Depuis le milieu des années 1990, les sciences sociales sont invitées à procéder à un « tournant affectif » (Clough, 2008) afin de considérer l’affectivité des corps, objets, situations et phénomènes sociaux. Ce tournant fait écho à la mise en relief de la question émotionnelle dans de nombreux autres champs de recherche, de la neurologie (Damasio, 1994) à l’économie (Elester, 1998) en passant par le marketing (Derbaix, Pham, 1989). Mais si ce tournant est nommé « affectif », et non « émotionnel », c’est qu’il aborde la question de nos ressentis par ce que Baruch Spinoza (1632-1677) entend comme « les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps même est augmentée ou diminuée, favorisée ou empêchée » (1661, déf. 3 , http://spinozaetnous.org). Les affects se révèlent alors comme une notion féconde pour questionner ce qui met en mouvement les publics, ce qui, dans une situation, peut orienter leurs actions et attirer leur attention. Dans le cadre d’actes de communication, la question affective permet de se concentrer sur les vecteurs des affections et sur ce qui module leur intensité, afin de mieux saisir l’expérience communicationnelle vécue par les publics.
Les publics affectifs : des représentations aux affections
Lorsque le terme « affect » est employé, qui plus est quand il est associé à la notion de « public », il peut évoquer une myriade d’autres notions ou concepts. En effet, dans un sens élargi employé en premier lieu par la psychologie, les affects regroupent les émotions (ce que le public ressent parfois de manière inconsciente) ou encore les sentiments (la qualification de ces émotions). Ici, les affects sont entendus au sens spinoziste, c’est-à-dire comme ce qui va augmenter ou diminuer notre puissance d’agir, de manière consciente, et sans nécessité de le qualifier (Deleuze, 1981). L’intérêt est d’envisager sur le même plan l’action et l’être, ainsi que toutes leurs potentialités, et donc de penser tout phénomène comme une affection potentielle (Alloing, Pierre, 2021). Si les émotions se centrent sur ce que l’on ressent et la façon dont on l’exprime, les affects permettent d’envisager comment circulent des émotions et les actions qu’elles induisent lorsqu’elles s’attachent à un individu.
Les travaux sur la question, notamment au sein des études culturelles (Maigret, 2015), s’intéressent ainsi à ce qui met en mouvement les publics, et au rôle que peuvent jouer différents objets, signes, entités ou dispositifs comme vecteurs d’affections. À ce titre, Sarah Ahmed (2004) considère les affects comme des émotions qui « colleraient » aux corps ou encore aux signes. La circulation de ces signes, les interactions entre les corps, permet la circulation des affects. Les affects s’insèrent en conséquence dans des structures sociales, et participent, selon leur intensité et leur circulation, à nos sociabilités comme à nos expériences de vie. La possible instrumentalisation de cette circulation apparait dans l’idée du développement d’une économie des affects dont l’enjeu est de « focaliser notre attention vers des objets qui varieront en fonction de la nature de la réaction affective » (Citton, 2008 : 59).
Raymond Williams (1921-1988 ; 1977) parle ainsi de « structures de sentiment » : ce qui oriente nos actions, ou attire notre attention, dans certaines situations est moins un ensemble de catégories stabilisées que l’agencement d’affects issus d’expériences collectives. Dit autrement, ces structures de sentiment permettent de donner du sens à ce que nous percevons, ressentons de nos expériences sociales. Elles s’opposent aux structures idéologiques qui visent à qualifier par des mots ou des idées notre pratique du monde social. Cette confrontation entre expérience subjective (affect) et représentation du monde (idéologie) se retrouve dans les travaux sur les médias de Larry Grossberg (1988, 1992). Pour l’auteur, s’intéresser aux effets des médias sur les représentations via des catégories uniformes est moins pertinent que d’analyser l’intensité affective des éléments médiatiques mis en circulation, et la manière dont ils influent sur l’expérience que chaque public vit. En somme, la question des affects appliquée à la communication et aux publics ouvre des voies de renouvellement de la critique des industries médiatiques et culturelles (Martin-Juchat, 2008) en se centrant sur l’expérience vécue plus que sur les représentations, sur ce qui circule plus que sur ce qui est stabilisé. Elle va même au-delà de ces industries ou d’une économie lorsque l’on évoque un capitalisme affectif dont le but est de faire de nos désirs des marchandises, de nos affects des actifs financiers (Karppi et al., 2016), bref de nous amener à (s’)affecter.
