La catégorie « problème public » est entrée dans le lexique des sciences sociales européennes par importation des États-Unis, singulièrement par la diffusion du travail de Joseph R. Gusfield (1923-2015). Amorcée par des invitations à Nanterre par le Groupe d’analyse politique (GAP), sa très tardive reconnaissance française doit à une traduction (Gusfield, 1981), lestée d’une dense préface par Daniel Cefaï, puis à un colloque tenu à Dauphine en 2017 (Bernardin, 2022). Cette notion, qui couvrait initialement dans des enseignements universitaires un bric-à-brac de problèmes sociaux, a peu à peu pris une consistance scientifique plus rigoureuse. Elle doit à l’interactionnisme symbolique, l’apport de J. R. Gusfield (1963) étant dans le prolongement explicite d’Outsiders de Howard S. Becker. Malcolm Spector et John I. Kitsuse (1923-2003 ; 1973) verrouilleront en quelque sorte le cadre théorique, dont on pourra vérifier la fécondité en lisant la revue Social Problems, créée en 1953. Ici on utilisera problème public pour traduire les deux termes anglais public problem et social problem, le terme français « problème social » ayant souvent une signification plus restrictive, associée à des enjeux relatifs à l’État-providence, aux inégalités matérielles.
De quoi parle-t-on ? La notion est simple dans son principe. Dans l’immense variété des faits sociaux, mais aussi des faits « naturels » qui impactent les humains (e.g. éruption volcanique), certains, et certains seulement, vont être constitués en problèmes. Ils le sont en devenant objet de débats, en suscitant l’intérêt de publics, ou la formulation de revendications d’action. Ils le sont en étant constitués en objets de politiques publiques : des lois, des budgets, des personnels sont mis en place pour répondre au problème, qu’il s’agisse, par exemple, de l’érosion du littoral ou de la « fracture numérique ».
Il faut donc penser la catégorie du problème public comme un processus : celui qui transforme un fait social en quelque chose de problématique, justifiant alarmes, discussions, diagnostics et, dans un second temps, mise en œuvre de mesures visant à y apporter des solutions ou à en réduire les impacts, le plus souvent par des politiques publiques. Il faut aussi penser ce processus comme compétitif : il est rare qu’un problème n’ait qu’un seul cadrage. Que sont ainsi les migrants qui traversent la Méditerranée au péril de leur vie ? Les victimes de régimes politiques africains despotiques et corrompus ? Des humains cherchant désespérément une vie faite d’autre chose que de misère et d’humiliations ? Des profiteurs dont même la noyade ne doit pas faire tomber dans le « piège de la compassion », comme le suggère le magazine conservateur Causeur ?
Incontournable constructivisme
De cette définition, en apparence simple, découlent des conséquences importantes. Il n’est nul besoin d’adhérer à on ne sait quel dogme « constructiviste » pour souligner que les problèmes publics sont construits, c’est-à-dire ne deviennent tels que par l’action de groupes ou d’individus qui les désignent, alertent des publics et des autorités, proposent des mesures. Un proverbe chinois dit : « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ». Il n’est nullement idiot en matière de problèmes publics de regarder aussi le doigt puisqu’il n’y a pas de problèmes publics sans l’action de claim-makers, que l’on pourrait aussi appeler « entrepreneurs de causes », dont l’identité éclaire souvent leur rapport au problème potentiel. Ainsi la question des violences intra-familiales contre les enfants a-t-elle largement été constituée en problème public par des radiologues dans les États-Unis des années 1960 (Pfhol, 1977). L’imagerie médicale leur permettait d’objectiver que telle fracture ne pouvait venir de la chute dans l’escalier alléguée par les parents. Mais leur investissement dans le problème tient à deux autres variables. À la différence du médecin de famille, ils ne sont pas prisonniers d’une proximité qui rend la dénonciation difficile. Et la jeune spécialité de la radiologie fut initialement regardé de haut par le gros des médecins : un radiologue était-il un technicien de l’image ou un vrai docteur ? Porter la cause des enfants battus rétablissait les radiologues dans les valeurs humanistes dont se réclame la profession.
