La poésie a d’abord été un art de l’oralité. C’est par la voix qu’elle atteignait un public. Puis l’imprimerie a eu pour effet de séparer la poésie de cette oralité originelle et, accessoirement, de figer en conventions les procédés qui y étaient associés : la rime ou le mètre, par exemple, nécessaires à la production, pour une bonne mémorisation, et à la réception, pour un impact accru sur l’écoute par le corps. Alors que la poésie oralisée relève d’une tradition millénaire et trans-culturelle, illustrée par les aèdes, rhapsodes, bardes, ménestrels, trouvères, troubadours, scaldes nordiques et chansonniers, et encore vivace chez les majdoubs maghrébins, les griots africains ou les repentistas du Nordeste brésilien, en Occident c’est progressivement sur le papier que le public a pu trouver le discours poétique, devenu texte. On pourrait croire que la poésie ne s’oralise plus guère que par la récitation scolaire et les psaumes religieux.
La poésie sort du silence
Pour autant, on a pu observer, depuis la fin du XIXesiècle, un regain des formes de poésie oralisée, depuis les Hydropathes et autres cabarets, puis Dada, et a fortiori les années 1950 : « poésie sonore », « poésie action », et toutes sortes d’oralisations poétiques, à l’instar d’Antonin Artaud (1896-1948), Henri Chopin (1922-2008), Isidore Isou (1925-2007), Bernard Heidsieck (1928-2014), François Dufrêne (1930-1982), etc. (voir Marcus, 1989 ; Bobillot, 2009 ; Bobillot, 2017 ; Théval, 2017). La diversité des formes possibles, la plasticité du média oral, peuvent produire un large éventail de pratiques (jusqu’à parfois bannir le texte au profit du cri, du bruit ou de la performance). Pour juger des multiples avatars que peut proposer l’oralisation de la poésie, il n’y a qu’à voir Ghérasim Luca, Christophe Tarkos, Sébastien Lespinasse, Charles Pennequin, Édith Azam ou Jean-Pierre Bobillot, pour s’en tenir à quelques noms de l’espace francophone, ou encore les Lautgedichte de l’Autrichien Ernst Jandl.
Cette poésie oralisée est souvent restée le propre d’une avant-garde, marquée, à son corps défendant, comme un fait de culture savante réservé à une élite, en ce qui concerne et ses publics, et ses espaces de diffusion, comme telle librairie indépendante, telle maison d’édition underground, tel centre d’art contemporain (le Centre Pompidou réalise ainsi un important travail sur la diffusion orale de la poésie contemporaine). Mais ces oralisations poétiques ont pu parfois prendre place dans l’espace public, pour précisément sortir d’un ghetto d’initiés, décloisonner les audiences, investir la cité, quitte à tendre vers l’attentat poétique ou la performance de rue, comme ont pu le faire Julien Blaine ou Charles Pennequin. Et depuis le début des années 2000, l’émergence du slam représente une forme vivace et populaire de la poésie oralisée, avec des espaces de diffusion plus divers et plus accessibles, un public et des poètes plus hétérogènes, grâce notamment au dispositif de la scène ouverte (Cabot, 2017).
Enfin, plus globalement, l’extrême contemporain est marqué par un changement de paradigme que note Lionel Ruffel (2016 : 101) dans son ouvrage sur le brouhaha, avec le développement, contre l’hégémonie de l’imprimé, « d’une multitude d’espaces publics contre-hégémoniques relevant plutôt d’une “littérature-brouhaha” (exposée, performée, in situ, multi-support) avec de très nombreuses circulations entre eux ». Dans son analyse de la construction des postures littéraires, Jérôme Meizoz (2016 : 30) parle « de “littérature exposée” ou “littérature contextuelle” voire de “littérature hors du livre” ou “off-shore” » Même si ces notions englobent toutes les formes de médiatisation, les blogs littéraires, les émissions télé, les lectures publiques, etc., l’oralisation poétique s’inscrit dans ce processus général d’exposition et d’incarnation du geste littéraire.
