Public scientifique


 

Une brève histoire des désignations du savant, de l’observateur et du public en sciences 

Nombre de traités échelonnés du XVIIe au XVIIIe siècle discutent fermement de l’usage possible ou nécessaire des expressions « public » et « spectateur » dans le champ scientifique. Au sortir de l’époque médiévale et théologique, l’enjeu porte sur la différence à construire entre savants, observateurs et laborantins (exclusivement masculins alors) d’un côté, et aux femmes et hommes curieux des savoirs, lecteurs d’encyclopédies ou de traités destinés, certes, à tout le monde, donc au « public », même si lus seulement dans le monde lettré. Ces discussions vives sont d’autant plus essentielles qu’il faut statuer alors à la fois sur la teneur des notions, sur les champs de leur application et sur les compétences des personnes ainsi désignées. Les philosophes de l’époque se trouvent ainsi appelés à confronter, différencier ou confondre, trois champs : le champ scientifique, le champ esthétique – tous deux en cours d’autonomisation, de constitution conceptuelle et institutionnelle moderne – et le champ politique de la « communication », de la diffusion des idées, et déjà de l’éducation des (futurs) citoyen(ne)s. Un « savant » est-il encore un « spectateur de la nature » ? Un « observateur » scientifique est-il toujours un « contemplateur » ? Que serait un « public » qui contemplerait des expériences et applaudirait aux résultats alors que ceux-ci ne sont pas un facteur du nombre d’adhésion ? Les citoyen(ne)s, s’ils ont désormais accès à tous les savoirs, doivent-ils s’y inclure en « contemplateurs », en « observateurs », en « savants » ou en simples citoyens d’abord ignorants ?

De nos jours, le mélange de ces notions ne semble pas poser de problème. Une certaine habitude d’indifférence conceptuelle s’est établie dans des revues, des émissions de télévision ou de radio, à propos des attitudes de type scientifique, par ailleurs mêlée à des vocables religieux : « croire » ou non en « la science » !, avoir « foi » en la connaissance !, etc. Dans certains articles/émissions, le savant est à nouveau présenté comme « contemplateur de la nature », les assistants d’une expérimentation passent pour des « spectateurs d’une expérience ». Dans le cadre d’émissions comprenant du « public », ce dernier serait composé de « spectateurs des débats scientifiques », auxquels soumettre les connaissances à approbation. Quand, dans le cadre de certaines instances dites de « vulgarisation », c’est un « public » qui est convoqué tout en étant méprisé comme s’il était de soi ignorant. Dans les intermédiaires de masse, il ne semble même pas requis de préciser l’intérêt de ces mélanges, s’il en est un, confrontant des domaines et des enjeux différents.

C’est précisément pour éclairer ces usages flottants contemporains que nous souhaitons en analyser la genèse différentielle et les enjeux historiques, en confrontant les discussions passées à leur absence aujourd’hui. Autrement dit cet article s’apparente à ce que les spécialistes appellent un exercice d’épistémologie historique, en contexte langagier européen, quoique largement exporté. Pour autant, il ne néglige pas le présent puisqu’il interroge chacune et chacun sur son propre emploi des termes. Que penser, par exemple, des trois propos suivants, dans lesquels les applications des termes semblent « évidentes » ? D’abord les propos de Pierre Fougeyrollas (1922-2008 ; 1990 : 10) : « L’enquête par observation directe est une procédure de recherche dans laquelle le chercheur est un spectateur attentif de ce qu’il peut voir et entendre » ; puis, de Bernadette Bensaude-Vincent (2010), dénonçant la culture de vulgarisation qui maintient les « citoyens en position de spectateurs passifs d’une dynamique qui leur échappe » ; enfin, de l’université européenne d’été de l’Institut des hautes études pour la science et la technologie (2011), parlant de « l’illettrisme scientifique du public » traité en incompétent.

 

Distinctions et mélanges

Il est sans doute vrai qu’entre l’époque classique, celle des Lumières et nos jours, le XIXe siècle a brouillé les approches de la question d’un éventuel « savant spectateur » ou d’un « public scientifique ». Non pour diminuer l’importance des différences, mais en prenant en compte les objectifs et les difficultés de la formation des citoyennes et des citoyens affrontées par l’esprit républicain, la lutte contre l’ignorance et la réforme nécessaire de l’université en direction de la formation et non plus de la dogmatique. Le positivisme et des cours diffusés par les philosophes de ce mouvement de pensée, en particulier Auguste Comte (1798-1857), par exemple, comme nombre d’associations de libre pensée ou de syndicats ont aidé à hausser un idéal républicain de « communication » récupéré des Lumières et très élitiste par la promotion d’un « peuple savant », de « savants spectateurs » et de « contemplateurs de sciences », en particulier en milieu ouvrier. Idéal qui n’était pas vain et réfutait les mépris aristocratiques. Mais qui empruntait des vocables entremêlés. Il est facile de les retrouver utilement moqués pour leurs défauts par Gustave Flaubert (1821-1880). D’abord dans Madame Bovary (1857) alors que se déroule, sous l’égide de « La Science » désormais établie dans l’espace social et institutionnalisée dans l’espace architectural (ainsi que le montre Michel Foucault [1926-1984], dans L’Œil du pouvoir, 1977), l’amputation de la cuisse d’Hippolyte, l’apothicaire Homais se défile devant la demande du médecin de participer à cette expérience : « Quand on est simple spectateur, l’imagination, vous savez, se frappe ! ». Ensuite dans le roman Bouvard et Pécuchet (publié à titre posthume, 1881), alors que la description de la « bêtise » des personnages – synonymement leur rage d’obtenir des conclusions scientifiques avant de procéder à des recherches – sourd du fait qu’ils se placent en « spectateurs » des sciences, au lieu d’en devenir les producteurs ou les observateurs attitrés. Ils ne sont qu’un « public » de gravures encyclopédiques.

