Au sein de la classification développée par le politiste Maurice Duverger (1917-2014) dans son ouvrage canonique Les Partis politiques (1951), la notion de parti de masses est indissociable de celle de parti de cadres (partis de notables et de parlementaires, peu organisés et centralisés). Ce type de parti incarne bien la rupture qu’a représentée le passage du parlementarisme à la « démocratie des partis » dans l’analyse de Bernard Manin (1995) sur les métamorphoses du gouvernement représentatif. Si la « démocratie du public » a succédé à la « démocratie des partis », pour reprendre les types idéaux de cet auteur, les partis politiques n’ont pas disparu, même s’ils se sont adaptés à cette évolution de la représentation politique, comme si la démocratie partisane était elle-même traversée par la démocratie du public.
La notion de parti de masses renvoie aussi à la sociologie des partis politiques, notamment au degré d’intégration du public supportant une organisation partisane. Via une sociologie du militantisme, c’est le rapport entre, d’une part, les militants, les adhérents, les sympathisants et les électeurs formant le public partisan et, d’autre part, les organisations partisanes, qui est ici interrogé. Dans cet ensemble de cercles concentriques, les militants et les adhérents forment le cœur de l’organisation du parti de masses, les sympathisants et électeurs, le public de la périphérie partisane étant davantage valorisé aujourd’hui.
Définition, typologie : le parti de masses, un rapport médiat au public
La notion de parti de masses s’inscrit donc dans une production typologique (Offerlé, 2018 ; Seiler, 2010) qui distingue deux approches. L’une, structurelle, est fonction de la nature de l’organisation (Duverger, 1951 ; Weber, 1959 ; Ostrogorski, 1902 ; Michels, 1911) : parti de cadres, parti de masses, parti attrape-tout, parti stratarchique (organisation dont chaque strate est marquée par une large autonomie en matière programmatique, financière et d’investiture), parti électoral, professionnel/parti, parti d’intégration/parti de représentation individuelle bureaucratique de masse (Panebianco, 1988), parti entreprise, voire la notion plus récente de parti plateforme (« Un chef plus internet », Offerlé, 2017). L’autre approche est axée sur les clivages politiques et les conflits sociaux. Ce qui distingue les partis entre eux est un ensemble de variables dont la plus importante semble être le mode de relation des niveaux d’organisation (niveaux de militantisme, de structuration, de centralisation et de participation). L’avantage de la distinction parti de masses/parti de cadres était de dépasser les approches descriptives, les catégories partisanes se donnant à voir spontanément par l’étiquette politique (« parti communiste », « conservative party »).
Le développement du parti de masses contribue à redéfinir la relation entre les citoyens-électeurs et l’État dans le contexte de l’extension du suffrage universel. Expression du consentement des électeurs aux gouvernants, les élections sont aussi le moment où ces derniers rendent des comptes aux électeurs grâce aux partis (Katz, Mair, 2008 : 43). Alors que les partis de cadres se mobilisent principalement pendant les périodes électorales, les partis de masses apparaissent souvent comme des organisations permanentes, hiérarchisées, centralisées, à l’implantation territoriale dense, recherchant la discipline et la soumission des élus au parti, selon un contrôle populaire des décisions. Ces partis incorporent des militants, assurant leur vitalité selon une logique de forte socialisation à l’institution partisane. Ces derniers sont plus que de simples adhérents que l’on cherche à recruter ; ils forment la ressource financière essentielle du parti.
