Purplewashing


 

Le purplewashing – également appelé femwashing (Hainneville, 2019) ou feminism washing (Lejeune, 2021) – désigne une stratégie marketing utilisée par divers acteurs économiques – entreprises, marques, gouvernements… – pour récupérer les luttes féministes à des fins lucratives ou pour redorer leur image. Ce terme est dérivé du whitewashing, défini par le dictionnaire d’Oxford comme l’action de « tenter délibérément de cacher des faits désagréables ou discriminants sur quelque chose ou quelqu’un ». Ici, le blanc [white] est remplacé par le violet [purple], couleur emblématique des luttes féministes depuis les années 1970, elle-même héritée des suffragettes qui, au début du XXe siècle, l’associaient au vert et au blanc (Bideaux, 2023 : 301-308).

 

Une des déclinaisons du purplewashing est le femvertising, terme issu de la contraction de feminism [féminisme] et advertising [publicité]. Apparue pour la première fois dans un article du site SheKnows Media, cette notion désigne les campagnes publicitaires qui mobilisent des talents, des messages et des images pro-femmes dans le but affiché d’« émanciper les femmes et les filles » (Skey, 2015 ; notre traduction). Contrairement au marketing genré, qui repose sur des stéréotypes de genre, le femvertising cherche à s’en détacher en diffusant un message se voulant féministe, antisexiste et inclusif. Certaines marques, se revendiquant féministes, s’approprient ainsi des revendications comme le body positivism – mouvement prônant l’acceptation de tous les corps, indépendamment des normes de beauté dominantes –, l’inclusion des femmes racisées ou encore la liberté de choisir son apparence, qu’il s’agisse des vêtements, de l’épilation ou d’autres aspects esthétiques (Becker-Herby, 2016 : 18-20), sans que cela ne signifie pour autant qu’elles adhèrent réellement aux principes féministes.

Le femvertising comme le purplewashing s’inscrivent avant tout dans une logique commerciale : la récupération des revendications féministes par les marques soulève ainsi la question de leur instrumentalisation à des fins de profit plutôt que de militantisme. Néanmoins, la sociologue Isabel Boni-Le Goff rappelle que, bien qu’en lien avec les luttes féministes, ces stratégies possèdent une connotation négative, car elles reposent sur une appropriation des revendications féministes sans engagement réel en faveur de l’égalité des genres, réduisant ces combats à des arguments marketing (Le Temps, 2020).

 

Récupérer et refaçonner les luttes féministes pour le marketing

Afin d’associer leur image aux luttes féministes, les marques s’approprient régulièrement des codes, symboles, slogans ou figures féministes pour les intégrer à leurs campagnes publicitaires. Cette stratégie s’inscrit dans ce que le sociologue Robert Goldman (1992) nomme commodity feminism [féminisme marchand], un phénomène apparu dans les années 1970, en même temps que les femmes militaient pour le droit à l’avortement et à la contraception libres et gratuites. Il désigne la manière dont le marketing détourne des concepts et des messages féministes à des fins commerciales, les vidant ainsi de leur substance politique.

Un exemple frappant de récupération marketing est celui de la marque de rasoirs Gillette Venus qui, depuis 2018, diffuse plusieurs publicités arborant le message « Ma peau. Mon choix ». Ce slogan détourne « Mon corps, mon choix », une revendication féministe emblématique utilisée pour défendre le droit à l’avortement (Stevenson, 2019). En l’adaptant à son produit, Gillette insinue un message « pro-choix » sur l’épilation, tout en en faisant un argument de vente, or, si l’épilation est en théorie une décision personnelle, elle demeure une injonction sociale façonnée par le patriarcat (Camus, Patinel, 2011). Cette norme est renforcée par la publicité, qui met en scène des femmes déjà glabres en train de se raser, suggérant ainsi que l’absence de pilosité est l’état attendu. Loin de remettre en cause l’impératif d’une peau lisse, ce type de campagne perpétue l’idée selon laquelle l’épilation de plusieurs parties du corps – aisselles, jambes, visage… – est une exigence tacite.

Gillette Venus, Ma peau. Monchoix, 2021. Publicité télévisée (France). Source : Pub Télé, YouTube.