Sous-jacente à ces références et usages, il est aisé de reconnaître une discussion centrale à multiples entrées. Elle porte sur la manière d’assumer le « désenchantement du monde », la sécularisation et la nouvelle organisation des savoirs dans son rapport aux citoyennes et citoyens, sur l’accès aux différents champs conceptuels et la distribution des compétences, et donc aussi sur le rapprochement entre les notions modernes de « public » et de « spectateur », appliquées d’abord à la politique et aux arts, et le domaine scientifique, conçu essentiellement comme domaine de pratiques expérimentales conduisant à des théories scientifiques, et déployées par des « savants » ou des « observateurs » (quoiqu’on dise de nos jours « des scientifiques », dans un emploi délicat d’un adjectif substantivé), travaillant en général dans des laboratoires.

Cette discussion réunit les termes suivants : savant, expérimentateur, spectateur ou public, contemplateur, observateur, assistant de débats scientifiques. Elle est d’autant plus importante qu’elle engage la possibilité même de parler positivement d’un « public scientifique », sans mépris pour son « ignorance » ou son « éloignement des connaissances ». C’est sans doute ce qui est envisagé d’emblée dans les expérimentations cruciales concernant le vide, dès le XVIIe siècle. En effet, face aux laboratoires des savants trop fermés à ses yeux, aux universités de l’époque largement responsables des confusions du temps, Blaise Pascal (1623-1662), sollicité par les débats sur le vide engageant l’opposition entre théologiens et savants, est conduit à des Expériences nouvelles concernant le vide, à Rouen notamment. Ces huit expérimentations successives sont réalisées volontairement par lui hors du cercle restreint des spécialistes, devant « de nombreux spectateurs » écrit Gilles Personne de Roberval (1602-1675), et plusieurs fois répétées, « toujours en public », précise-t-il encore, durant les mois de janvier et février 1647 (Pascal, 1647 : 462).

Expériences du Puy-de-Dôme sur la pesanteur de l’air. Gravure dans Les merveilles de la sciences ou Description populaire des inventions modernes (Tome 1), paru en 1867. Source : Bibliothèque nationale de France/Gallica.bnf.fr (réutilisation non-commerciale).

 

Sur ce seul plan, comme pour les expériences en public de la machine de Boyle (1627-1691), et plus tard pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751) relativement à son public de lecteurs – entre volonté culturelle, expérimentation et émerveillement – l’enjeu est bien celui de clarifier la distribution des notions en devenant un cheval de Troie à l’encontre des confusions entretenues afin d’empêcher de déterminer un espace moderne de réflexion sur les sciences, les observations, les compétences, l’esthétique, la formation culturelle publique, etc.

 

Spectateur ou observateur de la nature ?

Commençons cette enquête historique par préciser le statut du savant moderne et des connaissances qu’il engage en public. Celui-ci s’établit à partir d’une opposition. Les historiens de la culture soulignent que les modernes se sont habitués à considérer que l’homme antique s’adonnait à une vie contemplative, le « savant » étant alors un « sage », à laquelle ils ont renoncé au profit d’une vie active. Cette opposition vita contemplativa/vita activa est censée énoncer des qualités que condensent deux types de rapports de l’humain à la nature : un rapport religieux au Bien éternel qui la crée et un autre, « savant » cette fois en un nouveau sens, à un monde à connaître et explorer. Pour autant que cette distinction ne soit pas enfermée dans une considération trop mécanique, elle porte à se rendre compte qu’il est nécessaire de mieux cerner le contenu de cette vie active, moderne, notamment pour le lien pratique qu’elle instaure entre l’humain et la nature par le travail et l’industrie, et en ce qui nous concerne ici, l’observation ou l’expérimentation de la nature et le « peuple » réputé ignorant.

D’autant que, pour la partie concernant le lien historique à l’idée d’observation ou d’expérimentation de la nature, c’est la notion de « spectateur de la nature » qui fait désormais problème. Elle fait, en effet, l’objet d’une double signification : celle d’une radicale ouverture de l’esprit à une science de la nature rectifiée, au cœur de laquelle la « curiosité » – le terme étant revalorisé après avoir été enfermé dans des « cabinets », puis récusé pour sa dispersion – pour l’observation des phénomènes est devenue essentielle, d’une part ; celle d’une capacité à distinguer entre elles des figures de spectateur : spectateur du monde mondain (l’ancêtre du journaliste), des œuvres d’art (le critique), de la nature (le savant), de l’histoire (le philosophe). Mais elle fait simultanément naître deux paradoxes. Pour le premier, dans sa définition esthétique, le spectateur de l’œuvre d’art n’est pas censé être un connaisseur de son objet, alors qu’ici le spectateur de la nature, son observateur, en est le connaisseur même. Par rapport au second, ce spectateur, si tel est le cas, d’un nouveau type, expérimentateur et connaisseur, est doublé potentiellement d’un « contemplateur de la nature », promeneur ou rêveur esthète de ladite nature, auquel il s’allie ou s’oppose selon ses humeurs, ainsi que le décrit Jean-Jacques Rousseau (1712-1778 ; 1772).

Avant de donner sa pleine dimension à ce rapport particulier à la nature – redéfinie par Galileo Galilée (1564-1642) et Isaac Newton (1642-1727) –, il convient de s’attarder sur ces notions de « spectateur » et d’« observateur », parfois doublées par celle de « spectateur-théoricien », comme c’est le cas relevé par Paul Clavier (2000 : 229) dans Le Concept de monde. Dans leur relation, ces notions dessinent moins vaguement qu’on ne pourrait le croire un statut historique de la notion de « science », le ressort de l’une des ruptures opérées avec le monde médiéval et l’exigence centrale de la modernité épistémologique. Dans leur opposition, paradoxalement, connaissance et contemplation allient efficacement la nécessité de regarder précisément la nature plutôt que de lire la Bible et celle de rapporter la connaissance à un sujet humain énonciateur de la vérité par une théorie de la représentation, ainsi que la résume M. Foucault dans Les Mots et les choses (1969). Elles se traduisent d’ailleurs très concrètement en schémas constamment répétés dans les ouvrages scientifiques, lesquels exposent des procédures de recherche à partir de dessins sur lesquels un ou plusieurs personnages – le spectateur curieux de ce qui l’entoure aux fins de connaissances – est figuré dans un site naturel, appesantissant son regard sur tel ou tel montage du « grand spectacle de la nature » se jouant sous ses yeux, et semblant moduler son propos en fonction d’une évidence visuelle (alors qu’en réalité, c’est le lecteur qui voit).