La compétition électorale repose sur la mobilisation militante plutôt que sur la conversion, les partis de masses cherchant à stimuler l’engagement de ceux qui sont déjà prédisposés à les soutenir, notamment les membres de leur groupe social de référence (comme la classe ouvrière dans un parti social-démocrate). Les partis de masses apparaissent souvent comme des intermédiaires entre la société civile et l’État. Leur capacité mobilisatrice est fondée sur un programme et un dispositif d’éducation de leurs membres. Contrairement à ce que pourrait laisser croire son appellation, ce n’est pas un critère quantitatif – le nombre d’adhérents – qui définit le parti de masses et le distingue du parti de cadres, mais le rapport des adhérents à la structure partisane. Ainsi un petit parti comme Lutte ouvrière est-il un parti de masses, à la différence du parti La République en marche qui revendiquait jusqu’à 400 000 adhérents en 2017 (mais l’adhésion est gratuite) ou Les Républicains, quand Nicolas Sarkozy le dirigeait, et qui revendiquait 370 000 adhérents en 2007. Les adhérents et militants sont considérés comme la substance du parti de masses et son mode principal de légitimation.
D’autres critères sont mis en avant pour distinguer le parti de masses du parti de cadres. Ainsi les ressources financières du premier proviennent-elles essentiellement des cotisations des adhérents et militants, comme une alternative à un mode de financement capitaliste que procurent les dons des personnes aisées ou des contributions des entreprises (avant 1995, époque où le financement par les entreprises était autorisé). Ce financement « démocratique » justifie la recherche du plus grand nombre possible d’adhérents qui contribuent à faire vivre le parti dont ses professionnels (permanents) et favorisent une activité de propagande et d’activisme (organisation de meeting, tractage, porte-à-porte, vente de produits dérivés, organisation de manifestations politiques). Les partis de masses sont aussi des partis de création externe, à la différence des partis de cadres constitués à partir de groupes parlementaires et n’ayant pas besoin de militants.
Un modèle contesté
Dès sa publication, la typologie de M. Duverger fut contestée (Wildavsky, 1959 ; Daalder, 1966), en particulier pour sa dimension évolutionniste, suggérant indirectement que les partis de masses seraient l’avenir de l’histoire partisane. Sa dimension binaire et fondée sur un critère restrictivement organisationnel semblait aussi trop simplificatrice et inapte à expliquer la diversité des configurations partisanes. On connaît les critiques relatives à l’obsession typologiste (Offerlé, 2018 ; Sawicki, 1996 : 53). La notion de parti de masses ne permet qu’imparfaitement d’identifier les acteurs et les réseaux partisans comme système de relations sociales (Weber, 1959) et la complexité du milieu partisan. Selon une approche sociétale qui montre l’articulation entre clivages sociaux et partisans ainsi que l’encastrement du parti dans son environnement social, Georges Lavau (1918-1990) ‒ dans Partis politiques et réalités sociales (1953) ‒ critique l’illusion d’un type idéal, même si M. Duverger reconnaissait lui-même que ces deux types ne se retrouvaient pas à l’état pur. Axée sur l’organisation et les ressources proprement militantes, la notion de parti de masses met en opposition d’une façon contestable l’organisation, difficile à cerner, et son environnement. Si la typologie de M. Duverger voulait rompre avec une approche idéologique ou libérale centrée sur la dimension axiologique, les croyances ou l’approche marxiste des partis comme reflet des rapports de classe, le politiste assume pourtant la portée politique de cette distinction : selon lui, les partis de masses sont plutôt les partis socialistes et sociaux-démocrates (les partis communistes et les partis fascistes étant qualifiés de partis de masses totalitaires), alors que les partis de droite sont tendanciellement des partis de cadres.
Temporalité : un modèle daté ?