Retenons quelques exemples, comme le mouvement #MeToo, ou l’émergence de scandales de pédophilie dans l’Église catholique. Doit-on en déduire que respect du principe de libre consentement ou chasteté régnaient sans partage dans les milieux du cinéma et les diocèses dans les années 1930 ou 1960 ? Le souvenir de quelques affaires médiatisées et les analyses des historiens suggèrent que non. Sans exclure des variations d’intensité de ces abus et crimes, ce qui a transformé de telles pratiques en problèmes est le double glissement de la visibilité et du statut de ces actes. Ils cessent de relever de mœurs sans doute critiquables, mais propres à un milieu (le harcèlement de celles qu’on nommait alors « starlettes ») pour devenir marques insupportables de prédation sexuelle. L’autorité sociale des auteurs de ces actes (clergé) s’érode. La capacité des victimes et de leurs entourages à s’organiser, se coordonner (via les réseaux sociaux), à invoquer des valeurs partagées de respect de l’autonomie et de la dignité individuelle se renforcent. Ainsi des problèmes publics ne cessent-ils d’émerger (la consommation de viande, la disparition des abeilles), d’autres nous semblent rétrospectivement avoir porté sur des questions risibles ou curieuses (la croisade morale au XIXe siècle contre la masturbation des adolescents ; voir Aron, Kempf, 1978). Au risque de formuler un énoncé logiquement choquant, la probabilité d’émergence d’un problème public n’est pas une résultante mécanique du nombre de personnes qu’il affecterait, ni du total des dommages matériels ou des souffrances humaines qu’il peut engendrer. Le nombre des chômeurs de longue durée ou des salariés pauvres est bien supérieur à celui des porteuses de burkini ou de hijab ; pourtant, la couverture médiatique de ces deux faits sociaux ne reflète pas ces écarts.
Un réalisme méthodologique ne manquera pas d’objecter « mais, quand même ! ». Quand même… si un grave accident survenait dans une centrale nucléaire, si une famine tuait des millions d’humains, ces faits seraient constitués en problèmes publics ! À cette objection qui se veut de bon sens, on ne peut répondre que « oui, mais ». Sans doute de tels faits ont-ils de fortes chances de devenir problèmes publics… mais faut-il qu’ils soient portés à la connaissance du public et définis comme porteurs d’un péril immense. Ce ne fut pas le premier mouvement des autorités soviétiques lors de la catastrophe de la centrale de Tchernobyl (Ukraine) en 1986. D’autres pollutions nucléaires gravissimes ont d’ailleurs été cachées en URSS. Et même dans une France démocratique, le nuage de Tchernobyl fut présenté comme peu dangereux et ayant sagement contourné les frontières nationales. On lira Génocides tropicaux (Davis, 2000) pour voir combien la combinaison de phénomènes climatiques et de décisions politiques criminelles a engendré à la fin du XIXe siècle en Inde des famines faisant des millions de morts, sans que cela ne suscite grand débat dans un espace public peu ouvert dans le monde de ce qu’on appelait « colonies ».
Tout ou n’importe quoi peut-il donc devenir (ou non) problème public ? Il est tentant de répondre oui : on a vu la vente de margarine faire l’objet de débats passionnés et même de référendums aux États-Unis. La bonne formule est donc celle d’un constructivisme « contextuel » (Best, 2007). Elle énonce qu’à peu près n’importe quoi peut devenir problème public, mais ni n’importe où, ni n’importe quand, ni n’importe comment. Si la margarine, opposée au beurre, suscite des mobilisations dans les États-Unis des années 1870-1910, c’est qu’elle vient de ces lieux symboliques de l’industrialisation et de l’immigration que sont les abattoirs de Chicago, que le couple margarine vs beurre condense les oppositions ville vsmonde rural, natifs vs immigrants récents, prolétariat industriels vs producteurs indépendants. Le propre des problèmes publics, c’est aussi de condenser des lignes de fracture, de réactiver l’Histoire.
Ce point conduit à une ultime remarque. Faire la sociologie des problèmes publics ce n’est pas descendre dans l’arène, distribuer bons points et accusations d’imposture. C’est analyser l’activité des claims-makers et de leurs opposants (Neveu, 2015). C’est saisir leurs stratégies, leurs rhétoriques, c’est expliciter la manière dont ils cadrent un problème, proposent des solutions pour y répondre.
Les pièces d’un processus
Pédagogiquement, on peut analyser les problèmes publics en cinq opérations. Ils doivent être identifiés, définis par des entrepreneurs de cause comme étant précisément des problèmes. Mais définir efficacement une situation comme problématique suppose trois opérations supplémentaires. Il faut cadrer le problème, c’est-à-dire y sélectionner ce qui est tenu pour important et ce sur quoi mieux vaut rester discret. Il convient aussi de justifier que le problème est non seulement bien réel, mais essentiel et prioritaire, tant les problèmes se bousculent pour être pris en compte par médias et politiques. L’impératif est alors de populariser, c’est-à-dire donner à la mise en récit du problème un écho vers l’opinion, les médias, les autorités politiques. Enfin – et tous les problèmes n’ont pas la fortune d’aller jusque-là –, si un problème fait l’objet d’une politique publique, il faut être capable de suggérer la nature des mesures à prendre, éventuellement s’investir dans leur suivi. Parler d’opérations et non d’étapes, c’est suggérer que celles-ci ne suivent pas forcément une chronologie immuable. Les promoteurs d’un problème peuvent revoir son cadrage et ses justifications dans le processus de la popularisation en percevant ce qui marche ou rebute ; et ceci selon les publics. Ceux qui ont l’oreille des pouvoirs publics peuvent jouer de cette « politique tranquille » (Culpepper, 2011), qui saute par-dessus l’espace public et la popularisation et prend directement la forme de normes de droit négociées dans l’entre-soi des bureaux ministériels. De fait, quel est le pourcentage de règles d’imposition des sociétés ou de normes de droit de la concurrence et des fusions qui font l’objet de débats hors du monde des affaires ? On suggérera ici quatre pistes de réflexion et de recherche dans un chantier foisonnant et en pleine expansion.