Illustration dans le Dictionnaire universel de mathématique et de physique d’Alexandre Savérien (1753). Source : Bibliothèque nationale de France/Gallica.bnf.fr (réutilisation non-commerciale).

 

Ce n’est évidemment pas pour rien que cette expression « spectateur de la nature » est en usage, entre autres raisons, dès l’ouvrage de G. Galilée (1564-1642 ; 1610), Le Messager céleste, dont le titre se prolonge en magna longeque admirabilia spectacula prodens (produire de grands spectacles admirables au loin). Le passage d’une physique des qualités qui n’exige que la contemplation de l’œuvre de Dieu à une physique quantitative met en avant l’observation nécessaire de phénomènes circonscrits par l’expérimentation, exposée avec force schémas et personnages en activité. S’agissant alors de « décrire » – le terme est à dessein ambigu puisqu’il évoque le regard – ces phénomènes, l’homme savant – non sans mépriser les « femmes » dites « savantes » – peut s’affirmer « spectateur » de ce « spectacle » qu’est la nature, puisqu’est censé y régner un mécanisme que l’on apparente souvent à celui des machineries d’opéra, comme si physique et arts se conjoignaient ici afin de mieux se différencier du théologique.

Pour le XVIIIe siècle, féru des distinctions désormais établies, il s’agit cependant bien d’un observateur, revêtu de la mention « spectateur », de la nature qui, afin de conceptualiser cette dernière et d’en énoncer les lois de fonctionnement dans un jugement déterminant, éduque son regard, cerne la distance qui l’en sépare, distingue et trie parmi les éléments conçus ceux qui sont retenus et développés dans l’expérience, reste attentif aux propos qu’il tient et refuse de se contenter de ses premières impressions sensibles ou esthétiques. Il s’imprègne avec patience du « spectacle » de la nature, des constances qu’elle présente et, sans céder à l’émotion du simple contemplateur, se concentre sur les mesures et les relations permettant d’aboutir à la formulation des lois qu’on attend de lui.

 

Quelle nature est donc à observer ?

Pour préciser ce contexte, et en quoi le mécanisme importe, il convient de relever que pour qu’une telle « nature » soit ainsi conçue, en dehors du champ du miraculeux et du divin, il lui faut un principe de cohésion et d’organisation interne (mécanique, dynamique ou autre, selon la période de l’histoire des sciences considérée) qui permette de la considérer comme un tout observable. De même qu’il faut à l’échelle d’observations plus ciblées un même principe d’engendrement du savoir : l’expérimentation. L’affirmation d’une observation possible de la nature met bas, encore une fois, l’édifice théologique d’un secret du monde, d’un principe organisateur transcendant. Que la nature soit écrite en langage mathématique ou non, selon la formule de G. Galilée, elle peut être lue, en tout cas, en totalité ou par partie, comme si c’était le cas, en intégrant les observations à une architecture unifiée des phénomènes, à l’idée d’une nature uniforme et constante dans ses effets. Devenir un observateur de la nature, et par là-même un savant qui conquiert la connaissance, correspond bien à un geste moderne, en fonction duquel observateur et nature sont corrélés dans une expérimentation. Cette « nature » par conséquent n’est pas tant une chose posée devant les humains que l’objet d’une construction dans des « laboratoires » (salons aménagés, serres, jardins, zoos, ateliers), d’une attention orientée vers l’horizon nécessaire en face duquel l’observateur se place afin de donner une signification à la recherche scientifique.

Ainsi commente-t-on habituellement le statut de l’observateur de la nature dans la physique classique, notamment celle de Pierre-Simon Laplace (1749-1827). Dans un passage célèbre de son Essai philosophique sur les probabilités, publié en 1825, l’astronome, physicien et mathématicien évoque l’idée d’un observateur universel omniscient, et fait de cet observateur un pilier fondateur du concept laïque de déterminisme.

« Nous devons […] envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » (Laplace, 1814 : 4)

Ces quelques lignes ont été depuis lors immensément citées et commentées. Dans son ouvrage L’Idée du déterminisme, le philosophe Alexandre Kojève (1902-1968 ; 1990) va jusqu’à donner à ce fragment le nom de « formule de Laplace », bien qu’il ne puisse s’agir nullement, aux yeux par exemple d’un mathématicien ou d’un physicien, d’une formule mathématique mais tout au plus d’un axiome énoncé en simple langage ordinaire.

« Dans cette formule de Laplace, écrit-il, trois points doivent être soulignés : 1 – […] Laplace introduit l’idée d’une « Intelligence », qui définit la place d’un sujet connaissant. Cette Intelligence possède […] une faculté de connaître qui dépasse […] celle de l’homme. […] Sa connaissance a un caractère temporel ; […] elle contemple le monde […]. Ainsi, l’affirmation par Laplace du déterminisme causal revient à celle de la possibilité de prévoir […]. 2 – La prévision est détaillée […]. 3 – La précision est exacte. » (Kojève, 1990 : 25).

L’omniscience est un attribut usuel du divin. Elle est récupérée ici par et pour le savant. La nature, son objet, n’est pas sa création, mais elle est sans aucun doute sa recréation dans l’ordre du savoir et pour les philosophes de référence ici. Conséquence : le savant n’est pas un spectateur de la nature, mais un expérimentateur.

