Après une période d’incubation à bas bruit dans le Bronx des années 1970, le rap se manifeste en fanfare sur la scène médiatique en septembre 1979 avec la sortie de Rapper’s Delight par le « Sugarhill Gang ». Ce n’est pas le premier enregistrement de rap publié, mais avec près de 10 millions d’exemplaires du single écoulés, c’est, en revanche, le premier succès planétaire du genre. Formellement, le rap est quelque chose d’assez simple : des paroles vigoureusement scandées sur un accompagnement sonore répétitif au rythme fortement marqué. Avec son premier succès le rap s’impose comme une forme d’expression essentiellement ludique :
« I said-a hip, hop, the hippie, the hippie
To the hip hip hop-a you don’t stop the rock
It to the bang-bang boogie, say up jump the boogie
To the rhythm of the boogie, the beat »
[Traduction : « J’ai dit-un hip, hop, le hippie, le hippie
Pour le hip hip hop-a, n’arrêtez pas rock
C’est au bang-bang boogie, dis up jump the boogie
Au rythme du boogie, le beat »]
Quelque deux ans plus tard, le succès du premier album de Grandmaster Flash & The Furious Five, « The Message », révèle une tonalité d’ensemble beaucoup plus sombre comme le fait entendre le refrain du titre éponyme :
« Don’t push me cause I’m close to the edge
I’m trying not to lose my head
It’s like a jungle sometimes
It makes me wonder how I keep from goin’ under »
[Traduction : « Ne me pousse pas parce que je suis tout au bord
J’essaie de ne pas perdre la tête
C’est comme une jungle parfois
Alors je m’interroge, comment j’fais pour ne pas sombrer »]
« Grandmaster Flash & The Furious Five – The Message (Official Video) ». Source : Sugarhill Records sur Youtube.
Cette intrication d’hédonisme et de noirceur, d’apparente alacrité et de sens du drame n’est pas seulement l’une des marques de fabrique du rap, elle s’ancre au plus profond de la culture afro-américaine.
Après une flambée médiatique lors de sa brusque arrivée en France, le rap fait le succès de l’émission de Sidney (Patrick Duteil, musicien, compositeur et rappeur) sur Radio 7 en 1981, mais aussi de l’émission HIP-HOP sur TF1 en 1984 ; c’est dans cette période que débarque la vogue du « Smurf » (traduction américaine de Schtroumpfs). C’est chez les jeunes exclus des quartiers dits « sensibles » ou « défavorisés » que le rap a rencontré un écho à la fois enthousiaste, massif, mais aussi participatif. S’agissant d’une musique que l’on pouvait pratiquer sans formation théorique ou académique, beaucoup se sont lancés dans l’aventure avec les moyens du bord. Une fois retombé le soufflé médiatique dû à l’effet de mode, le rap est devenu le moyen d’expression quasi exclusif d’une tranche de la population hexagonale dont il n’était pas d’usage de scruter les productions poétiques et culturelles. Toléré dans la mesure où « pendant qu’ils font ça ils ne volent pas le sac des petites vieilles et mettent pas le feu aux voitures », le rap, simple alibi des « politique de la ville », fut d’abord magistralement ignoré des instances culturelles – du moins celles qui assurent reconnaissance et légitimation. Les firmes discographiques et les grands médias de diffusion qui ne tardèrent pas à s’en mordre les doigts. En effet, en dépit de ce bouclage, le rap s’est non seulement constitué un public à la fois dévoué et actif, mais, œuvrant à l’insu de tous, les rappeurs français se sont de surcroît forgés une esthétique propre en jouant avec habileté sur un effet de miroir, aux incidences assez complexes, avec la culture afro-américaine dont cette forme d’expression était initialement issue. Le rap français mériterait une notice à lui tout seul. En résumé, le rap français s’est développé selon un schème ambigu d’admiration et d’ironique distance à l’égard les oncles d’Amérique. Kool Shen du groupe NTM, résume la situation : « L’Amérique ce n’est pas un exemple. Ça en reste un au niveau du produit, mais pas de la démarche et de l’éthique. On ne parle pas d’éthique avec les américains, tu leur mets un billet, ils courent » (Bocquet, Adolphe, 1997).
Tradition et rupture
En anglais « to rap » signifie initialement « taper rapidement à coups secs ; battre de manière saccadée ; communiquer un message en frappant » (Gove, 1966). Le verbe circule depuis déjà un certain temps à l’intérieur de la communauté afro-américaine pour désigner une façon énergique de s’exprimer en martelant son propos : ainsi qualifie-t-on volontiers de « rap » le sermon d’un pasteur, la plaidoirie d’un avocat ou le discours d’un leader politique.