 

Cette récupération publicitaire s’inscrit dans le féminisme marchand, où les revendications féministes sont dépolitisées et détournées à des fins commerciales. Plutôt que de remettre en question les normes de genre, les marques les perpétuent sous couvert d’émancipation. C’est également le cas en 2017 du célèbre « T-shirt We Should All Be Feminists » de Dior, qui reprend – avec l’accord de son autrice – le titre de la conférence et de l’essai féministe de Chimamanda Ngozi Adichie (TEDx Talks, 2013). Sous l’impulsion de Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de la maison de haute-couture, ce slogan est mis en avant dans les collections de la marque, donnant à voir un engagement apparent tout en s’appropriant un message militant. Pourtant, malgré cette tentative d’affirmation féministe, Dior perpétue des stéréotypes de genre et des canons de beauté occidentaux : comme dans l’ensemble de la haute couture, ses mannequins sont presque exclusivement très minces, rarement au-delà d’une taille 36 (Chollet, 2012). En excluant une grande partie des femmes de ses représentations, la marque vide de sa substance le message véhiculé par ce T-shirt, vendu au prix de 750 euros, et illustre ainsi les contradictions du femvertising, où le féminisme devient avant tout un argument de vente.

Les marques rivalisent d’ingéniosité pour récupérer des symboles de lutte, notamment le poing levé, apparu dans les années 1920 au sein des mouvements communistes allemands avant de devenir un emblème des luttes antifascistes, antiracistes et féministes (Vergnon, 2005). Aujourd’hui détourné à des fins commerciales, il est souvent modifié par l’ajout de vernis à ongles, féminisant ainsi le geste en intégrant une injonction à la beauté. Ce détournement, largement diffusé à travers divers objets dérivés, réduit un symbole de combat à un simple accessoire marketing, perpétuant les stéréotypes de genre et essentialisant les luttes féministes. Le catalogue promotionnel de Carrefour publié en avril 2024 illustre bien cette récupération : sa couverture représente un poing levé tenant un produit cosmétique, avec des ongles vernis de rouge. L’image ne laisse aucun doute sur la cible de la campagne, renforçant les normes de genre en associant ce symbole de lutte à des promotions sur des produits de beauté. En vidant le poing levé de son ancrage politique et en l’intégrant à une logique consumériste, Carrefour détourne un emblème révolutionnaire pour en faire un simple argument publicitaire, illustrant la mécanique du femvertising et du purplewashing (Bonte, 2024 : 72-79).

Bien que ces marques ne se revendiquent pas comme féministes, elles s’approprient et façonnent des codes issus des luttes pour façonner une image qui leur est bénéfique. Cette récupération de symboles militants à des fins économiques participe à leur dépolitisation : les signes extérieurs de la lutte sont conservés, mais leur sens est vidé de sa substance. En lissant des discours initialement engagés – féministes, anticapitalistes… –, ces stratégies minimisent les combats féministes et en réduisent la portée contestataire. Les exemples précédemment évoqués illustrent ainsi comment le purplewashing détourne, par le marketing, les revendications féministes pour les transformer en simples arguments commerciaux.

 

Femvertising : un féminisme de façade

Le féminisme se définit comme une lutte pour l’égalité des sexes, tandis que la publicité a pour objectif de promouvoir et vendre un produit. L’experte en marketing Katie Martell souligne dans une de ses conférences qu’à l’intersection de ces deux domaines, il ne s’agit pas d’un femvertising authentique – alliance paradoxale entre publicité et engagement féministe –, mais plutôt d’une exploitation des luttes féministes à des fins lucratives (Women in Digital, 2017). Selon elle, cette récupération ne bénéficie pas aux femmes, mais avant tout aux marques, ce qui la conduit à parler de « faux féminisme ».

Un exemple révélateur de cette incompatibilité entre marketing et féminisme est celui de la fast fashion, un modèle de production et de consommation fondé sur le renouvellement ultra-rapide des collections, souvent à bas coût, afin d’inciter à l’achat fréquent et à la surconsommation (Anguelov, 2015). Certaines marques de fast fashion produisent ainsi plus de dix collections par an, tout en cherchant à se donner une image progressiste, affichant par exemple des slogans féministes sur leurs vêtements – comme H&M –, alors même que leurs modes de production reposent sur l’exploitation de travailleuses sous-payées dans des conditions précaires (Chang, 2020). Ce paradoxe illustre parfaitement les contradictions du femvertising, où l’engagement affiché par les marques masque des pratiques en totale opposition avec les revendications féministes.

