Le fait divers a longtemps été considéré comme un genre réprouvé dans les rubriques de l’information écrite puis audiovisuelle, parce qu’il portait sur des sujets jugés peu nobles par la profession journalistique elle-même, et par voie de conséquence (ou de cause), qu’il visait aussi un public peu légitime, rapidement qualifié de populaire. C’est une des raisons pour laquelle il a également été peu étudié par les analystes des médias, et d’abord dans ses structures et ses thématiques plutôt qu’en lien avec son public effectif, même si différentes enquêtes ont pu analyser son impact sur la création ou le renforcement de sentiments d’insécurité dans le public.
Populaire ?
Dès 1937, Helen MacGill Hughes s’était intéressée au contenu mais aussi au public des human interest stories. Elle constatait que la yellow press, dès la fin du XIXe siècle, et les tabloids ensuite « addressed itself to the total public and fond ready sale among all classes of the people » (Hughes 1940 : 14). Mais si cette presse qu’elle qualifie aussi de sensationnaliste alimente les conversations d’un large public et crée donc un espace de discussion partagé, elle touche cependant, par l’utilisation privilégiée du « language of the street » (Hughes, 1937 : 74) un public d’ouvriers, d’artisans, de petits commerçants, d’immigrants. Une stratification sociale semble donc exister dans le public de ce type particulier d’articles, qui appartiendrait aux couches les moins éduquées de la population, avec les revenus les plus faibles. C’est ce que confirmera Georges Auclair, trente ans plus tard, dans son étude fondatrice de 1970. Il accompagnera cette dernière d’un appendice sur la « composition du public des informations de faits divers » (Auclair, 1970 : 259-265), fondé sur une série relativement hétéroclite d’études antécédentes ainsi que sur des compléments d’information obtenus par l’auteur auprès de certains médias. Cet appendice montre que les plus gros lecteurs des pages de faits divers se recrutent parmi les ouvriers et les agriculteurs, et que les moins intéressés seraient (puisqu’il faut tenir compte des représentations sociales de ce genre dévalorisé dans les réponses fournies) issus des professions libérales et des cadres supérieurs. Les femmes liraient aussi davantage les faits divers que les hommes, dans chaque catégorie sociale, et l’intérêt pour la rubrique serait inversement proportionnel au niveau d’instruction et à la participation à la vie politique. Enfin, le fait divers aurait plus de succès dans les villes de moins de 2 000 habitants que dans les grandes agglomérations, ce qui est à corréler avec la place des faits divers de proximité dans la presse régionale. En bref, ce seraient les catégories les plus fragilisées de la société qui consommeraient ces informations d’un intérêt jugé médiocre par la plupart.
En germe chez Helen Mac Gill Hugues (1937, 1940), l’idée que les crime news remplissent une fonction particulière et supposément constructive (non seulement politique, mais aussi sociale, affective ou encore morale) est reprise par la suite dans quelques travaux. Ces derniers ont l’intérêt de proposer une réflexion qui contraste avec les condamnations parfois simplistes du genre, présentes aussi bien chez les journalistes eux-mêmes, que dans l’espace public, ou chez les chercheurs. Jack Katz suggère notamment, en 1987, que le fait divers sert de support à la résolution de divers dilemmes moraux (Katz, 1987 : 72). À sa suite, Sandrine Boudana (2012) confronte cette perspective avec la vision pessimiste de Pierre Bourdieu (1996) en travaillant sur un exemple concret qui la conduit à montrer l’ambivalence du fait divers, à la fois vecteur de problématisation politique et simplificateur d’enjeux. Si ces études ne proposent pas de description des publics du fait divers, elles offrent un contraste heuristiquement fertile avec des études anglo-saxonnes qui, pour leur part, reprennent tout ou partie des descriptions ci-dessus évoquées d’un public populaire et/ou fragile, et soulignent surtout des effets de renforcement des comportements acquis (peurs, sentiment d’insécurité, évitements, volonté de punition, confirmation des rapports de genre, effets de proximité) via la médiatisation des crime news (voir par exemple Chiricos, Eschholz, Gertz, 1997 ; Gilliam, Iyengar, 2000 ; Trautman, 2004 ; Grabe et al., 2006 ; Smolej, Kivivuori, 2006).
