Raimund (Ferdinand)


Jouer et écrire pour et contre le public des théâtres des faubourgs de Vienne

 

Avec Franz Grillparzer (1791-1872) et Johann Nestroy (1801-1862), Ferdinand Raimund (1790-1836), fils d’un maître artisan des faubourgs de Vienne, totalement autodidacte et très tôt fasciné par le théâtre – en particulier par la tragédie – (Lacheny, 2016b : 319), est considéré comme l’un des trois grands noms du théâtre autrichien au XIXe siècle. Homme de théâtre complet – comédien, directeur, auteur dramatique – qui perpétue à sa manière la tradition comique viennoise, F. Raimund a laissé huit pièces, écrites entre 1823 et 1834, dans lesquelles il élève la « féerie » (Zauberspiel), issue de la tradition populaire viennoise, au rang de genre littéraire : les fées et les bons génies imposent des épreuves aux personnages humains et les libèrent de leurs travers, de la cupidité, de l’envie ou de la bêtise. Ce genre dramatique, qui n’a pas d’équivalent en France, mêle le merveilleux, la farce et les chants avec la comédie de mœurs et la moralité allégorique héritée du théâtre baroque. L’œuvre dramatique de F. Raimund pose, comme peu d’autres avec une telle acuité, la question des relations entre une production esthétiquement exigeante et un public féru de divertissement, celui des scènes populaires viennoises de la première moitié du XIXe siècle.

Portrait de Ferdinand Raimund bras croisés.

Ferdinand Raimund. Lithographie de Josef Kriehuber, 1835. Source : Wikimedia (domaine public).

 

Un homme de théâtre très tôt reconnu par le public viennois de son temps

Dans son ouvrage de référence Dramaturgie des Publikums, Volker Klotz (1976 : 50) souligne à juste titre que F. Raimund n’est pas à considérer d’abord comme un homme de lettres mais comme un « praticien » de la scène et que son œuvre dramatique découle fondamentalement de cette pratique.

F. Raimund, qui débute sa carrière de comédien en 1808-1809, se voit confier très tôt des rôles variés, à la fois comiques et tragiques. Il est rapidement engagé par les théâtres des faubourgs de Vienne : le Theater in der Josefstadt (1814-1817), puis le Theater in der Leopoldstadt (1817-1830) et le Theater an der Wien. Sur ces scènes, le spectre des rôles interprétés par F. Raimund est large, allant des intrigants et des vieillards comiques aux tyrans issus du répertoire sérieux du Burgtheater, en passant par les personnages comiques locaux chers au public des scènes populaires viennoises. Au cours de ses premières années sur les planches, F. Raimund est régulièrement accusé de copier le style de modèles célèbres : les grands noms du Burgtheater comme Ferdinand Ochsenheimer (1767-1822) d’une part, les grands acteurs comiques du Theater in der Leopoldstadt comme Johann La Roche (1745-1806), Anton Hasenhut (1766-1841) et Ignaz Schuster (1779-1835) d’autre part.

Dès les années 1813-1814, la critique théâtrale viennoise retire néanmoins l’accusation récurrente faite à F. Raimund d’imiter ses contemporains pour louer la polyvalence de son talent d’acteur (ainsi la très influente revue Theaterzeitung d’Adolf Bäuerle [1786-1859] note le 24 juillet 1813 : « Monsieur Raimund joue tout ! ») et le développement de son propre style de jeu (Theaterzeitung, 30 juin 1814). Celui-ci est jugé novateur, évitant toute obscénité et unissant comme nul autre le comique et le sérieux, l’art et la nature (Theaterzeitung, 5 mars 1818), l’espièglerie et la mélancolie. Dans son journal, l’acteur du Burgtheater Carl Ludwig Costenoble (1769-1837 ; 1889, vol. 1 : 306-307) note ainsi, à la date du 20 avril 1824 : « Même dans l’humeur la plus espiègle, il ne transgresse jamais la bienséance parce que son comique est lié à une mélancolie sublime qui fait apparaître ce comédien non pas comme une figure comique mais comme un humoriste empli de douleur qui aimerait apaiser son cœur par l’épanchement. »

