet, il trouve chez cet auteur des positions sur la langue qui sont directement liées à cette question. Pour R. H. Williams, la capacité d’agir individuelle ou collective n’est pas envisageable seulement dans le cadre de la communication médiatique ; elle concerne tout autant l’utilisation du langage en général, comme le montre explicitement la conception qui sous-tend les Keywords, qui se veulent un vocabulaire de la culture et de la société (Williams, 1976). Le langage y est, en effet, traité dans la perspective d’une sémantique historique. Les processus sociaux et historiques n’y sont pas vus comme nécessairement extérieurs à une langue, mais comme pouvant se produire aussi en son sein, par invention de nouveaux termes et par transformation de certains d’entre eux, par la possibilité qu’ils donnent de contester une signification présente en rappelant une signification ancienne ou en faisant appel à une autre qui pourrait être promue.

Cela revient à appliquer à la langue ce qui est dit des systèmes culturels : à côté de la culture dominante, il faut reconnaître le rôle décisif des cultures résiduelles et celui des cultures émergentes, dans lesquelles il est possible, par référence au passé ou à l’avenir, de trouver les moyens de produire des discours capables de s’opposer à l’ordre établi. Le langage est fondamentalement une pratique sociale, ce qui implique que les signes linguistiques sont « la preuve vivante d’un processus social continu, dans lequel les individus naissent et au sein duquel ils sont façonnés, mais auquel ils contribuent ensuite activement, dans un processus continu » (Williams, 1977). Ce double aspect – façonnage d’un côté, contribution de l’autre – explique les potentialités offertes par la langue et son utilisation. En fait, un individu ou un groupe n’a que deux possibilités : soit il accepte les significations qui fondent sa domination, soit il leur résiste en s’appuyant sur le fait que, justement, il n’y a pas de langue univoque. On comprend dès lors pourquoi R. H. Williams ne peut accepter la position prise par G. Orwell lorsque celui-ci met en garde contre un système totalitaire qui dépasserait même les systèmes de Staline et d’Hitler : il considère que, malheureusement, « l’avertissement que le monde pourrait aller dans cette direction est devenu, dans le caractère absolu même de la fiction, une soumission imaginaire à son inévitabilité » (Williams, 1984).


Bibliographie

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Auteur·e·s

Bautier Roger

Laboratoire des sciences de l’information et de la communication Université Sorbonne Paris Nord

Citer la notice

Bautier Roger, « Orwell (George) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 01 avril 2025. Dernière modification le 22 avril 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/orwell-george.

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