Ce renouveau de la poésie oralisée est, du point de vue des publics, riche de conséquences. La diffusion orale augmente quantitativement, et renouvelle, qualitativement et sociologiquement, la circulation de la poésie par le support imprimé, laquelle s’est vue rétrécir inexorablement jusqu’à se cantonner à une niche éditoriale limitée à quelques rayonnages de librairies choisies. L’apparition, ces dernières décennies, de festivals de poésie et autres événements ouverts à l’oralisation poétique, est à cet égard très significative : Polyphonix, Voix vives à Sète, Voix de la Méditerranée à Lodève, Festival de la poésie de Montréal, Printemps des poètes, Nuits de la poésie, etc. Le développement de lieux, institutionnels ou plus alternatifs, consacrés à la création et la diffusion poétiques, est également favorable à la diffusion de cette pratique : Maisons de la poésie, Centre international de poésie Marseille, Cave Poésie René Gouzenne à Toulouse, etc. Enfin, indéniablement, l’internet, et notamment l’enregistrement ou la vidéo en ligne, offrent un archivage inédit et une audience décuplée à la poésie orale.
Performance vs texte imprimé
Mais au-delà de ce simple constat, ce sont les modalités d’approche et de réception de la poésie, d’attention à la poésie, qui s’en trouvent changées. C’est ce que Stéphanie Roussel (2018 : 24-55) a observé dans les soirées de micros-libres québécois. En effet, la lecture individuelle et silencieuse reste pour le public, dans notre civilisation, le modèle dominant d’accès à la poésie. La littérature n’y est pas perçue comme un acte de communication, mais est l’objet d’une sacralisation, celle du livre, et celle d’une voix lyrique totalement désocialisée, abstraite des discours sociaux, coupée de l’espace public (Vaillant, 2010 : 259).
Or, l’oralisation bouscule ce paradigme, ancré depuis des siècles dans la culture occidentale. À l’inverse du texte imprimé, média hétérochrone dont le public gère le tempo de lecture à sa guise, la poésie oralisée est un média homochrone où émission et réception sont simultanées, sans retour en arrière, pause ni ralentissement possible (Marion, 1997 : 82). En outre, contre l’hégémonie culturelle de la vue comme modalité de perception, dont la lecture est la pratique emblématique, la poésie oralisée sollicite l’audition au moins tout autant, jusqu’à la possibilité même d’une écoute les yeux clos. C’est également une forme qui donne toute sa force, par la musicalité des idiomes et des accents, à la poésie polyglotte ou aux parlures orales et populaires, beaucoup moins intéressantes pour une poésie vouée à la lecture silencieuse.
L’oralisation du texte poétique devant un auditoire en fait une performance, telle que la définit le médiéviste Paul Zumthor (1983 : 32), qui a d’abord travaillé sur la poésie orale au Moyen Âge et les chansons de geste : « La performance, c’est l’action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant. Locuteur, destinataire(s), circonstances […] se trouvent concrètement confrontés, indiscutables. » Le dispositif de l’oralisation publique donne au texte une dimension multi-média au regard de laquelle les potentialités de l’imprimerie, la typographie, la spatialisation du poème restent, malgré leur richesse, éminemment limitées.
Assurément, la poésie destinée à la performance orale n’atteint pas toujours la complexité structurelle ou lexicale de la poésie imprimée, qu’on peut lire à son rythme, et relire à souhait, mais qui resterait difficilement accessible à une écoute homochrone.
« À l’inverse, nuance Jean-Marie Schaeffer (1995 : 619-620), on peut dire tout aussi bien que la richesse des renvois structurels du texte écrit a partiellement pour fonction de compenser l’absence des facteurs de la voix, des mimiques, etc., qui dans l’œuvre orale sont des vecteurs sémantiques centraux : dans l’œuvre orale la structuration signifiante est répartie entre plusieurs systèmes de signes qui collaborent dans la performance. La “pauvreté” éventuelle du texte oral transcrit n’est donc certainement pas un bon instrument de mesure pour la complexité éventuelle de l’œuvre orale. »
C’est ce que montrent a contrario les multiples tentatives d’élaboration d’un code typographique pour incarner la voix dans l’écriture (Colomb, 2017). L’oral est un système de communication hétérogène, impliquant simultanément un langage verbal, vocal et gestuel. C’est en cela que la poésie oralisée réactive les ressources de la rhétorique antique, et particulièrement l’étape de l’actio, qui en latin désigne l’éloquence du corps, la voix, le rythme du débit, l’intonation, l’accent, l’intensité, l’articulation, la modulation du timbre, les mimiques, la gestuelle, l’occupation de l’espace – bref, la dimension physique de la performance, à la fois vocale, corporelle, scénique, charnelle, quasi érotique.