La notion de parti de masses a évolué, voire constitue pour un ensemble d’auteurs une catégorie en voie d’obsolescence. Historiquement, elle est liée au contexte de l’émergence du suffrage universel et de l’irruption des masses dans la vie politique. Ainsi, selon Richard S. Katz et Peter Mair (2018), la pertinence de la notion de parti de masses se manifeste surtout jusque dans les années 1960. L’orientation autour de l’enjeu de la réforme sociale y était prégnante et soutenue par une capacité de représentation des intérêts sociaux. Ce type de parti aborde la compétition sur la base d’une mobilisation populaire et militante de terrain, et non d’un capital financier extérieur. Les ressources matérielles du parti proviennent principalement des cotisations des membres et élus à une époque où ces types de partis étaient souvent des partis ouvriers, ou ceux de nouveaux acteurs faiblement dotés en ressources individuelles. Les premiers partis ouvriers sociaux-démocrates, notamment en Allemagne à la fin du XIXe siècle, incarnent le modèle idéal-typique du parti de masses, capable d’encadrer et incorporer la population grâce à des instances de socialisation. Lorsque M. Duverger publie son ouvrage sur les partis politiques (1951), les partis de masses, notamment socialistes et communistes, suivis ensuite par les partis chrétiens-démocrates et gaullistes, semblaient devoir supplanter les partis de cadres et s’universaliser en Europe. Cette perspective fut fragilisée par l’érosion des clivages de classe, l’évolution des électeurs, moins captifs, du fait aussi du développement d’un État providence qui n’est plus seulement soutenu par les partis de masses ou rejeté par les partis de cadres. La notion de catch all parties (« partis attrape-tout », Kirchheimer, 1966) apparaît comme une forme de dépassement de l’opposition entre partis de cadres et partis de masses. Interclassistes, ces partis ne se fondent plus sur l’encadrement des militants, la représentation d’un segment de la société, et préfèrent ratisser largement pour rassembler les électeurs sans cadrage idéologique trop étroit. Ici, le rôle du leader importe plus que la légitimité des adhérents et militants ; la fonction programmatique qui caractérisait les partis de masses s’affaiblit avec le « dégel des clivages ». Dès cette époque, un débat s’est engagé sur l’avenir du parti de masses. Otto Kirchheimer (1905-1965) faisait le pari de sa disparition. De son côté, Jean Charlot (1932-1997) considérait que le parti de rassemblement, variante du parti attrape-tout, tel le parti gaulliste des années 1960 (l’Union pour la nouvelle République) qui n’était ni un parti de cadres ni un parti de masses, avait vocation à perdurer aux côtés de ces derniers. De fait, les deux types de partis continuaient à coexister avec l’arrivée des partis attrape-tout.
Le déclin actuel du parti de masses, déjà menacé avec l’avènement du parti attrape-tout, serait à l’origine du parti-cartel à partir du milieu des années 1990 (Katz, Mair, 1995 ; notion qui transgresse l’opposition parti de massse/parti de cadres, c’est un parti qui devient, du fait du financement public de la vie politique et la pratique gouvernementale, une quasi agence semi-publique, dont les liens avec l’État se renforcent au détriment de ceux avec la société. L’idée de cartélisation suggère que les partis « de gouvernement » s’entendent pour éviter l’émergence de partis outsiders et figer le jeu politique). Selon R. S. Katz et P. Mair (2018), le modèle du parti de masses relève d’une conception de la démocratie et d’un idéal particulier de structure sociale désormais en inadéquation avec les sociétés postindustrielles. La dimension évolutionniste et linéaire de son développement ne correspond pas à celui à l’œuvre dans les partis des démocraties occidentales, plutôt régi par un processus dialectique où chaque nouvelle forme de parti engendre des réactions qui engendrent elles-mêmes d’autres types de partis. Le parti de masses ne correspondrait alors qu’à une phase de ce mouvement continu.
Crise et déclin du parti de masses : un public moins captif
La chute des effectifs, notable dans les grands partis de masse d’après-guerre comme le Parti communiste français (PCF) ou la démocratie chrétienne italienne, révèle un affaiblissement des partis de masses pour des raisons endogènes ou liées à un environnement social spécifique.
L’affaiblissement d’identités collectives distinctes, l’individualisation des rapports sociaux et une dissolution des modes de sociabilité populaire alimentent une certaine crise de la représentation qui se manifeste par une marginalisation de la classe ouvrière affectée par la fragilisation de l’emploi et qui formait le noyau de recrutement des partis de masses. Dans les années 1960, la croissance économique et l’importance accrue de l’État providence ont favorisé l’élaboration de programmes politiques moins opposés ou partisans, plus homogènes. Paradoxalement, les partis de masses furent victimes de leur réussite : en gagnant les grandes batailles pour les droits politiques et sociaux, ils ont perdu leur « utilité ». L’État s’est progressivement substitué à eux pour fournir des biens sociaux et éducatifs.