H&M, She’s a Lady, 2016. Publicité télévisée (États-Unis). Source : H&M, YouTube.

 

Revendiquer un féminisme de surface ne garantit en rien de meilleures conditions de travail pour les femmes employées par ces entreprises. Ainsi, la combinaison du marketing et du féminisme conduit bien souvent à une dépolitisation des revendications féministes. Plutôt que de soutenir réellement les luttes pour l’égalité, ces stratégies publicitaires les vident de leur substance et les transforment en simples outils de communication, bénéficiant avant tout aux marques.

En outre, si le femvertising se donne pour objectif de vendre aux femmes, il est légitime de se demander s’il s’adresse réellement à toutes les femmes, sans quoi, il ne serait pas vraiment féministe. Bien que les représentations féminines se diversifient progressivement dans les publicités, et que les femmes racisées soient davantage mises en avant, certaines catégories restent largement invisibilisées : les femmes âgées, les femmes en situation de handicap et les femmes transgenres. Cette exclusion est sans doute liée à des critères économiques : ces groupes comptent parmi les plus précaires, ce qui en fait des cibles peu rentables pour un marketing qui, même lorsqu’il se revendique féministe, cherche avant tout à maximiser ses profits. Si ces femmes disposent de ressources financières plus limitées, elles sont moins susceptibles d’acheter des produits en grande quantité, ce qui réduit leur intérêt aux yeux des marques.

L’accessibilité est un autre facteur d’exclusion : certaines de ces femmes ont un accès restreint aux nouveaux canaux de diffusion publicitaire, comme les réseaux sociaux et les sites internet, que ce soit en raison d’une fracture numérique, d’un manque de moyens ou d’une absence d’accessibilité. Pour les femmes en situation de handicap, l’inaccessibilité peut même concerner les lieux de vente eux-mêmes, rendant encore plus difficile leur intégration dans ces stratégies marketing (Dubost, 2018).

Parfois, l’intention est réellement bonne, mais l’objectif commercial finit par nuire aux campagnes, notamment lorsqu’elles n’incluent pas les personnes concernées ou les associations qui les représentent. En janvier 2022, la marque de prêt-à-porter féminin Camaïeu lançait une publicité choc en mettant en scène sur son site internet des mannequins affichant des signes visibles de violences – hématomes, maquillage défait, absence de sourire – afin de sensibiliser ses clientes aux violences faites aux femmes. Si la campagne affiche un engagement certain – la marque était partenaire depuis 2017 de l’association Solfa (Solidarité Femmes accueil), elle en révèle aussi les limites : en se focalisant sur les marques physiques, elle invisibilise d’autres formes de violences, qu’elles soient psychologiques, sexuelles ou physiques mais dissimulées (Gilbert, 2022). En plaçant ces images dans un cadre publicitaire où les mannequines conservent une apparence soignée, elle participe involontairement à une esthétisation de la violence, risquant de transformer un sujet grave en élément de communication choc.

Ne répondant ni aux besoins ni aux réalités de toutes les femmes, le femvertising n’est donc pas réellement inclusif. Il ne s’agit pas d’un engagement féministe authentique, mais d’un simple levier de communication destiné à séduire une clientèle ciblée. Cette instrumentalisation du féminisme à des fins commerciales relève ainsi du purplewashing, réduisant le féminisme à un argument de vente plutôt qu’à une véritable lutte pour l’égalité.

 

Les influenceuses féministes : nouveaux relais purplewashing ?