Les performances scéniques de F. Raimund sont saluées par le public viennois, public dont il devient vite le favori, et ce succès est largement relayé par la critique théâtrale de son temps. Concernant son interprétation du personnage du concierge dans la pièce Die alte und die neue Schlagbrücke de Josef Alois Gleich (1772-1841), la Theaterzeitung écrit le 19 août 1819 : « Ce fut un tonnerre d’applaudissements » et précise que « seul monsieur Raimund fut rappelé avec enthousiasme. » Il est toutefois significatif que le jeu de F. Raimund avec le public – pourtant une pratique courante dans le théâtre populaire viennois – soit blâmé à plusieurs reprises, notamment dans la 181e livraison (1819) de l’Abendzeitung, qui reproche au comédien son adresse au public, « qu’aucun comédien ne devrait se permettre », avant d’ajouter : « Mais notre public permet tout à ses comiques favoris. »

 

Un dramaturge faussement populaire ? F. Raimund pour et contre le théâtre des faubourgs de Vienne

Alors qu’il est vite reconnu comme l’un des plus grands acteurs comiques et auteurs dramatiques de son temps, F. Raimund ne se contente pas, contrairement à ses prédécesseurs, de divertir son public, mais entend faire de son théâtre un authentique « instrument de formation, suivant le modèle du Burgtheater » (Platelle, 2021 : 646), le plus grand théâtre parlé de l’espace germanophone (essentiellement dédié au drame noble), équivalent en Autriche de la Comédie-Française. Dans son Autobiographie (Selbstbiographie, 1836), à l’authenticité toutefois contestée, F. Raimund (1924-1934, vol. V/II : 722) relate ainsi le souvenir suivant, où affleure son goût précoce pour la tragédie découverte sur la scène du Burgtheater, un genre par lequel il se sent bien plus attiré que par la comédie et la farce :

« L’inclination pour l’art dramatique, suscitée par la fréquentation du Burgtheater, naquit déjà très tôt et avec une telle intensité en moi que je décidai, dès mon enfance, de ne jamais choisir d’autre profession ; mais mon goût se portait de préférence sur la tragédie, la comédie m’enthousiasmait moins, la farce m’indifférait. »

Si F. Raimund commence à écrire ses propres pièces en 1823, c’est précisément parce qu’il ne se satisfait plus des rôles, à ses yeux décevants, que lui proposent les auteurs du Theater in der Leopoldstadt. Malgré sa dépendance fondamentale à l’égard du public des théâtres des faubourgs de Vienne, F. Raimund ne cessa jamais d’aspirer, comme en témoignent ses écrits, à un théâtre noble et moral d’inspiration toute schillérienne (Lacheny, 2015). La tension entre le comique et le tragique, observable tant dans les rôles interprétés par le comédien Raimund que dans sa production dramatique, trahit une ambition littéraire et artistique étrangère à ses prédécesseurs comme à ses contemporains au sein du théâtre populaire viennois.

Aussi bien dans sa correspondance que dans son Autobiographie, F. Raimund a toujours tenu un discours distancié, pour ne pas dire ouvertement critique, à l’égard du théâtre des faubourgs de Vienne, dont il fut pourtant l’un des plus illustres héritiers : « La situation de Raimund se caractérise donc moins par une harmonie que par une tension avec le théâtre populaire viennois contemporain. » (Platelle, 2021 : 25) F. Raimund aurait ainsi affirmé au dramaturge Eduard von Bauernfeld (1802-1890 ; 1873 : 34-35) : « Je suis né pour être tragédien, il ne me manque que l’apparence et la voix ! ». De même C. L. Costenoble rapporte-t-il ces propos de 1836, qui témoignent sinon du rejet par F. Raimund du théâtre populaire, du moins de sa ferme volonté d’élever le niveau littéraire de la tradition théâtrale locale : « Comique local ? Théâtre populaire ? – Je ne veux absolument pas écrire de pièces locales, et je n’ai que faire du théâtre populaire. » (Raimund, 1924-1934, vol. V : 762) La pièce locale est une pièce de théâtre populaire dont le contenu est lié à un paysage ou à une ville particulière, en l’occurrence Vienne. La correspondance de F. Raimund avec Antonie (Toni) Wagner (1799-1879) révèle, elle aussi, une haute conception de l’art et une vive admiration pour le drame noble vers lequel F. Raimund ne cessera de tendre. Celles-ci tranchent avec la piètre qualité de la plupart des pièces dans lesquelles il devait se produire sur scène, ainsi qu’avec les objectifs pragmatiques et le manque d’ambition artistique des auteurs du théâtre populaire viennois de son temps. F. Raimund s’en plaint du reste dès 1821 auprès de sa compagne : « Avec nos auteurs, cela va de mal en pis, ils pratiquent leur art uniquement pour gagner de l’argent, et non pour l’honneur, et il est désespérant de lire tous ces navets. » (Raimund, 1924-1934, vol. IV : 25) Les écrits de F. Raimund témoignent ainsi d’une véritable tension entre une approche pragmatique du théâtre populaire et un idéal artistique élevé : l’auteur souhaite produire des pièces esthétiquement exigeantes mais en même temps divertissantes et à succès ; il n’entend pas se soumettre à la volonté du public du théâtre « populaire », mais « il écrit pour lui et joue avec lui. Bien que dépendant artistiquement et financièrement de celui-ci, il ambitionne un théâtre qui soit une institution esthétique et morale. » (Platelle, 2021 : 56).

