L’apparition du terme « public expert » en France est le produit des réflexions et des débats générés par l’étude de l’efficacité des entreprises culturelles et des médias sur les citoyens. Il s’agit tout à la fois d’un concept, servant à rappeler la capacité de jugement du public destinataire d’une action de communication politique et culturelle, et d’une catégorisation technique visant à assurer l’efficacité de cette action de communication. Le sens du terme varie en fonction du contexte linguistique et culturel dans lequel il est utilisé. L’usage français du qualificatif d’expert, notamment, diffère significativement de son utilisation dans un contexte anglo-saxon, où il possède avant tout une signification pratique, l’expertise étant relative à une situation et ne pouvant en être séparée. Distinguer un public novice, averti ou expert est simplement, dans cette perspective, différencier des degrés de familiarité des individus avec une culture technique déterminée, et non les positionner dans une hiérarchie socioculturelle, ce qui est souvent le cas en France.
L’exemple de la consommation culturelle
Ceci est particulièrement observable dans le domaine de la consommation culturelle, c’est-à-dire des multiples formes d’occupation du loisir autres que le sport – lecture de romans, écoute musicale, visionnage de films, sorties, pratiques d’une activité artistique en amateur. Sous l’effet de l’« État-Culturel » – l’organisation et le financement du secteur culturel par les pouvoirs publics, qui singularise la France par rapport à d’autres démocraties (Fumaroli, 1999) – , le terme d’expert tend en France à désigner, à l’inverse, un statut professionnel ou un niveau culturel possédé par un individu ou un groupe et manifestant sa supériorité intellectuelle, acquise ou héritée. Une vision essentialiste de la culture accompagne donc souvent en France l’usage du terme de « public expert ».
Une vison essentialiste
Cette vision essentialiste du « public expert » de la culture est confirmée par son antonyme, le concept de « non-public ». Le « non-public » a été forgé en 1968 par les professionnels de l’éducation populaire pour démontrer l’utilité de leur fonction et la pérenniser face aux effets de la démocratisation des études scolaires (Ancel, Pessin, 2004). Il sert à désigner tous les citoyens qui n’ont pas intégré l’habitude de fréquenter les institutions culturelles publiques et se privent ainsi du droit d’en jouir. La vision essentialiste du « public expert » consiste ainsi à l’assimiler au « public cultivé » par la fréquentation des établissements publics de la culture, de l’école aux musées en passant par les institutions théâtrales subventionnées.
La tripartition des « publics de la culture »
Ce « public cultivé » a été érigé en modèle de consommation culturelle, en instrument de mesure du développement personnel que doit assurer le loisir artistique. Le sens traditionnel, en France, du terme de « public », qui s’identifiait à la « Res Publica » – à l’État – jusqu’au XVIIe (Merlin, 1994), a favorisé ainsi une vision hiérarchique des publics de la culture, généralement tripartite, distinguant les profanes, les initiés et les spécialistes d’une certaine technique artistique. Cette tripartition descriptive a aussi une fonction normative : elle sert à rationaliser les étapes nécessaires à l’action culturelle pour faire passer un individu du non-public au public-expert, pour qu’il devienne membre de la communauté des usagers cultivés et s’enrichisse au contact des artistes et des critiques qui la composent. Cette tripartition peut ainsi se décliner en autant de typologies – public non-initié, habitué, fervent ou passionné ; spectateurs occasionnels, réguliers, assidus ; grand public, amateurs et connaisseurs – que de types de consommation artistique concernée, les arts plastiques ne connaissant pas des publics au même sens que le théâtre, l’opéra ou la danse ; quant au loisir cinématographique, son accessibilité à tous interdit d’identifier le « public expert » du cinéma au seul public cultivé.