Des causes endogènes contribuent à expliquer le déclin du parti de masses : les grands partis à vocation gouvernementale bénéficient de plus en plus de ressources étatiques par le financement public, au détriment du rôle financier des adhérents (théorie du parti-cartel de R. S. Katz et P. Mair). L’activisme est devenu « post-it » et distancié (Ion, 1997), nomadiste, les adhérents moins captifs, plus intermittents, s’éloignant en tout point du parti de masses. Or, les militants, ressource principale des partis de masses, tendent à être remplacés par les élus et professionnels de la politique (conseillers en communication et collaborateurs d’élus). Dans La Société des socialistes (2006), Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki notaient que 40 % des adhérents du Parti socialiste (PS) étaient des élus. Ces derniers sont devenus plus autonomes vis-à-vis du parti et ont cherché à élargir leur groupe social spécifique de soutien. Le développement des médias de masse et les progrès des moyens de communication ont rendu moins utile le recours à la propagande militante des partis de masses. Les leaders politiques peuvent désormais s’adresser directement à l’ensemble des électeurs, devenant davantage consommateurs que participants actifs. L’offre partisane de plus en plus éclatée remet en question la traditionnelle opposition droite/gauche qui reflète les clivages partisans.
Après les partis de masses…
Partis de professionnels (Panebianco, 1988) et partis-cartels semblent remplacer le parti de masses, les premiers n’ont plus besoin d’adhérents, ni d’un appareil développé au niveau local ou national. Le militantisme bénévole cède la place à une logique de sous-traitance au profit des entreprises et experts en communication. Les partis deviennent alors, selon le modèle idéal-typique du parti-cartel proposé par R. S. Katz et P. Mair, des agences presque étatiques (grâce au financement public prépondérant), éloignées du modèle des partis de masses et qui se partageraient les subsides de l’État, en limitant la compétition et en formant une alliance objective face aux partis marginalisés potentiellement protestataires.
Dans la théorie des partis-cartels, les partis agrègent et transmettent des demandes de la société vers la bureaucratie d’État dont ils contribuent à la formation. Ils sont devenus des courtiers agissant dans l’intérêt de clients, alors que le parti de masses est avant tout au service du groupe social qu’il représente. Comme le rappellent R. S. Katz et P. Mair, le parti de masses – davantage rapporté à la société civile qu’à l’État – a été très affaibli dans son rôle de médiateur avec les groupes sociaux spécifiques. En revanche, le parti-cartel est davantage intégré dans l’État. Toujours selon ces auteurs, le développement des partis de masses ne correspond qu’à une phase d’un mouvement dialectique continu.
Un modèle dépassé ? Le parti de masses confronté à la démocratie du public
Les formes partisanes évoluent : parti plateforme, partis de masses à l’épreuve de la « démocratie liquide », mouvement « gazeux » (Mélenchon, 2017), soit ni horizontal, ni vertical, militantisme « clic » et non par adhésion traditionnelle, ce qui permet à ces nouveaux partis d’accueillir des adhérents en nombre. La mobilisation s’opère par de nouvelles pratiques : plateformes participatives, formules de tirage au sort, nouveaux processus de sélection des candidats notamment. Les groupes d’action et « espaces » remplacent les unités territorialisées que sont les sections ou fédérations. Les pratiques délibératives, notamment en ligne, se distinguent du militantisme des partis de masses en valorisant plutôt une démocratie du public (Manin, 1995 ; Greffet, 2016, 2019). Les technologies de l’information et de la communication, en particulier les réseaux sociaux, ont pu contribuer à affaiblir le tissu militant des partis de masses en inspirant des formes d’engagement alternatives, plus souples, davantage conformes aux logiques de démocratie du public, et intermittentes s’émancipant du modèle traditionnel intégrateur de l’encadrement des partis de masse. En ce sens, ils peuvent illustrer la crise des partis de masses, mais aussi en être complémentaires ; et ce, en permettant des formes de mobilisation partisane plus distanciées.
