S’intégrant dans le vaste domaine du langage affectif, le terme de pathos désigne les effets émotionnels et passionnels produits par un discours sur le public. Il comporte à la fois une dimension socio-discursive (émotion partagée par plusieurs individus), interactive (émotion communiquée entre énonciateur[s] et énonciataire[s]) et dynamique (émotion construite au moyen du langage). D’abord circonscrite dans le champ de la rhétorique, puis appliquée aux discours les plus divers, cette notion conserve une grande stabilité définitoire au cours des siècles, même si elle tend aussi de nos jours à être vue comme un synonyme d’émotion ou de passion. En outre, depuis le XVIIIe siècle, le terme pathos a pris secondairement un sens péjoratif pour dénommer un débordement émotionnel manquant de sincérité (« L’avocat faisait du pathos dans sa plaidoirie »).
Le pathos dans la rhétorique
À l’origine, le pathos est attaché à la rhétorique grecque de l’Antiquité, axée sur les pratiques oratoires (discours politiques et judiciaires), avec Aristote (384-322 av. J.-C.) comme principal théoricien. Suivant celui-ci, le pathos constitue l’une des trois voies (ou « preuves ») dont on dispose pour argumenter. À côté du logos (argumentation logique) et de l’ethos (argumentation par l’image de l’orateur), ce dernier peut persuader le public en mobilisant des passions ou des émotions qui modifient son jugement et qui le rendent favorable à la thèse exposée. Ainsi est-il recommandé de susciter la colère des juges si l’on veut obtenir la condamnation d’un coupable. De la sorte, le pathos concerne non seulement la construction discursive d’un état affectif, mais également son impact sur la cognition et la capacité de décision de ses destinataires. Dans sa Rhétorique (Aristote, 1991 : II), Aristote fournit une liste des passions positives ou négatives, susceptibles d’être activées par le discours de l’orateur. Les classant par paires antithétiques (colère/calme, amitié/haine…), il en analyse les scénarios discursifs liés à leurs représentations sociales selon trois perspectives : l’état d’esprit qu’elles supposent, les personnes ou les situations contre lesquelles elles s’exercent, les motifs qui les excitent. Par exemple, l’indignation repose sur le déplaisir qu’on ressent lorsqu’on voit arriver du bonheur à quelqu’un qui n’a pas les qualités pour l’acquérir ; elle vise indistinctement la fortune des nouveaux riches, les prétentions des ignorants ou le mauvais sort frappant des personnes honnêtes ; elle est causée par l’absence de mérite ou par un comportement indu. La connaissance de tels scénarios par l’orateur est nécessaire pour qu’il adapte son discours à l’état d’esprit de l’auditoire, en fonction de chaque contexte.
Les successeurs d’Aristote affinent cette conception du pathos qui perdurera pendant des siècles de tradition rhétorique. En particulier chez les Romains, Cicéron (106-43 av. J.-C.) insiste sur l’idée que l’orateur doit lui-même paraître ému par les passions qu’il veut insuffler au public, tout en soulignant le rôle de la performance oratoire (voix, gestes…) pour rendre plus crédible le discours affectif produit (Cicéron, 1928 : II, XLIV-LIII). Ou encore, quand Aristote prône un équilibre entre le logos et le pathos, Quintilien (c. 30-c. 100) défend, dans son Institution oratoire (Quintilien, 1977 : VI, 1), la suprématie du pathos pour la persuasion de l’auditoire, « car dans toute la cause, il y a place pour un appel aux sentiments […] et rien ne peut donner plus de force à la parole ». Par ailleurs, pour ce qui est de la disposition du discours, il recommande de concentrer le pathos dans l’exorde initial (captation de la bienveillance) et dans la péroraison finale (sensibilisation de l’auditoire).