La reconnaissance du savoir du « consommateur »
De facto, l’accessibilité apportée par la numérisation et la multiplication des équipements culturels domestiques déstabilise aujourd’hui la vision dite légitimiste, en référence à l’œuvre de Pierre Bourdieu (1979), du public expert longtemps privilégiée par la sociologie française de la culture. L’ancienne vision statique et hiérarchisée des « publics de la culture » – qui fait passer en cascade descendante du cercle restreint du public expert composé par les artistes et les critiques au grand public extérieur à l’art et donc incapable d’en juger – doit aujourd’hui composer avec une sociologie beaucoup plus pragmatique et dynamique de la culture. Cette sociologie pragmatique substitue à une vision du public expert qui utilise le musée et le marché des arts plastiques comme seuls instruments de mesure de la culture artistique la prise en compte de l’expertise procurée par la fréquentation des multiples « marchés de la culture » – roman, musique enregistrée, film, etc. – alimentant le loisir des individus (Sassoon, 2006). Relativisant le rôle du capital scolaire dans l’attachement à l’œuvre d’art et valorisant l’importance de l’expérience du corps à corps avec l’œuvre, elle rétablit la dimension ludique de la culture artistique et l’efficacité de la « culture du consommateur » (Arnould, Thompson, 2005). Ce terme désigne, pour les sociologues anglo-saxons tenants de la « Consumer Culture Theory », le savoir acquis par l’habitude de consommer des genres de produits différents et l’usage régulier d’instruments de mesure ordinaire de la qualité des produits offerts sur le marché – bouche à oreille, guides, classements, labels, etc. (Karpik, 2007).
Management culturel et expertise profane
Ce savoir du consommateur expérimenté explique la nécessité de plus en plus grande pour les institutions culturelles d’ajuster l’accueil du public à la grande diversité des situations personnelles – âge et aptitudes physiques notamment – et des intérêts éthiques et esthétiques d’un grand public informé et exigeant sur la qualité et le sens des expériences artistiques qu’on lui propose. Cette évolution conduit, d’un côté, à valoriser la dimension identitaire de la consommation culturelle, notamment en matière de genre et de sexualité (Esquenazi, 2003). Elle conduit, de l’autre, à reconnaître l’expertise du consommateur régulier, sa capacité à discriminer les qualités des produits et des services qu’il a l’habitude de consommer, laquelle rend possible l’innovation culturelle (Leveratto, 2006). Elle ne se réduit pas, en effet, à une capacité à mesurer, grâce à l’expérience, le degré de qualité technique des objets culturels qui sont offerts à sa consommation. Cette expérience augmente également la sensibilité de l’acheteur à leur degré de publicité, au sens de Jürgen Habermas, c’est-à-dire leur capacité à contribuer par leur valeur éthique à la construction et à la pérennisation d’une communauté esthétique des citoyens (Habermas, 1988). De ce point de vue, et comme le rappelait Walter Benjamin lorsqu’il définissait le public de cinéma comme « un examinateur qui se distrait », l’expertise culturelle des consommateurs ordinaires a contribué, tout autant que celle des critiques et des experts patentés, aux avancées artistiques de l’histoire du cinéma, du roman et la musique (Leveratto, 2015).
Ancel P., Pessin A., 2004, Les Non-publics. Les arts en réceptions, 2 vol., Paris, Éd. L’Harmattan.
Arnould E. J., Thompson G. J., 2005, « Consumer Culture Theory (cct): Twenty Years of Research », Journal of Consumer Research, 31, 4, pp. 868-882.
Benjamin W., 1939, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. de l’allemand par M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 2008.
Bourdieu P., 1979, La Distinction, Paris, Éd. de Minuit.
Esquenazi J.-P., 2003, Sociologie des publics, Paris, Éd. La Découverte.
Fumaroli M., 1999, L’État-Culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, Le livre de poche.
Habermas J., 1988, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. de l’allemand par M. B. de Launay, Paris, Payot.
Karpik L., 2007, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard.
Leveratto J.-M., 2006, Introduction à l’anthropologie du spectacle, Paris, Éd. La Dispute.
Leveratto J.-M., 2015, « Jugement esthétique et expertise de la qualité cinématographique », pp. 121-129, in : Baty-Delalande H., Nacache J., Toulza P.-O., dirs, L’Expérience du cinéma, Paris, Hermann.
Merlin H., 1994, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Éd. Les Belles Lettres.
Sassoon D., 2006, The Culture of the Europeans. From 1880 to the Present, Londres, Harper Press.
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