 

Une production dramatique singulière, entre reconnaissance et défiance du public  

La production de F. Raimund se situe entre « reconnaissance » et « défiance » (Klotz, 1976 : 53), tradition et innovation, succès et incompréhension publics. La question qui se pose ici est de savoir dans quelle mesure les ambitions esthétiques de F. Raimund étaient compatibles avec le goût du public local et les exigences économiques du « théâtre du rire », l’intention édificatrice avec la volonté de divertissement du public (ibid. : 654). Se pose donc au premier chef la question de la réception du théâtre de F. Raimund par le public viennois de son temps : comment ce dernier a-t-il réagi à ses nouvelles propositions artistiques ? Les a-t-il refusées ou a-t-il au contraire accepté de changer ses attentes ? La difficulté de son positionnement entre théâtre « d’en haut » et théâtre « d’en bas » (Lacheny, 2016a) est attestée par l’accueil souvent mesuré ayant été réservé à ses « féeries » (Zauberspiele) les plus ambitieuses tant au sein de la critique théâtrale qu’auprès du public viennois. Plus globalement, la réception de l’œuvre de F. Raimund oscille entre une approbation massive des pièces offrant une heureuse synthèse entre comique et sérieux et une certaine méfiance à l’égard des pièces privilégiant ostensiblement le sérieux aux dépens du comique.

Les premières pièces de F. Raimund, les féeries « parodiques » (Platelle, 2021 : 69) Le Charlatan sur l’île enchantée (Der Barometermacher auf der Zauberinsel, 1823) et Le Diamant du roi des esprits (Der Diamant des Geisterkönigs, 1824), encore fortement ancrées dans la tradition comique viennoise, obtiennent un succès public considérable, dépassant celui des pièces les plus appréciées de ses contemporains J. A. Gleich, Karl Meisl (1775-1853) et Adolf Bäuerle (1786-1859). Ainsi, au Theater in der Leopoldstadt, Le Charlatan fut-il joué 96 fois, et Le Diamant donné à 159 reprises jusqu’en 1864 (Klotz, 1976 : 315). À propos du Charlatan, la presse loue en particulier l’inventivité et l’habileté de son auteur, l’humour, les chants et la musique de Wenzel Müller (1867-1835) (sur la réception de la pièce, voir Raimund, 2013, vol. I : 232-249). Pour le critique de la Theaterzeitung (15 juin 1824), il s’agit même de « l’une des pièces locales les plus réussies dans le registre de la féerie ». Le Paysan millionnaire ou La Demoiselle du royaume des fées (Das Mädchen aus der Feenwelt oder Der Bauer als Millionär), dont la première a lieu le 10 novembre 1826 au Theater in der Leopoldstadt, est l’un des plus grands succès de l’auteur. Pour Der Sammler (21 novembre 1826), cette première féerie « morale » (Platelle, 2021 : 195) de F. Raimund « a ouvert une nouvelle voie à la poésie populaire » en ce qu’elle satisfait aussi bien « les exigences d’une scène populaire » que celles « du bon goût ». Les chiffres des reprises sont éloquents : le 12 avril 1828, la pièce est déjà jouée pour la centième fois (Theaterzeitung, 26 avril 1828) et elle est donnée à 206 reprises au Theater in der Leopoldstadt entre sa création et 1854. Les autres pièces « morales » de cette période, Le Roi des cimes et le misanthrope (Der Alpenkönig und der Menschenfeind, 1828) et Le Flambeur (Der Verschwender, 1834), obtiennent un succès analogue. À titre d’exemple, F. Grillparzer, le grand « classique » du théâtre autrichien, estime que, pour Le Roi des cimes, « même Molière n’aurait pu inventer un plan plus parfait » (Grillparzer 1909-1948, vol. I/14 : 93-94), et Johann Wolfgang Goethe (1749-1832 ; 1985, vol. V/I : 480), pourtant souvent avare de compliments, écrit dans son journal : « L’idée n’est pas mauvaise et révèle une grande connaissance du théâtre ». Le Flambeur, créé le 20 février 1834 au Theater in der Josefstadt, connaît quant à lui un véritable triomphe à Vienne. Cette pièce, dans laquelle F. Raimund renoue dans une certaine mesure avec la tradition comique viennoise, sans renoncer pour autant à son ambition de « créer un théâtre populaire sérieux et moral » (Platelle, 2021 : 203), est aussi applaudie à Munich et à Prague.