Certains mouvements partisans peuvent néanmoins renouer avec plusieurs aspects du parti de masses, tel La France insoumise qui, au-delà des nouvelles technologies de mobilisation utilisées, continue à s’enraciner dans les pratiques militantes héritées, du fait de l’antériorité de l’engagement de beaucoup de ses membres. Cela peut renvoyer à l’idée de parti de masses, en réintégrant des activités militantes oubliées ou prises en charge par des acteurs extérieurs comme le porte-à-porte même si, dans d’autres partis, des entreprises de communication se sont substituées aux militants pour cette tâche. La démarche se veut moins centralisée et à l’initiative des militants (actions locales concrètes, débats, caravanes… voir Offerlé, 2019), qui peuvent participer à une pédagogie politique par l’accès à des documents thématiques ou de média en ligne. De tels dispositifs permettent de renouer avec la pratique de la formation militante locale qui faisait la force des anciennes écoles du PCF. En revanche, la question des statuts et la fonction programmatique demeurent floues. Si les militants restent des acteurs importants de la mobilisation partisane, ils n’en ont plus le monopole. La multiplication des procédures visant à reconnaître le rôle des sympathisants va dans le même sens d’une mobilisation des soutiens partisans sans les intégrer dans l’organisation.
Ce que font les primaires aux partis de masses
Paradoxalement, les progrès de la démocratie interne partisane, longtemps oubliée dans les partis politiques au nom de l’efficacité de la conquête du pouvoir, sont notables dans un contexte d’ouverture des partis ces dernières années, notamment à la faveur des procédures de « directisation » (procédures de désignation ou de consultation directes des adhérents) de la souveraineté militante. L’organisation de « primaires ouvertes » (voir Lefebvre, Treille, 2019) par la gauche italienne (2005) puis le PS (2011) en la matière sont la négation même du concept de parti de masses, car elles court-circuitent le militant – adhérent engagé – considéré au même titre que le simple sympathisant qui s’acquitterait d’une modique finance d’inscription aux « primaires ».
Les partis ont été frappés ces deux dernières décennies par une désaffection du public. De ce point de vue, le succès des primaires ouvertes au PS et chez LR apparaît comme un renouveau des modes de légitimation des partis au-delà du cercle des adhérents et militants, au profit du public des sympathisants. Ce regain apparent de confiance aux partis semble aller de pair avec une dilution du lien organique qui lie les adhérents à leur parti. Avec les primaires, des partis de masse en viennent à dessaisir leurs membres du monopole de la fonction traditionnelle de sélection des élites politiques, contre le principe de la souveraineté militante qui est souvent la matrice organisationnelle des partis de gauche (Lefebvre, 2013), comme en atteste la mise en place de la procédure des primaires, par le PS en 2011. Cet abandon d’un attribut du parti de masses se réalise souvent par étape, d’abord en réservant la désignation aux simples adhérents (en France, dès 1995 pour désigner le candidat socialiste à la présidentielle). Selon un continuum, la primaire fermée apparait donc comme un préalable à la primaire ouverte. Néanmoins, La première peut continuer à s’inscrire dans une logique de parti de masses, voire de redynamisation de ce dernier, quand la seconde tend à entraîner la marginalisation des adhérents et militants dans ce rôle, se réduisant à une simple organisation matérielle pour la primaire. Mais, précisément, c’est moins la primaire ouverte qui fragilise le parti de masses, que l’affaiblissement de la base militante qui justifie le recours à la primaire.
