Pédagogie à l’égard du public des arts et de la culture


 

En Europe, l’édification des institutions culturelles (écoles, musées, bibliothèques…, architecture et agencements internes compris) publiques (relevant de financements publics et ouvertes au public) coïncide avec l’invention de l’art d’exposition et l’instauration de la démocratie parlementaire – la souveraineté du peuple. Ces institutions – en rupture avec le régime médiéval – servent de médiation entre leurs promoteurs et le « peuple » dont ceux-ci s’inquiètent. Afin d’administrer ce partage, les arts et la culture sont enrôlés dans un programme d’éducation au commun, destiné à « tous » et synonyme d’élévation par inculcation. Le public des arts et de la culture (utilisateurs, usagers, visiteurs auxquels l’institution s’adresse) devient alors l’objet de l’action culturelle.

Originellement, une mission « d’éducation du peuple » est assignée aux propositions culturelles. Dans celles-ci, domine un modèle d’élévation spirituelle, bientôt érigé en stéréotype, tissé de « valeurs » d’affermissement du sens moral, d’admiration publique, de transmission, de formation du goût, grâce à des objets rassemblés en collections qui sont devenues des outils d’éducation, mises en ordre selon une hiérarchie des savoirs, exposant l’exemplarité. La pédagogie choisie s’y fait cumulative, articulée à un maître savant (l’élite culturelle, les intellectuels, les professeurs…) qui s’adresse au « peuple », à « tous », bientôt aux masses (Rancière, 1987).

Cette pédagogie première à destination du public artistique et culturel a subi des critiques et des transformations qui, à l’ère démocratique étendue, donnent la mesure du rapport complexe entre peuple, « tous » et public. Transformations sociales, politiques, financières et artistiques aidant, une réévaluation de la pédagogie en direction du public – de plus en plus soumis à évaluations (nombre, position sociale, capacité à produire un jugement de goût, attentes et réactions) – s’est imposée. Après le temps de l’élévation du peuple est venu celui de l’animation du public. Mais ces deux pédagogies sont aujourd’hui placées à un carrefour, puisque des options nouvelles se font jour, devant lesquelles la nostalgie du retour à l’origine est sans doute absurde : l’animation culturelle montre ses limites ; une pédagogie uniquement fonctionnelle constitue une impasse. Brossons à grands traits les éléments centraux de ces modèles pédagogiques historiquement successifs dans le monde moderne européen, mais se confrontant aussi structurellement.

 

La pédagogie de l’élévation

Dans sa version pleinement développée, cette pédagogie des arts et de la culture – voulant « ouvrir au peuple les avenues de la vérité et de la beauté » (Buisson, 1887 : 15) – se présente sous l’égide des Lumières. Cependant, pour elle, il s’agit moins de s’ancrer dans les théories ou pratiques pédagogiques des philosophes des Lumières que de s’appuyer sur cette mention afin de justifier une pédagogie laïque à l’adresse d’un public défini a priori comme inculte. D’ailleurs, entre les Lumières et leur bannière, un renversement de taille s’est opéré. Le XVIIIe siècle oppose, dans les arts et la culture, le public, soit l’ensemble des personnes qui ont acquis des lumières, et le « peuple du plus bas étage » (ignorant, inculte, barbare), imposant aux premiers la mission pédagogique d’éduquer les seconds. Sous la bannière des Lumières, des pédagogues des arts et de la culture traduisent cette mission des élites d’élever la culture du public, cette fois, des classes populaires.

Il n’empêche que cette conception de la pédagogie des arts et de la culture est bien destinée à moraliser, enrichir et élever ce public, à lui apprendre à transcender ses particularités au profit d’un universel (finalement abstrait puisqu’organisé par les « classes supérieures »). L’horizon lointain est emprunté aux Lumières, avec le projet d’étendre l’instruction à tous, car seul un peuple épanoui et instruit peut garantir la démocratie. Il nourrit une spiritualité laïque voulant discipliner et « responsabiliser » le citoyen – puis la citoyenne – en lui conférant le désir de se dépasser dans ce qu’on lui indique comme universel. Cette pédagogie laïque de l’élévation voit dans le public une masse qui ne peut accéder aux arts et à la culture par incompétence, ne dispose guère du « bagage » nécessaire pour comprendre les œuvres. En un mot, les « classes inférieures » ont une nature « barbare » (grossière), « inculte » (à l’aune de la culture dominante), « soumise », et il importe de les émanciper. Ce dernier mot est aussi suggéré par les Lumières : par le moyen de la théorie et d’un maître, l’émancipation serait celle de la raison et d’une sensibilité éduquée. Cette pédagogie est donc constituée d’un dispositif visant à placer les arts académiques dans la perspective d’une élévation de l’humanité, en confiant la tâche de l’équipement sensible du public à un art des figures mimétiques et à une opinion éclairée, susceptible d’en imposer les avantages à tous, en réclamant de l’État – seul capable d’imposer une politique de l’unité du corps social par la culture – une reconnaissance de ses talents.