 

Un « public » intéressé

Néanmoins, le flottement de ces usages reste patent. Et la question du « public » demeure ouverte. Synthétisant l’essentiel, le philosophe Ernst Cassirer (1874-1945 ; 1932 : 80) précise :

« Dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, par ailleurs conçus autour d’une figure féminine, Fontenelle, cherchant à expliquer la cosmologie cartésienne, compare l’histoire de la nature à un spectacle qui se déroulerait sur une vaste scène de théâtre. Au spectateur assis au parterre s’offre une série d’événements qui surviennent et passent pêle-mêle. Le spectateur s’absorbe dans la contemplation de ces événements, jouit de la richesse des images déroulées devant lui sans beaucoup se demander comment le spectacle est réalisé. Mais s’il se trouve une fois dans la foule des spectateurs un mécanicien, il ne se contentera pas de regarder. Il n’aura de cesse qu’il ne soit sur la trace des causes, qu’il n’ait deviné le fonctionnement du mécanisme produisant cette succession de scènes ».

Qu’on puisse remonter au-delà de Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757) pour saisir les premiers moments d’une telle considération pour un « public » scientifique ne fait aucun doute : vers Francis Bacon (1561-1626) par exemple ; cela étant, René Descartes (1596-1650 ; 1644 : II, § 4) utilise l’expression « spectateur de la nature » à l’adresse du « public », dans les Principes de la philosophie, mais aussi dans le Discours de la méthode (« il en est le spectateur », Descartes, 1637 : 154), en 1637. Néanmoins, la référence à Fontenelle présente un intérêt certain pour notre propos de par sa qualité de Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, par l’usage de la notion de spectacle de la nature qu’on lui doit dans les Entretiens (1686) cités, par le souci d’une adresse des sciences à des néophytes, et par l’amoindrissement qu’il impose à la disparité hommes/femmes dans ce contexte où on risquait bien de réserver les considérations de ce spectacle aux seuls hommes.

Essai sur l’électricité des corps par l’abbé Nollet, 1746 avec des estampes de 1773 à 1788. Source : Bibliothèque nationale de France/Gallica.bnf.fr (réutilisation non-commerciale).

 

Cela étant, ce qui importe en lien avec la notion de « public », c’est ce que les hommes des Lumières ajoutent à cette élaboration : la nature a caché le dispositif dont elle se sert pour produire ce spectacle, devant lequel on peut se contenter de s’extasier ou s’imposer de le percer au jour. Seule le savant et l’observateur (I. Newton, Georges-Louis Leclerc de Buffon [1707-1788], Carl von Linné [1707-1778]) parviennent à déceler les ressorts secrets de ces scènes, les machineries des coulisses, parce que l’œil du savant parvient à passer de la scène à l’arrière des décors. Pour les autres, le « public », « spectacle » et « spectateur » conviennent. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert aura le mérite d’en répandre les connaissances, mais en tombant pour partie dans le piège d’une science à contempler (à l’exclusion de la partie technique encourageant les pratiques).

Autrement dit, il importe de relancer la discussion et sans aucun doute de distinguer, d’un côté, le charme du spectacle de la nature – que l’on peut se contenter de contempler esthétiquement –, de l’autre, les activités de compréhension des engrenages qui le mettent en mouvement, quasi en œuvre. Faut-il donc distinguer, dans ce qui devient un « public des sciences », d’un côté un « spectateur contemplateur » (plan esthétique) et de l’autre un « spectateur observateur » (plan scientifique), ou bientôt plus fermement un « observateur ou un savant », deux types de « spectateurs » et de « publics » qui peuvent parfois se confondre devant la nature et sa féérie – tremblement de terre de Lisbonne (1755) en moins – mais le plus souvent se distinguent, quoique des passeurs (écrivains, imagiers, peintres) s’attachent à relier les deux, ce dont se souviendra la pédagogie républicaine.

La rupture avec l’Antiquité et l’époque médiévale est consommée. La vie active de l’expérimentateur a pris le pas sur la vie consacrée à attendre des signes d’un ordre divin ou une révélation. La nature, écrite en langage mathématique, n’est plus une vaste page d’écriture tracée et signée par Dieu, relevant de la seule science du divin. Si nous devons bien à la modernité l’élaboration de cette figure du savant/observateur de la nature, c’est surtout parce que, en parallèle de la construction du spectateur d’art, elle n’a cessé d’affranchir ce spectateur – comme l’autre – de la tutelle des autorités et des dieux. C’est aussi à cette articulation que nait un souci relatif au « public », que l’on ne conçoit plus être laissé hors de ces champs. Il n’est de spectateur de la nature concevable, d’observateur scientifique ou de savant en fin de compte, qu’en dehors de la référence à une révélation divine, à un ordre royal et à un esprit de système métaphysique, et dans un cadre bientôt sanctionné par des définitions de compétences valorisées par des diplômes. Mais c’est bien aussi la question du public visé qui devient centrale, tant pour une hypothétique présence dans les nouvelles institutions que pour la définition du rapport savoir-citoyenneté.

 

Un système de distinction 

Il est clair que l’idée d’un spectateur de la nature partage avec celle de spectateur d’art la même nécessité d’imposer une différence entre la dramatisation religieuse antérieure de la vision et l’opération moderne du voir : le voir conçu comme activité, le sujet capable d’être saisi et de saisir, de se laisser prendre et déprendre. D’une certaine manière, le monde savant s’allie au monde artistique pour combattre, dans les mêmes termes, mais avec chacun des moyens différents, les mêmes ennemis, et conquérir les mêmes « amis », le public.