L’une des causes du succès de ces trois pièces est assurément à chercher dans l’utilisation de la musique. Les passages chantés, qui permettent à F. Raimund d’introduire une complicité et une communication directe avec son public, font partie dès le début de la conception des pièces. La nouveauté du théâtre de F. Raimund tient à ce que les chants, qui brisent l’illusion théâtrale pour instaurer un lien entre la scène et la salle, ne constituent plus de simples ornements musicaux, mais qu’ils participent pleinement à l’action des pièces ; ils soulignent les moments dramatiques les plus saillants et illustrent les caractéristiques ou les sentiments des personnages. Par le lien direct qu’ils créent avec le public, les chants, outre leur gaieté, favorisent la transmission du message moral de la pièce. Ainsi dans les féeries les plus appréciées du public viennois, Le Paysan millionnaire, Le Roi des cimes et Le Flambeur, les chants du personnage comique renforcent-ils encore son impact sur le public. Dans Le Paysan millionnaire, « Frérot, ma foi ! » (« Brüderlein fein » ; II, 6) et le « chant des cendres » (« Aschenlied » ; III, 5) ainsi que, dans Le Flambeur, le « chant du rabot » (« Hobellied » ; III, 6) expriment une vision, voire une philosophie de la vie – en l’occurrence l’incompatibilité entre la richesse et le bonheur – et établissent un lien immédiat avec le public, favorisant son adhésion. Les valeurs morales et sociales prônées (acceptation d’une vie simple et modeste comme garante du bonheur véritable, vanité des aspirations humaines dans Le Paysan millionnaire ; sociabilité, rôle de l’argent et valorisation de la connaissance de soi dans Le Roi des cimes ; modération, fidélité et contentement dans Le Flambeur) doivent remédier aux insuffisances de la réalité (Platelle, 2021 : 236-255, 610-638).

Therese Krones en tant que Jugend.

Therese Krones (1801-1830) en tant que Jugend dans Mädchen aus er Feenwelt oder Der Bauer als Millionär [Le Paysan millionnaire ou la demoiselle du royaume des féés]. Litographie de 1825. Source : Wikimedia (domaine public).

 