 

La pédagogie à l’ère du règne des images

Les partages ainsi imposés et les moyens pédagogiques de leur réduction constituent l’héritage sur lequel s’est fondée la démocratisation culturelle. Il y est toujours question de ceux qui n’accèdent pas à la culture par défaut d’initiation, parce qu’ils seraient démunis du désir d’art et de culture, et que leur réception esthétique serait « passive ». On y célèbre de grandes expositions utiles pour l’éducation artistique et la stimulation de la « demande ». En somme, il faut initier, donner des moyens, corriger cette réception passive des « démunis ».

Nous ne commentons pas ici les objections (les inégalités économiques sont aussi des inégalités culturelles), les résistances et oppositions à cette doctrine pédagogique de l’homme du spectacle éclairé, dessinées par l’éducation populaire, par exemple, invitant les individus à s’emparer de la culture. Il faudrait d’ailleurs être certain que la conception des arts et de la culture y soit différente. Intéressons-nous plutôt aux interrogations nées de ce qu’il est convenu d’appeler la société de consommation culturelle, l’ère du « règne des images », la culture de masse et les industries culturelles. Cette nouvelle situation historique a imposé un renouvellement du modèle pédagogique – même si la version précédente subsiste et résiste – du fait d’un partage élite-grand public, incluant des considérations morcelées désormais sur le non-public, les publics dits éloignés (de la culture), empêchés ou fragilisés… Caractéristique de ce temps, encore le nôtre : la mission des institutions culturelles est devenue celle de « l’éducation de la population » ! On s’inspire du philosophe américain John Dewey (1931). La pédagogie devient animation. Elle vise à impulser des modes de pensée respectant l’autonomie des individus. Elle prend modèle du partenariat, chacun devenant acteur de ses apprentissages. Cette nouvelle forme semble plus démocratique, puisqu’on y introduit l’échange plutôt que l’inculcation. Elle fonde des politiques de la culture dont l’objectif est de déculpabiliser le public de sa soi-disant « ignorance ». Pourtant, le partage fondateur demeure et nous nous trouvons devant trois options.

La première consiste en une survivance de la pédagogie référée aux Lumières. Elle affirme que l’ère des images et des médias accentue l’aliénation du public et que, en conséquence, il faut renforcer la pédagogie de l’élévation. L’émancipation – le terme est maintenu – du public passe par un ajustement du discours et des pratiques des élites qui se doivent de persévérer à donner à chacun les moyens d’une indépendance d’esprit. Il n’est pas possible de céder à la « défaite de la pensée » (Finkielkraut, 1987) devant les images, il faut accentuer l’éducation des classes socialement défavorisées aux fins de « rattrapage » !

La deuxième veut contribuer à l’éducation des publics de manière contradictoire puisqu’elle encourage la censure des œuvres afin d’aider à la moralisation des masses. Le jeu de la censure consiste à fixer des frontières entre deux catégories de citoyennes/citoyens, ceux qui savent ce qui est bon pour les autres et ceux qui n’ont qu’à se résigner à des mesures prises « en leur nom ». Les raisons invoquées par les censeurs, en régime démocratique, sont de ce type : le « peuple » des spectateurs risque de s’indigner devant telle ou telle œuvre. Devançons les choses (principe de précaution !) en excluant les œuvres de leur mise en public plutôt qu’en suscitant des débats. Ces raisons cachent mal les opérations de police esthétique. Elles montrent que l’on se méfie de la puissance possible du public, ce corrélat indispensable de l’œuvre d’art. Le public devrait donc se contenter de ce qu’on lui offre. Au cœur de ces opérations de remobilisation des partages sociaux se trouve non moins la volonté de contraindre politiquement les œuvres à se contenter de renforcer un consensus dont la vocation est de tenir toutes choses à leur place, grâce au supplément d’âme potentiel issu des arts et de la culture.

 

La pédagogie de la participation

La troisième option compose avec ledit « règne des images », qui englobe une mise en question des institutions, des modèles éducatifs, des formes de la démocratie – écoles et musées ne sont plus seulement soumis à la critique sociologique (Bourdieu, Darbel, 1966), mais ont, dans le même temps, perdu leur connotation émancipatrice en passant sous vocabulaire négatif. Ces critiques provoquent des mutations. L’époque hésite entre dénonciation des « appareils idéologiques d’État », du pouvoir de l’argent, volonté de s’extraire des lieux culturels officiels, relativisme des cultures, sauvant par là un « savoir » de dignité égale du côté des « classes populaires », mais aussi conformisme généralisé.