Ce qui doit donc maintenant être assuré, c’est à la fois la proximité (de combat) et la différence entre le spectateur, l’amateur de l’œuvre d’art, et l’observateur de la nature, sans s’interdire de considérer l’existence d’un « public » scientifique. Lorsqu’il a lieu, l’usage du même terme relève-t-il de la tactique ou d’une véritable identification ? Car, au-delà de l’étymologie, nul n’ignore qu’il est question de deux tâches différentes, appliquées à des objets différents, utilisant des procédures et visant des fins sans commune mesure. Il faut alors en tirer les conséquences, non seulement concernant l’approche de ce spectateur, mais encore au sujet des éléments constitutifs des attitudes décrites en regard d’un « public », notamment en ce qui regarde un spectateur de la nature entièrement scientifique, un spectateur de la nature qui peut tout de même entreprendre son activité sous l’égide de la curiosité (pour ses métamorphoses, sa diversité, son mutisme), du plaisir (de savoir), de la distraction, voire de la contemplation esthétique de ladite nature, ainsi que nous le montrent David Hume (1711-1776), dans le Traité de la nature humaine (1738 : Sections IV à VIII) et J.-J. Rousseau (1772) dans les Rêveries du promeneur solitaire ; et un spectateur de la nature qui enchâsse science et métaphysique dans le souci de la contemplation, ainsi qu’il en va chez l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688-1761 ; 1732-1750), dans Le Spectacle de la nature (ou Entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux et à leur former l’esprit), l’ouvrage de référence des conservateurs et théologiens. Il sera longtemps la cible de Julien Jean Offray de La Mettrie (1709-1751), Buffon, et de Voltaire (1694-1778) qui se demandent si l’auteur du Spectacle de la nature n’a pas un peu outré ce soi-disant service rendu à l’esprit humain, lorsqu’il a voulu ridiculiser I. Newton et ramener quelques expérimentations scientifiques à des modes de contemplation de la nature.

Ces distinctions ne sont sans doute pas assez légitimées pour qu’un philosophe contemporain, Jonathan Crary (1999 : 50), écrive dans Suspensions of perception : attention, spectacle and modern culture :

« La plupart des dictionnaires ne distinguent guère le sens des termes “observateur” et “spectateur”, et de fait, on les traite en général comme des synonymes dans l’usage courant […] Contrairement à spectarer, racine latine de spectateur, la racine d’“observer” ne signifie pas littéralement “regarder” ».

L’observateur, ajoute-t-il, ne se contente pas d’être témoin d’un spectacle sans y participer (art, théâtre), il participe de l’action entreprise, et s’inscrit dans un rapport de savoir.

Dans un cadre historique, nous devons pourtant son exposition complète à deux écrivains, toujours soucieux de la conquête des savoirs par tous. C’est Denis Diderot (1713-1784), tout d’abord, qui s’acharne à penser le spectateur de l’œuvre d’art dans un système de différence, et c’est par conséquent lui qui édifie l’un des premiers systèmes complets de distinction spectateur vs observateur dans Entretien sur le Fils naturel, (Diderot, 1757). Il va d’ailleurs jusqu’au terme de la prestation puisqu’il critique la confusion des deux termes à propos du domaine scientifique, ce qu’il reprend de sa Lettre sur les aveugles (ibid., 1749 : 131), en référence à l’analyse de la position publique de René-Antoine Ferchault Réaumur (1683-1757) contre les personnes qui se croient observateurs scientifiques parce qu’elles assistent, sous forme mondaine, à des opérations chirurgicales. Veine sans doute pour partie explorée par le peintre Rembrandt (1606-1669) dans la toile nommée : La leçon d’anatomie du docteur Tulp. Diderot déclasse l’idée, héritée du siècle précédent et de Fontenelle, selon laquelle le savant pourrait être nommé « spectateur de la nature », et l’observateur un « spectateur de science ».

La Leçon d’Anatomie du Docteur Nicolaes Tulp (1632). Huile sur toile, 216.5 × 169.5 cm. Source : Mauritshuis, The Hague (domaine public).

 

C’est ensuite Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) qui reprend cette démarche. La distinction de ces « spectateurs » est renvoyée à la différence nature/œuvre d’art, impliquant une différence de registre, de fonctionnement et de formes, sur la base de la distinction entre jugement déterminant et réfléchissant chez Immanuel Kant (1724-1804 ; Critique de la faculté de juger, 1793). I. Kant parle cependant encore du « spectateur de la nature » (l’observateur scientifique) en 1755, dans l’Histoire générale de la nature et Théorie du ciel. Alors que J. W. Goethe approfondit le point. La nature n’a pas de signification en soi ; l’œuvre d’art est œuvre humaine et comporte donc des significations. Dès lors, « dans le cas d’œuvres de la nature, l’individu doit apporter lui-même la signification, le sentiment, les pensées, les effets et l’action sur l’âme ; dans le cas de l’œuvre d’art, il veut et doit trouver déjà tout cela dans l’œuvre » (Goethe, 1789 : 194). Notons que c’est dans les mêmes termes que Hegel, dans l’Esthétique (1831) réfléchit son approche de la nature. Plus loin, dans ce même texte de J. W. Goethe, le spectateur de la nature devient « l’observateur de la nature », qui « doit suivre une tout autre voie ». J. W. Goethe ne s’occupe pas de ce que J.-J. Rousseau (1762 : 216) nommait « la beauté du spectacle de la nature » mais des lois que le savant peut concevoir expérimentalement au sujet de la nature.

 

Renoncer à l’idée de « spectateur » en science ? 

En somme, les exigences conduisant à définir ce spectateur/observateur de la nature ne se réduisent pas à une identification du savant ou de toute autre personne rapportée à une fonction scientifique, esthétique ou éducative, par des traits invariants intrinsèques. Cette identification est différentielle. Si le spectateur de la nature peut être repéré par une attitude méthodologique précise, c’est parce que cette attitude ne s’accorde ni avec l’idée d’une réception de la vérité par une quelconque révélation ni avec le rapport contemplatif à l’art. Cette distinction laisse à penser qu’il est requis de travailler l’aspect « observateur » en tant qu’il contribue à statuer sur une relation scientifique à la nature et sur les puissances ou les facultés qu’il convient de déployer pour la rendre productive. Cela implique même d’emblée de reconnaître que cet observateur, voire ce savant, ne naît pas immédiatement tel, qu’il doit être formé à une certaine tâche, entre autres par une pédagogie de l’œil différente de celle du peintre ou du spectateur d’art. L’observateur scientifique, le savant, en effet, fait montre (et doit faire montre) d’une attention grâce à laquelle il ne cède guère à la contemplation visuelle immédiate – ou à l’expérience ordinaire de la nature – puisqu’il y substitue des protocoles sévères, la concentration des gestes sur des instruments, l’investigation patiente de phénomènes, le questionnement et le contrôle expérimental du propos tenu afin de servir de résultat de la recherche. La rêverie ou le regard admiratif face au spectacle de la nature se dissolvent devant le regard scientifique et le savoir de l’œil portés sur ladite nature.