La réception des pièces les plus sérieuses de F. Raimund s’avère moins enthousiaste. Dans La Muse enchaînée (Die gefesselte Fantasie, 1826), considérée comme la pièce programmatique de F. Raimund et comme la marque d’un tournant esthétique dans son approche du drame (Roe, 2010 : 66), la référence au drame noble est patente sur le plan formel, à travers l’utilisation par Amphio du pentamètre iambique et de vers classiques, mais ce sont bien les vers grossiers, « impurs » (II, 12), et le ton populaire du personnage comique de Rossignol (Nachtigall) qui ont sauvé la pièce auprès du public viennois. Si les personnages d’Amphio et de la Muse remportent la victoire de la poésie, Rossignol remporte donc celle du comique et gagne les faveurs du public : dans son édition des 17 et 18 janvier 1828, Der Sammler laisse entendre qu’avec son sérieux et ses ambitions esthétiques, La Muse enchaînée était trop « sublime » pour les scènes populaires viennoises dont l’objectif premier était, toujours selon ce journal, d’atteindre l’édification non par le sérieux, mais par le divertissement. Une telle pièce ne pouvait ainsi répondre aux attentes d’un public qui souhaitait que le sérieux restât toujours subordonné au comique, comme F. Raimund le reconnaît lui-même : « Cette pièce fut certes louée, mais elle n’eut pas autant de succès que les précédentes » et ajoute : « Pour le public, elle n’était pas assez comique et l’idée n’était pas populaire. » (Theaterzeitung, 15 septembre 1836) La critique reproche à F. Raimund une ambition littéraire excessive, une inadéquation fondamentale de la pièce au théâtre populaire et de certains acteurs aux rôles qui leur ont été attribués (voir Der Sammler, 19 janvier 1828 ; Wiener Zeitschrift, 26 janvier 1828). Dans cette pièce comme dans les autres féeries « manichéennes » (Platelle, 2021 : 127) de F. Raimund, La Malédiction de Moisasur (Moisasurs Zauberfluch, 1827) et La Couronne porte-malheur (Die Unheil bringende Krone, 1829), les recensions déplorent que la réduction du comique et le contraste avec le sérieux brisent l’équilibre, souhaité dans le théâtre des faubourgs de Vienne, entre le divertissement et la « morale bienveillante » (Theaterzeitung, 25 novembre 1826). La prise de distance partielle de F. Raimund à l’égard des attentes du public local suscite le mécontentement de certains critiques viennois, qui jugent ces pièces inadaptées aux conditions comme aux attentes du public des scènes populaires. En réduisant considérablement la part échue au personnage comique et au comique traditionnel au profit des protagonistes et de l’action sérieux, de telles féeries « diminuent les possibilités d’un rire libérateur, ce qui déçoit une partie du public et de la critique. » (Platelle, 2021 : 554) Plusieurs recensions enjoignent d’ailleurs clairement F. Raimund de prendre davantage en compte les attentes du public des théâtres des faubourgs de Vienne : « Que monsieur F. Raimund veuille bien respecter ces avertissements qui lui ont déjà été donnés et prendre davantage en compte les spécificités locales lorsqu’il écrit ses œuvres ; c’est tout de même une grave erreur que d’évoquer la peste, les tremblements de terre, les morts et la fièvre jaune dans la maison de l’humeur joyeuse. » (Der Sammler, 12 décembre 1829) L’étude de la réception de ces pièces de F. Raimund montre en tout cas qu’une partie au moins de la critique et du public des scènes des faubourgs de Vienne a été déçue dans ses attentes et qu’elle n’a pas entièrement adhéré à la nouvelle voie proposée par l’auteur viennois.

En voulant satisfaire à la fois aux exigences de la « popularité » et à celles de la « littérarité », F. Raimund a tenté de conserver un lien étroit avec le public des théâtres des faubourgs de Vienne et, simultanément, de « littérariser » le théâtre populaire viennois. Par ce positionnement délicat entre théâtre « haut » et théâtre « bas » (Lacheny, 2016a), F. Raimund s’est heurté à un certain nombre de réserves : peu convaincue par les pièces les plus sérieuses de l’auteur (La Muse enchaînée, La Malédiction de Moisasur, La Couronne porte-malheur), une bonne partie du public et des critiques viennois l’exhorta à revenir au « véritable » théâtre populaire. À l’inverse, les œuvres les plus appréciées de F. Raimund, les féeries « morales » Le Paysan millionnaire, Le Roi des cimes et Le Flambeur, qui parviennent à « instruire en divertissant » (Wiener Zeitschrift, 26 janvier 1828), demeurent extrêmement populaires en Autriche, au même titre que celles de son illustre contemporain J. Nestroy (Lacheny, 2023). Le public viennois, dont il aura contribué à modifier et à élargir l’horizon d’attente, aura finalement accordé à F. Raimund ce statut de « classique » auquel ce dernier avait aspiré toute sa vie durant : « Avec ses plus grandes créations, Raimund a changé et ennobli le goût et les attentes du public des théâtres populaires et produit une littérature d’une importance et d’une popularité durables. » (Roe, 2010 : 123) Le nombre élevé de représentations et leur élargissement à l’Europe témoignent, déjà du vivant de l’auteur, du succès des pièces de F. Raimund (Platelle, 2021 : 661), lesquelles continuent à alimenter le répertoire aujourd’hui. Pour ce qui est de la postérité littéraire de l’auteur, Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) se réfère fréquemment à Raimund dans ses lettres, essais et pièces et, parmi les auteurs contemporains, Peter Handke (prix Nobel de littérature 2019) renvoie régulièrement à F. Raimund dans ses œuvres. Quant à Elfriede Jelinek (prix Nobel de littérature 2004), elle reprend le personnage du roi des Alpes dans « l’intermède allégorique » de sa farce avec chants Burgtheater (1985). En langue française, trois traductions des pièces de F. Raimund ont paru aux éditions du Brigadier (Lille) en 2024 (Le Charlatan sur l’île enchantée, Le Paysan millionnaire ou La Demoiselle du royaume des fées, Le Flambeur) et deux autres traductions seront publiées chez le même éditeur en 2025 (Le Roi des cimes et le Misanthrope, La Muse enchaînée), qui rendra ainsi enfin accessible aux lecteurs français la majeure partie de l’œuvre de ce maître incontesté du théâtre autrichien.