Discours situé et pratique sociale
On passe « d’un imaginaire du littéraire centré sur un objet-support : le livre, à un imaginaire du littéraire centré sur une action et une pratique : la publication. “Publier” retourne à son sens originel : rendre public, passer de l’expression privée destinée à des correspondants précis à l’expression pour des publics de plus en plus divers » (Ruffel, 2016 : 107). Dans la poésie oralisée, le discours littéraire se montre et s’assume davantage comme discours, c’est-à-dire comme adresse, dispositif, pratique sociale, communication. La poésie oralisée confronte le public à « des discours plutôt que des textes, des messages-en-situation et non des énoncés finis, des pulsions plutôt que des stases » (Zumthor, 1983 : 126), force en action plutôt qu’ouvrage accompli, processus plutôt que résultat.
Joséane Beaulieu-April (2017) a dégagé la dimension rituelle des lectures poétiques, et leur constitution d’une communauté éphémère, d’une attention polyphonique comme forme d’une intelligence collective. La nature de l’écoute, les modalités de l’attention, le feed-back exprimé par le public, ici et maintenant, conditionnent interactivement la réception que tout un chacun peut avoir de cette poésie oralisée, mais également le genre de communauté qui se crée alors, et au-delà, la qualité humaine, sociale et esthétique de ce qui se joue à ce moment-là. C’est ce que Stéphanie Roussel (2018) a fort bien analysé, en mettant en lumière le rôle essentiel des modalités de sociabilité dans la construction des attentions lors des micros-libres. Pour le public, l’impact notionnel et émotionnel s’en trouve déplacé, sinon accru. L’écoute peut se faire rêveuse, flottante. L’attention est décalée, offerte au rythme, à la voix, au corps, à l’érotique même de la présence charnelle du texte incarné, ainsi qu’à son environnement.
J.-P. Bobillot (2016 : 97-98), lui-même « poète bruyant », a mis en lumière les potentialités poétiques inhérentes au medium oral mobilisé pendant une performance poétique : « Loin de se réduire à un “support” ou à un “vecteur”, censément inertes, le medium, s’il ne constitue pas à proprement parler “le message”, y joue incontestablement un rôle, incitatif autant que limitatif : il le conditionne, il en est le conditionnement autant que la condition – et, s’agissant de poésie, le condiment. Il le contraint et le permet (le suscite, même). »
L’élément sémantique qu’est le texte pur n’est donc qu’un ingrédient de la constellation des médias convoquée sur une scène poétique. Le contexte, avec tout ce qui le compose, y occupe une place centrale, il représente bien plus qu’un cadre. Le public a sa part dans l’événement poétique, et qu’il soit rompu ou peu accoutumé à ce mode de consommation culturelle ne change rien à la place qui lui est donnée.
Ethos poétique et figure de l’auteur
Le public ne lit donc pas quelque chose, tel que la poésie imprimée: il se déplace pour écouter et regarder, bref il rencontre, va à la rencontre, de quelqu’un. La performance fait que le texte s’enrichit de son incarnation, voire en devient même le prétexte, et que s’en dégage un éthos déterminant dans sa transmission et sa réception – l’éthos désigne la personnalité, les qualités morales qui sont montrées, sans être dites, à travers la façon dont le poète s’exprime (voir la notice Ethos). De la dramatisation outrancière de l’énonciation poétique à l’élocution blanche et désincarnée, l’éthos est un effet de l’oralisation poétique et un prisme de sa réception. D’ordre purement rhétorique, l’éthos a pour corollaire le pathos, incorporation des émotions par l’auditeur.
La poésie oralisée tend vers le régime « élocutif » (qui parle à la première personne), plutôt que « délocutif » (qui raconte à la troisième personne, comme le ferait un roman classique). Elle opère l’écrasement des trois instances ordinairement dissociées dans le texte écrit : la personne civile, l’écrivain (dont le nom, ou le pseudonyme, figure sur la couverture), et enfin « l’inscripteur », autrement dit, la « voix » silencieuse exprimée par le texte (Maingueneau, 2004 : 106-110). Quand bien même le poème n’en contiendrait pas la forme pronominale, la performance met de fait en scène le Je, c’est-à-dire, outre un idiolecte poétique, un corps, un visage, une voix, un souffle, bref à la fois le littéraire, le social, et l’organique.