La première a trait aux entrepreneurs de problèmes. La catégorie, spécialement pour des Français, évoque des figures intellectuelles comme celle d’Émile Zola (1840-1902) sur l’affaire Dreyfus (1894-1906), ou des 343 femmes déclarant en 1971 avoir illégalement avorté. Mais la figure de l’intellectuel s’est démonétisée, et les porteurs de cause les plus efficaces sont aujourd’hui plus souvent des mouvements sociaux, mais tout autant des think tanks (Terra Nova, Fondapol, Copernic…) mettant l’accent sur l’expertise, la formulation de propositions pratiques. Si ces ressources les rendent audibles des pouvoirs publics – inégalement selon leur orientation politique, Terra Nova est plus proche des verts et socialistes, l’Institut Montaigne à droite – elles sont aussi grosses d’ambiguïtés. Censés porter une réflexivité de la « société civile » les think tanks ont en général les même viviers de recrutement social que politiques et haut fonctionnaires, et sont portés par là à formuler des propositions qui pour être réalistes, au sens de digérables par les ministères, sont bien rarement très novatrices ou hérétiques (Stone, 2007).
Cette observation suggère une autre piste : celles des régimes de justification, c’est-à-dire des ressources argumentatives qui vont permettre de définir un problème comme étant d’une gravité indiscutable, d’une urgence impérieuse dans son traitement. On peut les ramener à trois. La vox populi (vote, nombre de manifestants, résultats de sondages) met en évidence la mobilisation d’une communauté sur un enjeu qui la préoccupe. L’argumentation scientifique joue de l’objectivité, de la factualité, de savoirs établis qui devraient convaincre tout auditeur raisonnable. Enfin, la justification peut jouer de la sollicitation d’émotions (peur, indignation, commisération…). Leur mise en jeu est spécialement visible dans la forme du scandale où ce qui est perçu comme une atteinte aux fondements du vivre-ensemble suscite indignation et réactions intenses (e.g. les manifestations après le massacre des journalistes de Charlie en 2015). Il faut s’arrêter sur le statut ambivalent du discours scientifique. La science, le chiffre sont dans nos cultures de puissantes sources d’autorité, mais celle-ci sont paradoxalement très fragiles. Suggérons trois éléments d’explication. Le premier tient à l’opacité de certaines argumentations, à leur incommensurabilité avec l’expérience ordinaire : qui comprend le sens de mesure en becquerels, à quoi rapporter un PIB de 16 000 milliards de dollars ? La suspicion, pas toujours infondée, de connivences et conflits d’intérêts – aveuglants à l’Agence européenne de sécurité alimentaire (Efsa) par exemple – a aussi beaucoup fait pour discréditer l’autorité de la science. Mais celle-ci se heurte encore – et cela se nomme « agnotologie » – à une entreprise organisée de discrédit du travail scientifique, de diffusion de l’ignorance ou de pseudo-savoirs. On le voit quand le climato-scepticisme est financé par les producteurs d’énergie fossile, quand des experts autoproclamés n’ayant jamais publiés dans une revue savante s’attribuent les titres de politologue ou d’économistes (Oreskes, Conway, 2010). Ce sont aussi des émissions des chaînes d’informations continue (« L’heure des pros » sur CNews en serait l’archétype) qui sont des machines à démonétiser l’argumentation savante quand l’invité universitaire ou chercheur, en général fort isolé, voit son propos ramené à une opinion ou à de l’idéologie par des invités pas avares de décibels, disqualifiant chiffres ou analyses d’un bon mot ou du contre-exemple d’une anecdote vécue par leur beau-frère.