Le Raimundtheater à Vienne.

Le Raimundtheater à Vienne avant 1898. Source : Wikimedia (domaine public).


Bibliographie

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Costenoble C. L., 1889, Aus dem Burgtheater. 1818-1837. Tagebuchblätter, 2 vol., Vienne, Konegen.

Goethe J. W., 1985, Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher und Gespräche, 40 in 45 Bänden in 2 Abteilungen, Francfort-sur-le-Main, Bibliothek Deutscher Klassiker.

Grillparzer F., 1909-1948, Sämtliche Werke. Historisch-kritische Gesamtausgabe, éd. établie par A. Sauer, R. Backmann, 42 vol., Vienne, Gerlach & Wiedling et Schroll.

Klotz V., 1976, Dramaturgie des Publikums. Wie Bühne und Publikum aufeinander eingehen: insbesondere bei Raimund, Büchner, Wedekind, Horváth, Gatti und im politischen Agitationstheater, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1998.

Lacheny M., 2015, « Raimunds Schiller-Rezeption. Eine unerwartete Begegnung zwischen Wiener Volkstheater und Weimarer Klassik », pp. 273-291, in : Feler A., Heitz R., Laudin G., dirs, Dynamik und Dialektik von Hoch- und Trivialliteratur im deutschsprachigen Raum im 18. und 19. Jahrhundert. I, Die Dramenproduktion/Dynamique et dialectique des littératures « noble » et « triviale » dans les pays germanophones aux XVIIIe et XIXe siècles. I, La production dramatique, Würzburg, Königshausen & Neumann.

Lacheny M., 2016a, Littérature « d’en haut », littérature « d’en bas » ? La dramaturgie canonique allemande et le théâtre populaire viennois de Stranitzky à Nestroy, Berlin, Frank & Timme.

Lacheny M., 2016b, « Raimund en France, Raimund et la France : bibliographie commentée », Théâtres du Monde, 26, pp. 319-326.

Lacheny M., 2023, « Nestroy (Johann) », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/nestroy-johann.

Platelle F., 2021, Ferdinand Raimund et le renouvellement de la féerie viennoise, Berne, P. Lang.

Raimund F., 1924-1934, Sämtliche Werke. Historisch-kritische Säkularausgabe, éd. établie par F. Brukner et E. Castle, Vienne, Schroll.

Raimund F., 2013, Sämtliche Werke. Historisch-kritische Ausgabe, éd. établie par J. Hein, J. Hüttner, W. Obermaier., M. Mansky et F. Walla, Vienne, Deuticke.

Raimund F., 1823, Le Charlatan sur l’île enchantée, trad. de l’allemand (Autriche) par M. Lacheny, Lille, Éd. du Brigadier, 2024.

Raimund F., 1826, Le Paysan millionnaire ou La Demoiselle du royaume des fées, trad. de l’allemand (Autriche) par H. Christophe, Lille, Éd. du Brigadier, 2024.

Raimund F., 1834, Le Flambeur, trad. de l’allemand (Autriche) par S. Muller, Lille, Éd. du Brigadier, 2024.

Roe I., 2010, Ferdinand Raimund, Hanovre, Wehrhahn.

Auteur·e·s

Lacheny Marc

Centre d'études germaniques interculturelles de Lorraine Université de Lorraine

Citer la notice

Lacheny Marc, « Raimund (Ferdinand) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 27 janvier 2025. Dernière modification le 27 janvier 2025. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/raimund-ferdinand.

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