Quoi qu’il en soit, plusieurs de ces études soulignent par ailleurs une évidence, certes décalée par rapport à la question des publics, mais d’importance dans le débat sur la légitimité du fait divers : si ce dernier est un excellent indicateur symbolique des peurs et préoccupations d’une époque, il est par contre un très mauvais indicateur de la réalité statistique des crimes (Davis, 1952 ; Katz, 1987 ; Kalifa, 1995 ; Gilliam, Iyengar, 2000 ; Trautman, 2004). Demander à ce genre de jouer au statisticien en constitue donc un mauvais usage qui laisse les publics désemparés, au double sens du terme – i.e. effrayés, mais aussi privés de moyens de mettre en perspective l’information reçue.
Plus récemment, dans une interview publiée dans le quotidien belge Le Soir du 1er octobre 2014, Jacques Pradel revenait aux observations des travaux fondateurs, à propos du public de son émission L’Heure du crime diffusée quotidiennement à 13h30 sur l’antenne de rtl : « Les sondages nous disent que l’audience féminine est importante. […] Il y a également beaucoup d’artisans, de commerçants qui écoutent la radio en fond sonore ».
… ou pas… ?
Malgré quelques suggestions divergentes, ces quelques analyses sembleraient confirmer la dimension populaire du fait divers, mais en intégrant dans les interprétations de ces résultats les ambiguïtés et amalgames contenus dans le concept de « culture » et de « public populaire » (Durand, Lits, 2005). On pourrait résumer avec Gaston Lillo (1992 : 22), qui affirme que « le fait divers appartiendrait à la culture populaire », qu’il serait « un produit de la culture de masse qui nous apparaît comme étant complémentaire à la culture hégémonique, fonctionnant comme variante misérable, dégradée, vulgarisée de cette culture » (ibid. : 23). Semblable affirmation ne peut reposer que sur des observations très générales, fondées sur des a priori rarement mis en cause et en négligeant des analyses plus approfondies au départ d’approches ethnographiques telles qu’elles ont été menées par Anne Collovald et Érik Neveu à propos des lecteurs de romans policiers (2004), dont le profil pourrait être assez semblable. Ces entretiens approfondis font aussi apparaître la grande diversité des publics et leurs motivations très hétérogènes.
Semblable étude contemporaine, approfondie et qualitative sur les lecteurs de faits divers manque encore, et viendrait heureusement compléter les études très locales (géographiquement, médiatiquement, événementiellement) et souvent très quantitatives recensées plus haut. Elle permettrait de démonter certains préjugés sur le lectorat du fait divers, bien installés y compris dans le chef des journalistes eux-mêmes, et que la rareté des analyses empiriques approfondies et qualitatives ne permet pas vraiment de démonter. D’autant que le public a lui aussi intégré, on l’a dit, cette forme de dévalorisation d’un genre « populeux », qui repose sur « la futilité, le voyeurisme, la curiosité malsaine », comme le répondent des lecteurs de journaux lors d’une des rares enquêtes de terrain menées sur ce lectorat (Vila-Raimondi, 2005 : 241-242). Cela se traduit d’ailleurs par le fait que les quelques entretiens obtenus « s’ouvrent sur des rires gênés » (ibid. : 243).
Le fait divers, plus complexe qu’il n’y paraît ?