Dans l’ordre des éléments caractérisant la formation de l’observateur ou du savant vient en avant une série de recommandations dont on retrouve la liste dans chacun des ouvrages classiques qui s’y intéressent – depuis Pierre Gassendi (1592-1655), Fontenelle, déjà cité, jusqu’à I. Newton (1687) en passant par D. Diderot, Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783), I. Kant. L’observateur doit apprendre à ne pas projeter sur la nature ses préjugés. Il doit être conduit à se concentrer sur sa recherche, certes à partir de perceptions sensibles, mais sans leur céder. C’est d’ailleurs ce pourquoi il apprend à entreprendre des mesures et à concevoir des expérimentations, à trouver la juste perspective à partir de laquelle son objet lui livrera la clé du savoir dans un jugement déterminant.

Durant cet apprentissage, l’observateur atteint une certaine posture. Il comprend rapidement que la source de ses certitudes ne peut être autre chose que la raison et les facultés humaines en effort de tension relativement à leur objet et à la communication scientifique. Car, sous le même rapport, l’observation doit en effet finir par prendre les allures d’une formulation discursive, propre à assurer l’universalisation concrète du savoir, voire la conquête d’un « public scientifique ». Deux démarches se combinent ainsi : celle de dégager les lois à partir de l’approche des phénomènes de la nature ; et celle d’exposer ces lois dans une démonstration claire et distincte, préoccupée de chacun des esprits humains à éduquer. N’est-ce pas ce que J.-J. Rousseau rend sensible, durant l’éducation d’Émile ? Dès le Livre III, l’enfant, devenu prépubère, apprend à pratiquer les « premières observations » de la nature, celles qui l’obligent à sortir de soi, à passer des objets sensibles aux objets intellectuels ; ainsi le progrès de l’esprit humain s’accomplit-il en lui lors de la confrontation au « spectacle de la nature » à partir de la « première observation », bientôt suivie d’une « seconde observation », contemplant ou observant les choses avec attention et des instruments. Ce que I. Kant (1781 : 17) rend, plus structurellement, par l’idée selon laquelle les « observations se rattachent à une loi nécessaire, chose que la raison demande et elle en a besoin ».  Quoi de plus remarquable, par ailleurs, de la part de I. Kant, que d’avoir prêté une métaphore à l’ensemble de ce mouvement de rupture avec la révélation et de formation scientifique, ce mouvement propre de « révolution copernicienne », selon laquelle « l’armée des étoiles n’évolue plus autour du spectateur, mais faire tourner l’observateur lui-même autour des astres immobiles » (ibid. : 19).

Ces philosophes auraient pu se cantonner à l’usage du terme « observateur », afin de donner corps à l’idée selon laquelle, en science, grâce à l’outillage conceptuel et technique, chacun(e) regarde mieux et voit autrement ou autre chose. Les sciences expérimentales, comme le dessinent nombre de schémas de postures d’observateur, répétons-le, mettent en scène un savant observateur agissant grâce à un appareillage ad hoc. Néanmoins, ils ont conservé encore longtemps le terme « spectateur » – jouant pleinement de la proximité entre les yeux de l’un et ceux de l’autre -, en amoindrissant la référence à la contemplation, ce qui leur permettait de demeurer dans le registre du regard et de bénéficier des effets positifs de l’appartenance à un contexte plus général. Encore insistent-ils sur le pouvoir des yeux : parcourir la terre entière, découvrir de nouvelles raisons mathématiques, de nouvelles formes symboliques (perspective, algèbre).

Même non scientifiques, nombre de textes du XVIIIe siècle racontent des observations. Le Supplément au voyage de Bougainville, de D. Diderot (1796), par exemple, s’ouvre sur une observation du brouillard. Mais surtout, le même Diderot insiste encore dans De l’interprétation de la nature (Diderot, 1753 : 566, § 15) sur l’analyse du fonctionnement de l’observation en précisant : « Nous avons trois moyens principaux : L’observation de la nature, la réflexion et l’expérience. L’observation recueille les faits, la réflexion les combine, l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l’observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l’expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs » (c’est-à-dire les savants). Buffon (1735) corrobore cette perspective : « C’est par des expériences fines, raisonnées et suivies, que l’on force la nature à découvrir son secret ; toutes les autres méthodes n’ont jamais réussi… Les recueils d’expériences et d’observations sont donc les seuls livres qui puissent augmenter nos connaissances ».

L’idée est moins féconde de nos jours, parce que la division du travail scientifique a largement modifié la stature d’un quelconque spectateur de la nature, elle figure cependant encore sous ce mode dans les écrits de l’astrophysicien Hubert Reeves (1932-2023 ; 2007).

 

Un « public scientifique »

Quant à la notion de « public scientifique », pour finir avec elle, elle émerge sans systématique, dans cette histoire culturelle dont chacun(e) constate qu’elle n’est pas linéaire.

Il est possible de tirer des ouvrages de Fontenelle, cité plus haut, ainsi que des gravures publiées dans les traités scientifiques, quelques éléments grâce auxquels donner corps à cette notion. Dans tous les cas, ce « public », pour cette époque, est entièrement réservé, puisque composé des membres de l’élite scientifique et littéraire/poétique/artistique. L’image la plus célèbre du Salon de Madame Geoffrin (1699-1777) peut être disséquée en ce sens. Elle confirmait une alliance qui nouait positivement connaissance, éducation, « citoyenneté » et pouvoir. La raison scientifique avait son entrée dans les réseaux de diffusion de la parole publique, quoique restreinte dans ses lieux et ses supports (revues, encyclopédies, cercles, cafés, etc.). Et l’on faisait confiance en la recherche pour trouver des solutions aux problèmes (de santé, de géographie, de physique) « communs » et discutés en commun dans ces cercles ?

« L’HISTOIRE PAR L’IMAGE | Les salons littéraires au XVIIIe siècle ». Source : Grand Palais sur YouTube.