C’est dire encore que les médias sont des machines à filtrer les problèmes publics par les effets contradictoires de leurs lignes éditoriales, de l’adhésion de leurs dirigeants ou éditorialistes au sens commun d’une époque, mais aussi par la manière différentielle dont des problèmes peuvent correspondre à des rubriques. Parler des dangers de l’amiante à travers le sort tragique d’ouvriers dans des usines de plaquettes de frein du Calvados suscite bien compassion… Mais ces ouvriers ruraux sont loin des grandes villes et des rédactions, et la rubrique « sociale » est en perte de vitesse. Cadrer l’amiante comme un polluant environnemental partout présent, du flocage des murs du bureau au revêtement de la table à repasser, suggère une menace plus diffuse, plus universelle aussi par ses victimes potentielles, qui trouve place dans plus de rubriques bien suivies, en faisant jouer un sentiment plus fort que la compassion : la crainte (Henry, 2000). Selon ceux et celles qu’elles touchent, selon la très inégale capacité des groupes sociaux à se faire entendre dans l’espace public, selon la manière dont des arguments et des émotions pourront ou non capter l’attention et la sensibilité du grand public ou de décideurs stratégiques, des souffrances sociales très intenses pourront ne jamais s’établir durablement comme problèmes, quand des malaises qui affectent des groupes restreints recevront attention et réponses. Ainsi Mathieu Grossetête (2012) a-t-il pu montrer comment beaucoup de campagnes de prévention des accidents routiers ciblaient des populations statistiquement moins en risque (voir le spot sur le cadre de l’informatique qui oublie son casque sur un trajet scooter urbain) que celles, éloignées de l’imaginaire des publicitaires et rédactions, qui ont les plus grandes « chances » de périr au volant comme les jeunes artisans célibataires en milieu rural utilisant, pas toujours avec prudence, des véhicules souvent vétustes et peu surs sur des routes de campagne accidentogènes.
Pour suggérer une ultime piste – à laquelle la Covid 19 donne consistance –, nous vivons à une époque où montent des problèmes publics « mondialisés » : pandémies, migrations, harcèlement sexuel. Or, cette internationalisation n’est pas plus naturelle ou automatique que l’émergence nationale de problèmes publics. Il y a là un nouveau terrain de réflexion quant aux manières dont des problèmes sautent ou non des frontières, dont ils doivent être retraduits pour être intégrés recevables dans un nouvel espace (Surdez, Neveu, 2020). Ainsi les débats au parlement français lors du vote de lois sur le harcèlement sexuel en 2018 ont-ils largement consisté à préciser qu’il ne s’agissait pas d’importer en France un détestable « puritanisme » américain, ni d’interdire une galanterie bien française, mais de prendre en compte une dimension sexuée des abus de pouvoir dans le monde professionnel.
Des problèmes collectifs à l’empowerment individuel ?
Les « Trente glorieuses » ont vu s’épanouir ce que J. R. Gusfield (1996) a nommé « culture des problèmes publics ». Un nombre croissant de rapports sociaux ont alors été constitués en problèmes, ce qui ouvrait une séquence : reconnaissance ou extension de « droits à », affectation des budgets ou services publics à la prévention ou réparation des problèmes. Un virage s’est produit depuis les années 1990. Ses causes sont multiples : tournant néo-libéral, scepticisme devant l’efficacité de l’État, crise budgétaire… On assiste, d’une part, à une dépolitisation des problèmes publics. Les causalités systémiques et les modèles économiques perdent du sens quand on nous dit qu’il suffit pour conjurer le réchauffement climatique d’éteindre ses lumières, de baisser le chauffage et de trier ses déchets (Comby, 2015). L’air du temps suggère, d’autre part, que la multiplication des politiques publiques crée autant de problèmes qu’elle en résout, que les gens à problèmes sont peut-être des gens qui font problème et qu’il convient de cesser de geindre et de se prendre en main. L’action publique n’est alors légitime que pour remédier à ce qui entrave la libre concurrence des talents, que pour inciter les individus à devenir entrepreneurs de leur existence, ce que condense le vocable d’empowerment. Une des expressions de ce virage dans l’espace public tient à la multiplication des émissions télévisées de conseil (The Learning Channel aux États-Unis), de guidance pour savoir séduire et réussir (Nouveau Look pour une nouvelle vie), élever ses enfants (Super Nanny), rénover son logement à moindres frais (Total renovation, La Maison France 5). Il suffit là de vouloir, de faire l’effort d’apprendre pour pouvoir.
L’appel à la responsabilité et à l’initiative n’est en rien choquant. Mais sa fonction principale pourrait bien être de renvoyer à la culpabilité et aux défaillances individuelles des situations qui sont en réalité aussi le fruit d’une distribution prodigieusement inégale des ressources matérielles, cognitives. Et ces inégalités ne sont pas sans lien avec la capacité, inégalement mais non aléatoirement distribuée, à ressentir de l’estime de soi.
Aron J.-P., Kempf R., 1978, Le Pénis et la démoralisation de l’Occident, Paris, B. Grasset.
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