Un·e influenceur·euse est une personne qui, grâce à sa visibilité et à sa communauté sur les réseaux sociaux, façonne les tendances, promeut des idées et recommande des produits ou services. Ce pouvoir d’influence en fait un levier stratégique pour les marques, qui y voient une opportunité d’améliorer leur image et d’atteindre un large public (Leung, Gu, Palmatier, 2022). Depuis quelques années, aux côtés des comptes spécialisés dans le lifestyle, les voyages, la beauté ou le sport, émergent sur les réseaux sociaux TikTok et Instagram des comptes qui axent leur contenu sur des thématiques féministes (Sharma, Bumb, 2022) : vulgarisation de concepts liés au féminisme, présentation d’œuvres engagées, sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles (VSS) ou encore promotion d’initiatives comme Octobre Rose… Avec la libération de la parole des femmes dans les médias et sur les réseaux sociaux – notamment après les mouvements #MeToo (Larrère, 2020) – le féminisme est devenu un argument marketing convoité. Pour paraître plus engagées et attractives auprès des jeunes générations, certaines entreprises collaborent ainsi avec ces influenceuses féministes afin d’associer leur image à ces figures militantes du numérique. Cette récupération opportuniste des luttes féministes à des fins commerciales soulève alors la question du purplewashing dans le domaine de l’influence (Bonte, 2024 : 79-95).

C’est le cas de Blissim, une marque proposant des coffrets d’abonnement mensuels contenant principalement des produits de beauté et de cosmétiques, destinés en grande partie à un public féminin. En 2020, elle a proposé au compte Instagram Clitrevolution de leur envoyer un coffret spécial axé sur la sexualité, capitalisant ainsi sur l’audience féministe – et donc principalement féminine – du compte (Duvelle-Charles, 2022 : 86). De même, l’application de rencontre Bumble a cherché à attirer une communauté féministe en proposant des partenariats à plusieurs influenceuses engagées – de nouveau Clitrevolution, Jemenbatsleclito et Amal Tahir –, qui ont participé à sa campagne promotionnelle. Comme l’indique l’influenceuse Elvire Duvelle-Charles, ce partenariat, initié en juillet 2020, continue aujourd’hui d’être mis en avant par Bumble, qui présente toujours ses valeurs d’inclusivité et de sécurité comme essentielles. Sur son site internet, l’application revendique ainsi un espace plus sécuritaire et égalitaire : « Bumble a été conçu pour défier les normes hétérosexuelles dépassées en matière de rencontres. Les femmes doivent faire le premier pas et ont donc le plein contrôle de la conversation » (ibid. : 89).

Ces collaborations permettent aux marques d’exploiter le positionnement féministe de certaines influenceuses pour séduire une clientèle spécifique, notamment des femmes lassées des comportements sexistes sur les applications de rencontre. Cette stratégie repose sur l’exploitation du lien de confiance qu’une créatrice de contenu entretient avec sa communauté, transformant ainsi l’engagement féministe en simple levier marketing plutôt qu’en véritable prise de position (ibid. : 86). Plus largement, ces exemples – loin d’être isolés – illustrent comment les marques mettent en place des stratégies sur les réseaux sociaux en sollicitant des influenceuses et des comptes féministes pour toucher une audience ciblée. Cette communauté, composée principalement de femmes et de personnes déjà sensibilisées au féminisme, est souvent engagée politiquement. Passer par une influenceuse féministe permet aux marques d’atteindre plus facilement cette audience grâce à la relation de confiance déjà établie.

Ce ciblage ne se limite pas aux partenariats rémunérés, mais inclut aussi l’envoi de produits gratuits – une pratique appelée gifting –, dans l’espoir d’obtenir une promotion implicite sur les réseaux sociaux (Piehle, et al., 2021). En s’associant à ces personnalités publiques, les marques tirent profit de leur notoriété tout en affichant une posture engagée, construisant ainsi une image de marque soucieuse des luttes féministes, bien que cette implication soit souvent purement opportuniste.

Néanmoins, collaborer avec certaines des influenceuses dites « féministes » comporte aussi des risques pour les marques. En 2023, Dora Moutot, créatrice du compte Instagram T’as joui ? se revendiquant féministe, a perdu ses partenariats après avoir tenu des propos transphobes, qui ont provoqué un bad buzz et conduit les associations Mousse et STOP Homophobie à porter plainte contre elle pour « injures et appel à la haine transphobes » (Leray, 2023). Face à cette controverse, les marques ont suspendu leurs collaborations, cherchant ainsi à éviter toute association avec la transphobie tout en affichant une prise de position contre ces discours. Maintenir ces partenariats aurait exposé les entreprises à des risques importants, notamment un boycott de la part des consommateur et consommatrices. Ce type de réaction montre que les marques sont particulièrement attentives à l’image que renvoient leurs collaborations et n’hésitent pas à s’en détacher lorsque celles-ci deviennent préjudiciables pour leur réputation.