Surtout, l’accent sera mis sur l’élocution pathémique, avec la prise en compte du style qui lui convient le mieux. Le pathos est ainsi associé au « style véhément » par Hermogène (440-392 av. J.-C.) dans L’Art rhétorique (1997 : 365). Composantes essentielles du style, certaines figures du discours sont envisagées comme des vecteurs centraux du pathos. Parmi celles-ci, Cicéron mentionne l’hypotypose qui consiste à représenter vivement une scène, en donnant le sentiment qu’on y assiste, ou Quintilien cite l’hyperbole et sa force expressive. Cette attention au style s’accompagne d’une littérarisation croissante du pathos, peu à peu perçu comme une catégorie esthétique. Dès le premier siècle, le Pseudo-Longin (1er siècle) intègre le pathos dans le sublime (Pseudo-Longuin, 1993 : 62-73). Caractérisant les épopées d’Homère ou les harangues de Démosthène (384-322 av. J.-C.), celui-ci se définit comme du pathos esthétisé recouvrant les pôles de la communication artistique : la grandeur d’âme de l’auteur, combinée à des passions nobles, contribuent à la magnificence du style dans le traitement de sujets élevés, le tout soulevant l’enthousiasme du lecteur ou du public. Par la suite, le « pathétique » sera identifié à certaines grandes œuvres littéraires du XVIIe siècle (Jacques-Bénigne Bossuet [1627-1704], Jean Racine [1639-1699]), comme le montre Jean-François Marmontel (1723-1799 ; 1846 : 852), avant d’être étendu à la littérature ultérieure.
Estampe de Gioacchino Serangeli (illustrateur ; 1768-1852) et Jean Baptiste Louis Massard (graveur ; 1772-1815) dans une édition de Bérénice de J. Racine, datant de 1802 chez Didot. Source : gallica.bnf.fr / BnF.
Le pathos pour les théories argumentatives modernes
Les théories modernes de l’argumentation ont renouvelé les conceptions rhétoriques du pathos selon deux approches opposées. Pour les théories – principalement d’inspiration anglo-saxonne – privilégiant la rationalité dans l’argumentation, le pathos est un obstacle au bon déroulement d’une interaction, qu’elle se déploie dans la sphère publique ou privée. Ainsi, d’après l’approche normative de Charles Leonard Hamblin (1922-1985 ; 1970), les arguments sollicitant les passions sont-ils des fallacies (ou des arguments fallacieux) qui s’apparentent aux sophismes et qu’il convient d’éliminer de tout raisonnement. C’est le cas des arguments faisant appel à la menace (ad baculum), à la pitié (ad misericordiam) ou au sentiment populaire (ad populum). De même, pour l’École d’Amsterdam représentée par Frans van Eemeren et Rob Grootendorst (1944-2000 ; Eemeren, Grootendorst, 1992), le recours aux émotions apparaît comme une violation des règles présidant à la tenue d’une discussion critique, dans la mesure où il constitue une ruse argumentative brouillant la résolution des divergences d’opinions. D’autres théoriciens adoptent une position plus souple, tel Douglas Walton (1910-1961 ; 1992), pour qui la légitimité des arguments fondés sur le pathos dépend de leur contexte : s’ils peuvent être appropriés à certaines situations de discours, ils sont à éviter lorsqu’ils entraînent des effets indésirables par rapport aux buts poursuivis dans le dialogue.
Inversement, d’autres théoriciens plaident pour une large prise en considération du pathos dans les procédures argumentatives. D’une part, comme le soutient Ruth Amossy (2000), lors du déroulement de nombreux débats ou prises de position, le pathos est étroitement imbriqué dans le logos pour emporter l’adhésion aussi bien affective que rationnelle de l’auditoire. D’autre part, pour Christian Plantin (2016), la rationalité comporte toujours une dimension émotionnelle. Dans cette optique, l’argumentation la plus rigoureuse n’est pas exempte de doutes, d’intérêts ou d’investissements affectifs variés. Enfin, suivant Raphaël Micheli (2010), le pathos peut devenir lui-même l’objet d’une argumentation logique. Il arrive en effet fréquemment qu’on explique, justifie ou réfute telle ou telle émotion au cours d’une interaction non consensuelle. R. Micheli en fournit une illustration éclairante avec son étude du pathos dans les débats parlementaires sur la peine de mort en France du XVIIIe au XXe siècle. En particulier, à l’argumentation de l’indignation ou de la honte dans le discours des abolitionnistes, répond celle de la crainte ou du sentiment sécuritaire chez les anti-abolitionnnistes. À travers leur antagonisme, les émotions mobilisées reflètent la fracture profonde de l’opinion publique d’alors sur ce sujet sensible.