Ce qui est en jeu est aussi la question de l’affaiblissement de la frontière partisane. La baisse du coût des adhésions (20 euros au PS en 2006, adhésion gratuite à LREM) a favorisé la confusion entre adhérent et sympathisant et accéléré la dilution de la notion de parti de masses. Les adhérents deviennent ainsi de simples électeurs composant un « sélectorat » chargé de désigner des candidats. Les partis qui n’ont pas besoin de recourir aux primaires sont ceux qui demeurent des partis de militants caractéristiques du parti de masses, légitimés par leurs adhérents (en Allemagne, Christlich Demokratische Union – CDU, Sozialdemokratische Partei Deutschlands – SPD). De nouveaux partis semblent de plus en plus vouloir dépasser la distinction entre adhérents et militants, comme élément de renouvellement des institutions partisanes à l’image de Podemos en Espagne, de LREM ou encore Générations en France. Ainsi, pour LREM, les militants sont-ils remplacés par des « helpers », terme signifiant un changement structurel de nature. La primaire affecte aussi la fonction idéologique, élément notable de l’identité du parti de masses, avec la fin d’un programme partisan, remplacé par les programmes des candidats
Une exception française : l’absence de partis de masses ?
En effet, on peut se demander si tous les partis en France ne sont pas peu ou prou des partis d’élus (Fretel, Lefebvre, 2004), tant ils sont toujours apparus comme faibles (sous l’angle de l’organisation) au regard des canons formulés par M. Duverger : l’influence des parlementaires, dont dépend souvent la création des structures partisanes, le nombre limité d’adhérents, l’articulation relativement ténue entre niveaux nationaux et locaux des organisations et l’indiscipline des élus par rapport à la ligne prônée par les bureaux exécutifs des partis. À l’exception du PCF, seul parti de masses véritable, les partis politiques français – notamment à droite – obéissaient peu à ce modèle. De ce point de vue, le PS s’est singularisé dans le paysage des partis sociaux-démocrates par sa faiblesse en nombre d’adhérents ou de liens avec les syndicats. Cette exceptionnalité s’analyse notamment à l’aune des critères du parti de masses dont les indices valorisés sont l’ancrage social et le souci de l’organisation (Bergounioux, Grunberg, 2007). Les partis de masses ont souvent pu trouver un relais auprès des syndicats, en particulier dans la tradition sociale-démocrate. La discipline et la capacité de structuration qui peuvent parfois rapprocher parti de masses et syndicats peuvent aussi les éloigner des mouvements sociaux, plus intermittents et réticents à la proximité partisane (voir le mouvement des « Gilets jaunes » émergent en 2018).
La distinction temporelle entre engagement affilié – caractéristique du parti de masses, qui privilégie le nombre, la légitimité militante, le don de soi au parti et la discipline pour compenser le déficit – et l’engagement distancié (Ion, 1997) doit être nuancée (Lefebvre, 2013). R. Lefebvre invite à ne pas sous-estimer le mythe de l’organisation de militants désintéressés et disciplinés, relevant d’une forme d’idéologie militante qui valorise « le nombre plus que le nom », ainsi qu’une conception sacrificielle du militantisme comme oubli de soi. Ces normes militantes sont rappelées régulièrement comme un retour aux sources pour réactiver l’organisation, en particulier au moment des grandes refondations (comme celle du PS en 1971). Cependant, R. Lefebvre a montré que la remise de soi du militante, la dissolution de l’individu dans le collectif, caractérisant les partis ouvriéristes français, était minoritaire. L’auteur invite à éviter l’opposition entre le militant du passé et celui du présent, tant les pratiques militantes n’ont jamais été homogènes au sein des partis de masses les plus idéal-typiques comme le PCF. Ainsi le parti de masses renvoie-t-il davantage à une histoire glorieuse mais mythifiée qu’à un présent de la forme partisane qui se cherche dans des modèles très différents, interrogeant même la préservation de la notion de parti. Certaines traces des attributs du parti de masses n’en demeurent pas moins persistantes. Le déclin de ce dernier n’est pas pour autant celui du public partisan. Les expériences récentes de mobilisation partisane, par l’usage de répertoires d’action moins classiques comme le vote des sympathisants ou les plateformes internet, témoignent que la démocratie des partis peut aussi être pénétrée par la démocratie du public.
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