 

Le féminisme néolibéral plaît aux marques

Le purplewashing ne récupère pas l’ensemble des luttes féministes, mais privilégie un féminisme lisse, blanc, bourgeois, cisgenre et hétérosexuel. Les marques s’approprient un féminisme néolibéral fondé sur l’idée que les choix individuels des femmes suffisent à les émanciper, sans remettre en cause les systèmes de domination tels que le capitalisme, le racisme ou l’hétéronormativité (Mohanty, 2015). Cette approche leur permet d’adopter un discours progressiste tout en évitant toute remise en question des oppressions structurelles, notamment le capitalisme dans lequel elles évoluent. Sur les réseaux sociaux, ce féminisme néolibéral est celui qui fonctionne le mieux et qui est le plus exploité par les marques : centré sur l’individue, il ne représente aucun risque pour les entreprises qui s’en revendiquent, leur permettant ainsi d’afficher un engagement féministe de façade sans modifier leurs pratiques ni interroger les rapports de pouvoir (Fraser, Arruzza, Bhattacharya, 2019).

Une fois encore, il s’agit d’une pure stratégie de purplewashing, où l’émancipation devient un argument de vente. Le cas de Louise Aubery (2024) l’illustre parfaitement : se présentant comme féministe, elle promeut le body positivism et la confiance en soi, tout en incarnant la figure de « la girl boss », où l’émancipation passe par la réussite individuelle sans remise en question du capitalisme ou du patriarcat (Amoruso, 2014). D’abord sous son pseudonyme « MyBetterSelf », elle multiplie les activités : Instagram, chaîne YouTube, marque de vêtements – JeNeSaisQuoi –, podcast – InPower –, livre (2024) et réseau pour femmes entrepreneures – GirlzInBiz. Diplômée de Sciences Po et passée par Berkeley, elle bénéficie d’une position privilégiée en tant que femme blanche, cisgenre et bourgeoise. Son féminisme, aligné sur une vision néolibérale, valorise la réussite personnelle et s’adresse à des personnes partageant les mêmes privilèges (SidUzl, 2023). Ce positionnement séduit les marques et institutions, qui y trouvent un féminisme marketable et dépolitisé : collaborations publicitaires, rencontre avec Élisabeth Moreno, invitations au festival de Cannes… Louise Aubery incarne un féminisme parfaitement adapté aux stratégies de communication des entreprises.

Les marques privilégient les collaborations avec des influenceuses féministes néolibérales, dont le positionnement lisse leur permet de s’associer à une lutte sans risquer d’être perçues comme trop militantes ou radicales : cette approche leur offre une image engagée tout en évitant toute remise en question de leurs propres pratiques. Toutefois, cet usage du féminisme ne se limite pas aux influenceuses revendiquées comme telles : de beaucoup de créatrices de contenu, sans être militantes féministes, adoptent ponctuellement un discours qui s’en rapproche ou abordent certaines thématiques liées aux droits des femmes (Scharff, 2024). C’est le cas de figures comme Chloë Gervais ou Marine Le Bars, qui, bien que n’axant pas leur contenu sur le féminisme, l’évoquent régulièrement.

Certaines influenceuses ne se revendiquent même pas féministes, mais affichent un engagement ponctuel lorsqu’une marque leur offre une opportunité commerciale. En 2019, Lisa Papz a ainsi participé à une campagne contre la précarité menstruelle initiée par la marque de protections hygiéniques Always. Elle n’était pas la seule : le hashtag #NonÀLaPrécaritéMenstruelle, lancé par Always, a été repris par plusieurs autres influenceuses peu impliquées dans cette cause, comme Mayadorable ou Danae Bessin. Bien qu’habituellement éloignées des luttes féministes, elles ont endossé ce rôle le temps d’une campagne sponsorisée, illustrant comment le féminisme peut être activé de manière opportuniste en fonction des intérêts des marques, sans engagement réel ni continuité dans le discours.