Cette première synthèse permet de considérer les publics affectifs comme actifs au sens de John Dewey (1859-1952), par leur capacité à mettre en circulation ce qui les affecte ou ce qui va affecter les autres. Ils ne sont pas seulement les spectateurs de leurs propres émotions ou les relais d’idéologies prédéfinies. Dans un contexte d’économie médiatique, pour les industries culturelles, les acteurs économiques vont donc chercher à mettre en circulation ce qui va affecter ces publics pour générer des expériences singulières, ou encore à moduler l’intensité affective de ce qui est communiqué pour attirer l’attention. Dès lors, on peut s’interroger : quelle transposition dans les environnements numériques de ces structures de sentiment, de cette économie affective et de ces publics ?
Des publics affectifs et des affects numériques
Comme pour les sciences sociales de manière générale, un tournant affectif des recherches sur le numérique s’observe aussi (Alloing, Pierre, 2020). La mise à disposition par les plateformes numériques de fonctionnalités permettant de signaler ce qui nous affecte lors de nos interactions avec des documents et d’autres usagers, de le quantifier, et de le mettre en circulation, nous inscrit dans un « web affectif » (Alloing, Pierre, 2017). Un développement affectif des environnements numériques, tant technique que socio-économique, grâce auquel il devient possible de mesurer le « sentiment général » (Arvidsson, 2011) produit par les publics affectifs afin d’évaluer certaines valeurs intangibles (réputations, marques, etc.).
Pour Zizi Papacharissi (2014), les publics affectifs s’inscrivent ainsi dans ce renouvellement numérique – ou cette extension – des structures de sentiment de R. Williams : les publics affectifs se connectent, se déconnectent, se mobilisent, interagissent, au grès des affects qu’ils attachent, reçoivent, et de leur intensité. Cette circulation numérique des affects révèle autant certaines tensions sociales (Cervulle, Pailler, 2014), qu’elle favorise le développement d’une culture affective numérique et de pratiques spécifiques (Döveling, Harju, Sommer, 2018) comme l’expression collective du deuil (Papi, 2017 ; Julliard, Georges, 2018). La notion de « publics affectifs » transposée aux environnements numériques permet là encore de reconsidérer le rôle des publics dans la construction des événements médiatiques numériques, mais aussi de réfléchir à l’importance de redéfinir les études se concentrant sur les effets des médias sociaux numériques en termes de représentations ou d’idéologies. Est-ce parce que j’adhère à l’idéologie d’un usager que je partage son message sur Twitter, ou bien parce que l’intensité affective de son message m’amène à réagir à celui-ci ?
Les publics affectifs numériques sont donc identifiables par ce qui les affecte autant que par les actions qu’ils effectuent pour affecter les autres. Dès lors, la production et la circulation des affects numériques permet-elles la création de valeur ? Si oui, ces publics sont-ils des travailleurs du clic comme les autres (Casilli, 2019) ? Les publics affectifs, au-delà de leurs pratiques affectives, s’insèrent dans une économie de l’attention, et participent à un capitalisme affectif numérique qui apparait comme un métadispositif (Pierre, Alloing, 2015) : il favorise l’intensification et la circulation des documents numériques, fait cliquer les usagers et attire leur attention. En somme, les publics affectifs sont les producteurs de ce qui affecte les autres, mais aussi de leurs propres affections. Que ce soit par le recours aux fonctionnalités affectives des dispositifs pour signaler et qualifier l’intensité de ce qui les affecte, ou le faire circuler, les publics affectifs sont des travailleurs utiles à l’économie du numérique : leurs affections participent à réguler la circulation algorithmique des contenus sur les plateformes.
Deux sortes de travail effectué par les publics affectifs apparaissent alors. Un travail affectif, qui consiste à faire usage des fonctionnalités des plateformes pour produire des affects numériques et les mettre en circulation. Ce travail peut concrètement consister à partager une vidéo produite par une organisation en y ajoutant des éléments comme des émojis ou un #motclic. Et un travail émotionnel de régulation des affections et d’expression des sentiments, que nous effectuons toutes et tous chaque jour lorsque nous sommes exposés à des contenus ou propos qui nous touchent et nous incitent à (ré)agir. Chacune de ces activités est accompagnée à différents niveaux par les plateformes (en orientant les usages pour le travail affectif et en modérant les contenus pour le travail émotionnel) ou par les annonceurs/organisations (via leurs gestionnaires de communautés).
La notion de publics affectifs soulève enfin une question éthique centrale. Si tout peut nous affecter, si ce qui nous affecte donne une puissance d’agir, si cette puissance varie en fonction de l’intensité de nos affections, alors il parait nécessaire de garder à l’esprit qu’en tant que publics affectifs et affectés, nous devons garder un regard sur les structures médiatiques, politiques comme numériques qui cherchent à stimuler nos désirs pour en faire des marchandises.
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