Pathos et analyse du discours
Par-delà son cadre rhétorico-argumentatif, le concept de pathos – dès lors souvent identifié à l’expression linguistique des émotions – est très exploité dans les recherches récentes sur le fonctionnement des discours. À la suite des travaux de Charles Bally (1865-1947) sur le langage affectif, on s’est intéressé au marquage lexical du pathos, manifeste dans les injures (Larguèche, 1983). Pareillement, la contribution de la syntaxe à l’expression du pathos a été passablement analysée, que ce soit à travers les dislocations sur l’ordre des mots (Fontanille, 1993) ou les modalités phrastiques comme l’interjection (Barbéris, 1995). De surcroît, la présence du pathos dans les interactions verbales a alimenté différentes études qui en révèlent la complexité. Certains travaux font voir comment les locuteurs régissent la composante affective de leurs interventions au cours d’un dialogue. Ainsi, Roxane Bertrand (2000) examinent les stratégies oscillantes entre dramatisation et banalisation que ceux-ci mettent en œuvre pour gérer le trop-plein de leurs émotions. D’autres travaux portent sur la transmission de l’affectivité entre les interlocuteurs. Parmi eux, on peut retenir ceux de Jacques Cosnier (1994) qui approfondissent les rapports entre empathie et cohésion au sein d’un groupe.
L’importance du pathos dans les productions langagières se vérifie avec plusieurs genres et types de discours. C’est le cas pour le genre du pamphlet que Marc Angenot (1982 : 79) qualifie de « parole pathétique » et dont il dégage les grandes caractéristiques : énonciation exacerbée, thématiques obsessionnelles, logique affective multipliant les propositions contradictoires… Dans un autre registre, le genre de l’appel à l’aide humanitaire, apparaît pour Giuseppe Manno (2000 : 280), comme « directif et émotionnel », avec sa sollicitation de la générosité du public par un appel à la pitié qui met en jeu divers « pathèmes » imprégnant son écriture : questions rhétoriques, antithèses, procédés d’amplification… Parmi les types de discours, c’est dans les productions médiatiques que le pathos est le plus étudié, en relation avec son formatage de l’opinion publique. Ainsi en est-il pour le discours publicitaire dans lequel « le pathos est la cible de la persuasion » (Meyer, 2004 : 46), à travers les effets d’attraction et la force séductrice de son dispositif énonciatif. Dans ce sens, le contenu hédoniste et la teneur euphorique des annonces constituent des facteurs puissants pour susciter l’adhésion des consommateurs aux produits promus. De la même façon, le discours de presse présente une forte accointance avec le pathos lorsque la mise en scène journalistique, à la « une » ou dans les titres, exacerbe certains événements dramatiques, tels les attentats du 11 septembre 2001 à New York, en résonance avec les dispositions affectives des lecteurs (Lagadec, 2008). Quant au fonctionnement du pathos dans les discours télévisuels, il a été clairement établi par Patrick Charaudeau (2000 : 145-153), qui met en évidence le rôle des acteurs médiatiques et des dispositifs communicationnels pour les « effets pathémiques » de la télévision, tout en relevant les principaux « univers de pathémisation » qu’elle diffuse auprès du public. Au gré des émissions, ceux-ci s’organisent en « topiques » qui se regroupent en couples : angoisse (scènes de panique) vs espoir (messages électoraux des hommes politiques) ; répulsion (vision de meurtriers) vs attirance (figures charismatiques) ; douleur (aveux lors de reality shows) vs joie (supporters après une victoire)…
Au total, la notion de pathos peut sembler très extensive et quelque peu floue, en raison de la diversité des états psychiques qu’elle recouvre et de l’hétérogénéité des corpus auxquels on l’applique. Mais outre que cette notion illustre la continuité étroite entre la tradition rhétorique et les formes modernes de communication, elle fournit un concept unifié pour analyser la dimension affective de la parole publique, laquelle oscille entre la mobilisation et la manipulation des émotions. Néanmoins, les apports heuristiques du pathos gagneraient encore à être approfondis, notamment dans le cadre de la psychologie des foules ou de la sociologie des affects.
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