On en reste dès lors trop souvent à des considérations générales sur la dimension cathartique du fait divers, qui permettrait soit des « processus d’identification » (Lillo, 1992 : 21) aux victimes, soit toutes les formes de projection permettant « au lecteur/spectateur (sujet d’interpellation) de vivre par procuration ses fantasmes interdits et réprimés par la société » (ibid. : 17). Le corollaire de ces affirmations simplistes se trouve dans l’évidence avancée que les faits divers sont essentiellement réactionnaires, qu’ils ont pour fonction, en entretenant un sentiment d’insécurité, de renforcer une demande de plus grand contrôle social. C’est peut-être le cas dans les campagnes reliées à certaines thématiques sociales par des journaux dits populaires (variables selon les époques, hier l’émergence de la pédophilie et des crimes d’enfants depuis l’affaire du petit Grégory en France et de l’affaire Dutroux en Belgique, et aujourd’hui les faits divers criminels mettant en cause des populations immigrées d’origine nord-africaine illustrant de prétendus conflits de culture voire de civilisation). Cela l’est sûrement moins dans l’approche choisie par un quotidien comme Libération, qui a retenu dès sa création une rubrique axée sur les faits divers en les traitant comme des faits de société, pour un public qui ne peut pas précisément être qualifié de populaire. À cet égard, les quelques travaux signalés plus haut sur les fonctions du fait divers ouvrent d’intéressantes perspectives.
Une étude plus systématique du lectorat des faits divers, genre hétérogène et qui doit s’analyser en fonction du support qui le diffuse, du type de contenu, du traitement journalistique ou des illustrations choisies, reste donc à faire, pour dépasser les stéréotypes qui entachent toujours des objets et des usages réprouvés socialement. Le fait divers reste un objet trop peu analysé dans la fascination qu’il opère sur un nombre considérable de lecteurs, et aujourd’hui d’usagers de la télévision, des sites web et des réseaux sociaux où les crimes et les faits divers ont aussi trouvé leur place. Il faudra bien un jour suivre l’intuition de Simone de Beauvoir qui, dans La force de l’âge, reconnaît que Jean-Paul Sartre et elle-même lisaient avec « un ardent intérêt » Détective pour y découvrir de manière exacerbée « les attitudes et les passions des gens qu’on appelle normaux » (in : Lecerf, 1981 : 140), autrement dit rendre justice à la « beautiful fragility » (Boudana, 2012 : 215) de ce genre trop longtemps sous-estimé.
Auclair G., 1970, Le Mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, Éd. Anthropos, 1982.
Boudana S., 2012, « The Unbearable Lightness of the Fait Divers: Investigating the Boundaries of a Journalistic Genre », Critical Studies in Media Communication, 29, 3, pp. 202-219.
Bourdieu P., 1996, Sur la télévision. Suivie de L’emprise du journalisme, Paris, Liber.
Chiricos T., Eschholz S., Gertz M., 1997, « Crime, News and Fear of Crime: Toward an Identification of Audience Effects », Social Problems, 44, 3, pp. 342-357.
Collovald A., Neveu É., 2004, Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de romans policiers, Paris, Éd. La Bibliothèque publique d’information.
Davis F. J., 1952, « Crime News in Colorado Newspapers », American Journal of Sociology, 57, 4, pp. 325-330.
Durand P., Lits M., coords, 2005, « Peuple, populaire, populisme », Hermès, 42.
Gilliam F. D., Iyengar S., 2000, « Prime Suspects: The Influence of Local Television News on the Viewing Public », American Journal of Political Science, 44, 3, pp. 560-573.
Grabe M. E. et al., 2006, « Gender in Crime News: A Case Study Test of the Chivalry Hypothesis », Mass Communication and Society, 9, 2, pp. 137-163.
Kalifa D., 1995, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard.
Katz J., 1987, « What makes crime “news” », Media, Culture and Society, 9, pp. 47-75.
Lecerf M., 1981, Les Faits divers, Paris, Larousse.
Lillo G., 1992, « De quelques modulations et usages du fait divers », Tangence, 37, pp. 16-28.
Hughes H. M., 1937, « Human Interest Stories and Democracy», The public opinion Quarterly, 1, 2, pp. 73-83.
Hughes H. M., 1940, News and the Human Interest Story, Chicago, University of Chicago Press, 1981.
Smolej M., Kivivuori J., 2006, « The Relation Between Crime News and Fear of Violence », Journal of Scandinavian Studies in Criminology and Crime Prevention, 7, 2, pp. 211-227.
Trautman T. C., 2004, « Concerns about crime and local television news », Communication Research Reports, 21, 3, pp. 310-315.
Vila-Raimondi M., 2005, « Les cadres d’interprétation d’un lectorat de faits divers », Les Cahiers du journalisme, 14, pp. 240-249.
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