 

Même si la notion n’est pas pleinement établie ou légitimée, dans le cadre de cette alliance, l’idée d’un tel « public » est ceinturée par des méfiances nombreuses et une question décisive. Les méfiances tournent autour de l’opposition maintenant établie entre les savants qui exposent leurs recherches et expérimentations et le « public » plongé dans la contemplation de ce qu’on lui montre, au risque de n’être rien d’autre qu’un ensemble de « spectateurs médusés ». Là encore de nombreuses gravures exposent cette opposition. Mais alors, remarquent beaucoup, être médusé par la science, c’est se condamner à ne rien comprendre. Ce spectateur médusé, ce « public », n’est pas « l’observateur », celui qui est actif, s’enquiert des choses et étudie. Même si de l’un à l’autre, l’exercice de l’admiration est partagé, puisqu’elle est pensée en un sens épistémologique et en un sens esthétique. Diderot lit ce problème dans les travaux de Réaumur consacrés au comportement des abeilles. Le savant refuse qu’on vienne contempler son travail, et requiert des expérimentateurs.

Mais justement, comment acquérir l’esprit expérimental lorsqu’on ne participe que d’un « public » qui veut par avance s’éclairer ? Telle est la question décisive. Est-ce à dire que nous ne pouvons être à la fois observateur scientifique de la nature et spectateur-contemplatif de celle-ci. Pas du tout. J.-J. Rousseau indique qu’il est possible de conjuguer les deux aspects, lui qui ne néglige pas les connaissances apportées par I. Newton, mais refuse des conséquences matérialistes qu’on pourrait en tirer et sauve la relation Dieu-nature en y greffant une perspective esthétique. En se rendant compte que l’on peut tout aussi bien déduire de la physique que la nature est ordonnée et ordonnatrice de soi-même, autrement dit que la divinité, à supposer qu’elle existe, n’est peut-être pas autre chose que la nature elle-même, entendue comme puissance productrice de soi, il renforce sa conception de la nature par un argument esthétique, par une admiration fervente – le terme se trouve dans la Profession de foi du vicaire savoyard (Rousseau, 1762 : 95) – vouée à ladite nature et une série de rêveries accommodées à son ordre. En quelque sorte, d’un côté la comprendre, de l’autre se fondre en elle pour s’y perdre et en jouir ou jouir de ses vertus thérapeutiques. C’est à cette double perspective que nous devons ces descriptions d’un spectacle luxuriant et éblouissant de la nature, ces images d’une puissance tutélaire et enveloppante que J.-J. Rousseau développe – outre une allusion en fin d’introduction de la Profession de foi du vicaire savoyard – dans d’autres écrits (Lettres écrites de la montagne ; Rêveries du promeneur solitaire : VII ; La Nouvelle Héloïse : V, II, note). Adoration éblouie d’une totalité refuge qui s’offre cette fois à une approche sensible, esthétique, cette nature-là ne se dissout dans aucune utilité (travail et commerce), dans aucune mesure (science), ni faux spectacle mondain. Elle ne donne à l’homme aucun pouvoir. Elle ne promet aucun avenir. Mais elle lui offre le bonheur intense d’en paraître le maître, celui d’une intégration qui produit le cri extatique : « Ô grand être… », dès lors que le cœur peut y errer d’objet en objet. Elle lui inspire le sentiment de la transcendance, le sentiment silencieux et délicieux de la présence immédiate de Dieu, de la religion naturelle.

Mais ces références ne font pas encore droit à des collectifs que l’on pourrait désigner comme « publics », et qui pourrait relever d’une politique des sciences et de la culture visant les citoyennes et les citoyens. Pour les penser il faut attendre que « public » scientifique et éducation aux sciences et à la culture soient deux problèmes qui se rejoignent, et souvent, à juste titre se mêlent à la dimension politique, celle de la République. Cela ne se réalise qu’à partir du XIXe siècle, après que soient nées à la fois les questions d’éducation populaire en milieu démocratique, la volonté d’une université réformée de fond en comble par Victor Cousin en direction de la « population », et les premières « sciences humaines », la sociologie notamment. Déjà Nicolas de Condorcet (1643-1794), encore pris dans les seules Lumières à la française, pose la possibilité d’une figure de « public » scientifique à partir des séances des débats scientifiques de l’Académie. Ce « public » explique-t-il dans les mémoires de l’Académie doit rester silencieux, à l’écoute, pour se former (voir Condorcet, 1792). Mais c’est ce type de considération que les « sciences sociales » bouleversent, à commencer par la « sociologie » conçue par Auguste Comte, et renforcée sur le plan qui nous concerne par Gustave Le Bon (1841-1931).

Un témoin s’en trouve dans les cours scientifiques du positivisme. Lorsqu’entre 1830 et 1842, A. Comte publie le Cours de philosophie positive, il s’agit en vérité d’un véritable cours professé oralement, et devant un « public » largement composé d’ouvriers. Le cours d’astronomie populaire, donné durant des années à la mairie du troisième arrondissement de Paris, a eu pour « public » des prolétaires parisiens. Le cours sur l’ensemble du positivisme, en douze séances de 3 ou 4 heures chacune, a été proféré devant un auditoire composé de savants, d’ingénieurs et d’ouvriers. La partie non académique de cet auditoire pousse à développer l’idée d’un « public scientifique » dont la propriété est sa volonté de savoir et de combattre l’ignorance, considérée politiquement comme motrice de la domination du « peuple ».

Page de garde du Traité philosophique d’astronomie populaire d’Auguste Comte (1844). Source : Bibliothèque nationale de France/Gallica.bnf.fr (réutilisation non-commerciale).

 

C’est dans ce contexte, progressivement amplifié par les doctrines de l’éducation populaire et celles de la démocratisation du savoir, que la notion de « public » et de « public scientifique » a été débattue par les sciences humaines et sociales, s’en emparant pour en faire un objet d’étude et de recherches, dont les travaux de Pierre Bourdieu (1930-2002) portent encore la trace.

La notice de « Culture scientifique » du Publictionnaire, rédigée par Boris Urbas, est parfaitement claire à cet égard. Nous y renvoyons la lectrice ou le lecteur.