D’où les effets d’authenticité, de sincérité, véhiculés par le dispositif. Ils sont analysés avec justesse par Peter Middleton (2005 : 34-35) dans son ouvrage sur la poésie contemporaine :
« Un contexte vécu est momentanément conféré aux mots proférés, comme si l’interprète montrait ce que cela signifie, pour une vie, de dire ces mots, parce que la présence physique de l’orateur agit comme la garantie de leur pertinence pour un corps, un point de vue et une histoire spécifiques. […] Cette performance produit également une image exagérée et dramatisée de la figure de l’auteur. Ces mots émanent de l’orateur, sa présence corporelle et son identité en sont les garants, et sa diction montre ce que cela signifie de penser et dire ces mots et ces idées. »
« The words uttered are momentarily given a life-context, as if the reader were showing what it means for a life to say these words because the physical presence of the speaker acts as their warrant for their relevance to a specific body, point of view, and history. […] this performance also produces an exaggerated, dramatized picture of authorship. These words arise out of the speaker, whose bodily presence and identity is their warrant, and whose delivery shows what it means to think and say these words and ideas. »
L’oralisation de la poésie permet par là un renouvellement du lyrique, fût-ce a minima, et met la poésie dans la vie, en rendant tangibles ses implications sociales et existentielles. C’est en cela que les performances ou même les lectures poétiques sont des éléments déterminants dans la construction d’une posture d’auteur sous les yeux – et les oreilles – d’un public (Meizoz, 2016 : 27).
Beaulieu-April J., 2017, « Gestes et voix : le rituel de l’événement de poésie », pp. 69-76, in : Cabot J., dir., Performances poétiques, Lormont, C. Defaut.
Bobillot J.-P., 2009, Poésie sonore. Éléments de typologie historique, Reims, Éd. Le Clou dans le fer.
Bobillot J.-P., 2016, Quand éCRIre, c’est CRIer. De la POésie sonore à la médioPOétique & autres nouvelles du front, Saint-Quentin-de-Caplong, Éd. L’Atelier de l’agneau.
Bobillot J.-P., 2017, « Poésie sonore ? Poésie action ? Performance ? », pp. 23-37 in : Cabot J., dir., Performances poétiques, Lormont, C. Defaut.
Cabot J., 2017, « La scène ouverte de slam : dispositif, situation, politique », pp. 79-101, in : Cabot J., dir., Performances poétiques, Lormont, C. Defaut. Accès : https://hal-univ-tlse2.archives-ouvertes.fr/hal-02053669/document.
Colomb L., 2017, « L’écrit de la voix, un code typographique pour incarner la voix dans l’écriture », pp. 107-130, in : Cabot J., dir., Performances poétiques, Lormont, C. Defaut.
Maingueneau D., 2004, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, A. Colin.
Marcus G., 1989, Lipstick traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, trad. de l’anglais (États-Unis) par G. Godard, Paris, Gallimard, 1998.
Marion Ph., 1997, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, 7, pp. 61-88. Accès : http://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/article/viewFile/1441/1291.
Meizoz J., 2016, La Littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation, Genève, Slatkine.
Middleton P., 2005, Distant Reading. Performance, Readership, and Consumption in Contemporary Poetry, Tuscaloosa, University of Alabama Press.
Roussel S., 2018, Expériences poétiques des micros-libres : enjeux de lecture, enjeux de sociabilité, Maîtrise en études littéraires, Université du Québec à Montréal. Accès : https://archipel.uqam.ca/12092/1/M15787.pdf.
Ruffel L., 2016, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Lagrasse, Verdier.
Schaeffer J.-M., 1995, « Littérature orale », pp. 608-625, in : Ducrot O., Schaeffer J.-M., Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. Le Seuil, 1999.
Théval G., 2017, « Poésie : (action / directe / élémentaire / totale…) », pp. 41-63 in : Cabot J., dir., Performances poétiques, Lormont, C. Defaut.
Vaillant A., 2010, L’Histoire littéraire, Paris, A. Colin.
Zumthor P., 1983, Introduction à la poésie orale, Paris, Éd. Le Seuil.
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