S’invente alors un modèle pédagogique dont la première vertu est de déscolariser les actions culturelles, incluses alors dans les loisirs. Le public est invité à déployer sa créativité plutôt que son capital culturel, prendre des initiatives, faire droit à une part ludique dans le flux des propositions. La valeur de référence n’est plus l’éducation mais la compréhension. C’est le règne de la participation, de l’animation, de l’implication et de l’interactivité assurant le développement humain. Des médiateurs (Caillet, 1995), aidés par l’art contemporain (d’autant qu’il est accepté avec difficulté), investissent des médiathèques, des expositions thématiques et/ou des voies transdisciplinaires qui ouvrent les mœurs esthétiques à d’autres paramètres. La démocratie culturelle veut rendre les citoyens et les citoyennes actifs. Ses partisans affirment même que, dans la démocratisation culturelle, on fabrique des récepteurs passifs et des contemplatifs. Ils veulent des activités, des opérations, des animations. L’émancipation est toujours à l’ordre du jour, mais elle a désormais le sens d’une libération de la consommation, de l’impact des médias, des modèles uniques et uniformes. La pédagogie du jeu y passe pour centrale, au moment même où la culture sort de la sphère du luxe et du superflu, pour être prise pour un simple milieu. On se penche moins sur le public qu’on ne diversifie les actions culturelles en fonction des publics.

Les résultats de ces pratiques pédagogiques nouvelles devraient être analysés. S’agit-il d’un leurre, d’une simple réforme et mise au goût du jour de la version précédente ? Une partie des légitimations de la participation contient l’objectif de « réveiller » le public formé à l’aune de la pédagogie précédente ; une autre table sur un sentiment social de vide et de perte de sens, d’anomie à combler afin de pousser à une co-création des œuvres d’art et de culture. Mais n’y fait-on pas croire qu’en éprouvant du commun on le réalise ?

 

Les ressources immanentes

Peut-on contester le fait que la réflexion autour de la pédagogie (artistique et culturelle) est centrale ? Quoi qu’il en soit, elle a pour présupposé que l’humain n’est pas donné à lui-même (une vis formandi). Il doit se (ré-)former et accomplir sa libido formandi. De là, les trois paradoxes devant lesquels laissent les visées pédagogiques ici décrites à l’endroit du public des arts et de la culture. Le premier concerne la version issue des Lumières : elle se veut éducative mais réfère à une nature barbare du « peuple »-public ! Le deuxième renvoie à l’idée d’une vertu pédagogique de la censure ! Le troisième diffuse l’illusion d’une co-création, alors qu’elle maintient des maîtres !

Or, les humains ne passent jamais de la nature à la culture, mais toujours d’une pratique culturelle à une autre (acculturation, formation…). De plus, il est nécessaire de tenir compte de la spécificité des arts et de la culture : on ne peut soulever une question dans ces pratiques sans être interrogé par elles. Enfin, il importe de souligner que la créativité n’est pas la création (même si ce terme demeure lui aussi problématique).

Par conséquent, une pédagogie des arts et de la culture devrait être immanente aux pratiques des personnes qui s’exercent esthétiquement et culturellement. D’autant que ces pratiques ne consistent pas à se placer sous un modèle (encore moins de public), mais à déployer une trajectoire qui s’inquiète de re-disposer les choses de la culture autrement, indisposer l’ordre de l’art, inquiéter le sensible, éprouver et faire agir l’imagination, fabriquer des situations nouvelles. Par conséquent, elle devrait valoriser les ressources de chacun (malgré les inerties, les retards, les résistances et les réactions) et susceptibles d’être mises en action, afin de se confronter aux propositions des artistes et de rappeler sans cesse que la culture n’est ni un ensemble d’objets auxquels adhérer, ni une contrainte sociale à accepter, ni un monde de valeurs à préserver et auquel s’identifier, mais l’ensemble des exercices par lesquels les femmes et les hommes apprennent à se tenir debout en toutes circonstances. Elle devrait tourner sans cesse autour des questions suivantes : comment une proposition d’un artiste, d’un écrivain, d’un compositeur me fait-elle spectateur (public, spectacteur…) ou auditeur, quel spectateur me fait-elle être ? Comment me permet-elle de passer d’une manière d’être actif à une autre ? Arts et cultures n’étant ni instructifs, ni édifiants, ils déclinent un appel à une autre émancipation, celle de l’essai perpétuel de formation de soi dans un rapport d’altérité.


Bibliographie

Bourdieu P., Darbel A., 1966, L’Amour de l’art ? Les Musées d’art européen et leur public, Paris, Éd. de Minuit.

Buisson F., 1887, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Kimé, 2007.

Caillet E., 1995, À l’approche du musée, la médiation culturelle, Laval, Presses de l’Université Laval.

Dewey J., 1931, L’Art comme expérience, trad. de l’américain et coord. par J.-P. Cometti, Paris, Gallimard, 2010.

Rancière J., 1987, Le Maître-ignorant, Paris, Fayard.

Finkielkraut A., 1987, La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard.

Auteur·e·s

Citer la notice

Ruby Christian, « Pédagogie à l’égard du public des arts et de la culture » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 31 mai 2017. Dernière modification le 19 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/pedagogie-a-legard-du-public-des-arts-et-de-la-culture.

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