En effet, pour observer le déploiement des termes de cette question, encore faut-il tenir compte de ces vifs débats dans lesquels l’idée d’un « public scientifique » s’établit dans une opposition avec « l’opinion » peu informée des sciences et que l’on méprise souvent pour « inculture », laquelle présupposition est contrée par des philosophes, jusqu’à Gaston Bachelard (1984-1962 ; 1938) et bien d’autres. En ce sens, il est possible d’ajouter à la lecture des deux notices (Urbas, 2022 et celle-ci), celle de l’article de Sander Van der Leeuw, « La science, les politiques et le public : quelle réalité, quels écueils ? », publié dans Nature Sciences Sociétés en 2016. L’auteur y formule une hypothèse concernant le « public scientifique » dont la propriété est de contrer la notion souvent employée d’illettrisme scientifique à propos de ce public, laquelle notion renvoie à ce public l’image d’une mauvaise volonté concernant l’approche de la connaissance scientifique. S’il est vrai que

« aux États-Unis, [où] presque un tiers de la population – environ 100 millions de personnes – ferme délibérément ses oreilles (et son cerveau) lorsqu’on parle de science, et plus particulièrement des avertissements des scientifiques à propos des changements climatiques, parce qu’elle ne veut pas y croire [dans] la communauté scientifique, ces problèmes de compréhension sont souvent considérés comme le résultat d’un illettrisme scientifique, à savoir une incapacité présumée des décideurs et du grand public à comprendre les sciences et l’importance de leurs conclusions » (Van der Leeuw, 2016 : 160-167).

Or, écrit l’auteur, il ne s’agit pas d’une mauvaise volonté, d’une absence de compréhension, d’un manque d’intelligences ou de connaissance scientifique. Il s’agit plutôt d’une mise en œuvre différente, non scientifique, quant à la nécessité de rendre le monde compréhensible et acceptable.

Et pour actualiser ces débats, il faudrait surtout désormais concevoir de nouvelles analyses à l’aune de ce qu’on appelle depuis peu « la science partagée », qui correspond à un réel effort de culture scientifique sans mépris. Dans quelle mesure cette pratique peut-elle renforcer l’idée d’un « public scientifique », en le prenant comme une donnée positive de l’éducation des citoyennes et des citoyens. De ce point de vue qui articule démocratisation du savoir et citoyenneté, la conception d’un public scientifique se fait essentiellement polémique. C’est même en référence désormais aux Fake News et aux craintes entretenues par nombre de ceux qu’on appelle « complotistes » à l’égard des nouveaux objets de recherche que cette conception devient de plus en plus centrale. Cette référence concerne de nos jours la diminution du poids de la parole scientifique – on parle d’ailleurs là plutôt d’informations que de savoirs – et à la méfiance du public à l’égard du rôle joué par l’expertise scientifique dans la solution de problèmes sociaux. Quelles pratiques d’expertise et de recherche adopter en temps de crise, alors que si jusqu’à présent, l’expert se posait aisément en éclaireur public, il ne semble plus pouvoir accomplir cette mission dont le chargeait le politique ? En somme, la situation est celle-ci : décrédibilisation des savants et crédit de plus en plus important porté au compte des réseaux sociaux (Bensaude-Vincent et Dorthe, 2023).

Cependant, des enquêtes sur des phénomènes récents : les querelles sur les soins à l’endroit du Covid-19, sur la 5G, sur le climat ou sur le nucléaire, permettent de constater que la conception trop courante du « public » le renvoie encore à une masse ignare et crédule, tandis que ce même public récuse la position de surplomb prise par les experts scientifiques, sans pour autant être inculte. Il est possible de sortir de ces images répandues et désastreuses pour la culture scientifique des citoyennes et des citoyens, même s’ils sont soumis à une avalanche d’informations scientifiques et complotistes, dans laquelle chacune et chacun peut aisément se perdre.

Il n’en reste pas moins que la pierre de touche d’une vivification de cette question du « public scientifique », à l’aune des moyens et des pédagogies contemporains devrait être de ne pas réduire les sciences au scientisme (les sciences disent tout sur tout, et doivent être reçues de façon religieuse), le public à une masse inculte (l’opinion trop souvent écartée pour irrationalisme), la formation à une diffusion de surplomb et à une absence de discussion, les médias à une simple volonté de nuire au savoir, et les médias traditionnels de formation aux connaissances : l’école, les académies, les cercles de recherche, etc., à des instances doctrinales sous forme de registre de pouvoir. Face à ces réductions, comment s’étonner de voir grandir une certaine méfiance à l’égard du pouvoir ainsi que de la connaissance, sinon à l’endroit du pouvoir de la connaissance ? Notre époque sera-t-elle capable de réaliser à l’échelle la plus globale possible cette confiance en la connaissance scientifique indispensable à un développement d’un « public scientifique » qui gouvernait le rapport science/public sous les Lumières, quoique réservée à une élite ?

En ce sens, il est décisif de contrer le paternalisme envers le public qui se manifeste dans la mise en scène habituelle des lumières de la science s’opposant aux ténèbres de l’ignorance. La menace caricaturale maintenue d’une montée en puissance de l’irrationalisme n’est sans doute plus adéquate à la société contemporaine. L’héritage des Lumières est encore trop souvent invoqué pour justifier la stigmatisation de certains groupes sociaux ou mouvements d’opinion. Les Lumières sont d’ailleurs trop caricaturées en modèle unique d’émancipation par le savoir et le progrès technique. Ce qui permet de simplifier les propos et de gommer les contradictions et les difficultés mêmes des Lumières, centrées sur les détenteurs autoproclamés de la Raison et de la Vérité. Mais qui peut si aisément définir ce qui constitue l’irrationalité du public et en vertu de quels critères sans tenir compte de toutes les instances intermédiaires (réseaux sociaux, médias traditionnels, publications, etc.) ?


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Citer la notice

Ruby Christian, « Public scientifique » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 juillet 2024. Dernière modification le 25 juillet 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/public-scientifique.

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