 

Purplewashing : un féminisme sous contrôles

Les acteurs économiques utilisent des codes féministes de manière opportuniste, le temps d’une campagne ou d’un événement, afin d’ancrer leur discours dans les problématiques actuelles des violences sexistes et sexuelles. Cependant, ce féminisme de façade a ses limites : il ne remet jamais en question les structures de domination et se contente d’un engagement superficiel. Le purplewashing ne s’approprie pas le féminisme dans sa diversité, mais sélectionne une version édulcorée, compatible avec les intérêts du capitalisme. Même les symboles de lutte les plus radicaux, comme le poing levé, sont récupérés et transformés pour devenir plus acceptables. Le simple ajout d’un vernis à ongles sur une main levée en atténue la portée contestataire et le vide de son sens politique.

En collaborant avec des influenceuses incarnant un féminisme néolibéral, les marques s’offrent une image progressiste sans prendre de risque. Ce féminisme « marketable repose » sur des figures idéalisées qui imposent de nouvelles injonctions : être forte, indépendante, performante et séduisante.
D’ailleurs, même si les publicités d’aujourd’hui s’éloignent en partie des représentations sexistes les plus évidentes, les nouvelles figures féminines du femvertising restent problématiques. Inscrites dans une logique néolibérale, elles imposent de nouvelles injonctions : être forte, indépendante, performante, séduisante. Loin de libérer les femmes, ces représentations créent une pression supplémentaire, faisant de l’émancipation une réussite individuelle plutôt qu’un combat collectif contre les oppressions (Bonte, 2024 : 117). On retrouve ainsi des archétypes récurrents : « la super-héroïne », femme multitâche sur tous les fronts ; « la girl boss », incarnation de la réussite professionnelle ; « la femme fatale », version féminisée du Don Juan ; « la cyborg », figure technologique et désincarnée ; et « la déesse » ou « l’extraterrestre », créature surnaturelle et hors du commun. Si ces modèles rompent avec certains stéréotypes publicitaires – comme la ménagère ou la femme objet –, ils restent façonnés par les mêmes systèmes de domination – capitalisme, patriarcat, racisme. En idéalisant les femmes au point de les sortir de leur humanité, la publicité propose des figures inaccessibles : des corps sculptés par la performance, des esprits tournés vers la réussite, des existences réduites à la productivité. Elles ne sont plus des individues, mais des produits à consommer ou des unités à optimiser, perpétuant ainsi d’autres formes d’oppression sous couvert d’empouvoirement.

Mugler, Alien Goddess, 2021. Publicité télévisée (France). Source : Pub Télé, YouTube.

 

Direct TV, Get your TV together, 2021. Publicité télévisée (États-Unis). Source : WORLD CLASS ADVERTISING, YouTube.

 

Ce purplewashing s’accompagne d’une invisibilisation des luttes féministes intersectionnelles et des minorités de genre et de sexualité. Les figures féministes mises en avant dans la publicité sont majoritairement blanches, cisgenres, hétérosexuelles et valides, occultant la diversité des expériences et des oppressions vécues par les personnes queers et racisées, pourtant centrales dans les combats féministes (Wilcox, 1990 ; Richardson, McLaughlin, Casey, 2006 ; Ellis, Peel, 2011 ; Martínez, 2022). Il ne s’agit pas d’un simple oubli, mais d’un choix stratégique des marques, qui privilégient un féminisme consensuel et dépolitisé, dépourvu de toute remise en question structurelle. Cette approche permet de masquer un paradoxe fondamental : tandis qu’elles affichent des slogans d’empouvoirement, ces entreprises continuent d’exploiter les femmes précaires dans les pays producteurs de fast fashion, perpétuant les inégalités qu’elles prétendent combattre. Derrière cette récupération opportuniste, le féminisme devient un simple outil marketing, vidé de sa substance politique et transformé en argument commercial servant avant tout les intérêts du marché.


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Auteur·e·s

Bonte Emma

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Bideaux Rose K.

Laboratoire d’études de genre et de sexualité Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis Centre français de la couleur

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Bonte Emma et Bideaux Rose K., « Purplewashing » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 04 mars 2025. Dernière modification le 04 mars 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/purplewashing.

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