Si le rap a été d’emblée perçu comme une rupture par le grand public, il s’inscrit en fait dans le prolongement d’une tradition langagière et musicale jusqu’alors tenue à distance par l’industrie culturelle, mais pratiquée depuis longtemps au sein de la communauté afro-américaine. Le rap aura fait passer de l’implicite à l’explicite tout un pan de la culture afro-américaine qui jusqu’alors restait à usage interne, ne concernant que les échanges entre pairs. C’est d’abord le cas des toasts, ces contes circulant entre adultes, qui mettent en scène des provocateurs rusés (trickster) comme Frère Lapin (Bre’ Rabitt), le Singe Vanneur (The Signfyin’ Monkey) ou le personnage de Shine ; des brutes violentes et implacables (bully, badman) dont les plus fameux représentants sont Stack O’ Lee, ou The Big Mack Daddy, ou encore le souteneur (pimp) beau parleur qui subjugue les femmes, mais qui n’hésite pas à les brutaliser pour les soumettre et les exploiter (paru en 1967, Pimp, le roman culte de Iceberg Slim [1918-1992] aura, en la matière, servi de bible à nombre de rappeurs). Autant de personnages hauts en couleur auxquels il faudrait ajouter les héros tragiques comme John Henry, le poseur de traverses de chemin de fer, mort d’épuisement en rivalisant avec un marteau pneumatique. En plus des hommes faisant l’apologie de la virilité, il y a des femmes qui se sont pas naïves, parlent cru et n’hésitent pas à recourir à la violence pour parvenir à leurs fins ou se venger de mauvais traitements, à l’instar de la Frankie du toast Frankie and Johnny. Ces énergiques figures féminines auront servi de modèle aux représentantes de la « bitch attitude », surjouée par nombre de rappeuses telles que Missy Eliott, Lil’ Kim ou des MCs du groupe « Bitches With Problems » (Béthune, 2019). Par leurs actes outranciers, leurs attitudes provocantes et par leurs excès de langage, les personnages, de cette littérature vernaculaire – repris par les artistes rap – ont en commun d’exister selon des standards situés aux antipodes du puritanisme de la culture dominante, mais également en opposition frontale avec les valeurs prônées par la bourgeoisie Noire, soucieuse de faire prévaloir une respectabilité dans le but de s’intégrer en toute discrétion à l’American Way of Leaving, en respectant les normes de la bienséance.
On retrouve cette même volonté de rébellion linguistique et sociale pratiquée par les adolescents avec les dirty dozens (les douzaines dégueulasses), ces rituels d’insultes, scandés et rimés, dans lesquelles la mère des protagonistes constitue la cible privilégiée des quolibets obscènes que l’on s’échange :
« Ten pound iron, ten pound steel
Your mother’s vagina is like a steering wheel » (cité par Abrahams, 1972 : 224)
[Traduction : « Dix livres de fer, dix livres d’acier
Le vagin de ta mère est comme un volant »]
À sa manière, le rap réactualise et rend manifeste une rhétorique de l’outrance, une poétique de la violence et de l’obscénité mises sous le boisseau par l’industrie culturelle. Ainsi, lorsque Howard W. Odum (1884-1954) et Guy B. Johnson (1901-1991) publient The Negro and his Songs (1925 : 166), ils déplorent, en ce qui concerne les chants profanes, qu’une « grande masse de matériau ne puisse être publiée du fait d’un contenu vulgaire et indécent ». On sait que lorsque dans les années 1920, les compagnies de disques commencèrent à s’intéresser aux blues, il n’était pas question de laisser s’étaler explicitement cette veine violente et salace. Les artistes de blues ont dû se contenter de l’implicite et laisser leur propos les plus dérangeants voilés sous l’équivoque de l’allusion et du « double entendre ». Non sans jubilation, le rap fait voler en éclats le masque de pudeur que s’est imposée l’industrie culturelle :
« Attention!
At this moment you are listening at an Ice T. L.P.
If you are offended by words like “shit”, “bitch”, “fuck”, “dick”, “ass„, “hoe”, “cum”, “dirty bitch”, “low motherfucker”, “nigger” […] Take the take out now.
This is not a pop album!
And by the way, suck my motherfucker dick! » (Ice-T., 1993)
[Traduction : « Attention !
À partir de maintenant vous écoutez un L.P. de Ice T.
Si vous êtes offensés par les mots : “merde” “salope” “baiser”, “bite”, “cul”, “poufiasse”, “foutre”, “grosse salope”, “pauvre enculé”, “négro” […], arrêtez cet enregistrement
Ce n’est pas un album de pop
De toute façon sucez ma putain de queue ! »]
« Ice-T – Home Invasion – Track 01 – Warning ». Source : Ice-Tube sur Youtube.
En rejetant avec truculence le label « pop musique », Ice-T signe sans ambiguïté sa propre différence – et par voie de conséquence celle du hip-hop tout entier – d’avec le reste de la sphère puritaine de l’entertainment américain. Or, si le rap est entré par effraction sur la scène médiatique, il procède d’une inspiration ancrée dans une tradition séculaire (Béthune, 2003). Ce lien profond du hip-hop à l’ensemble de la tradition culturelle afro-américaine nous dissuade d’évoquer à son propos une forme postmoderne d’expression.
Oralité et écriture
En dépit d’un puissant tropisme en direction de l’oral, le rap reste vigoureusement attaché à l’écriture sous toutes ses formes. Le rappeur français Oxmo Puccino (2006) va même jusqu’à définir cette forme d’expression comme « une maladie textuelle ». Avec le rap, expression orale et expression écrite ne devraient plus être envisagées dans un rapport d’exclusion ni d’opposition, comme c’est régulièrement le cas, mais plutôt dans une relation de complémentarité ou, mieux encore, de synergie poétique. En effet, dans le rap, la « stylisation particulière du flux vocal se fonde le plus généralement sur des textes écrits à l’avance pour programmer avant tout des effets… non verbaux. » (Rubin, 2002 : 2). Aussi Christophe Rubin (ibid.) a-t-il raison de décrire le rap comme « une écriture de la voix ». Ce qui, dans le rapport à l’écriture, différencie le rap d’une pièce de musique « occidentale », fût-ce de musique légère, voire d’une simple chanson populaire, c’est qu’un rap ne peut accéder à l’être indépendamment d’une performance effective. Pour exister, un rap doit impérativement avoir été scandé, ce qui n’empêche pas que la plupart du temps le morceau ait été préalablement écrit. Dans le rap, le micro et le stylo sont les instruments pairs d’une même mythologie textuelle : « Au stylo distille avec style au micro la rage dans les blocs » (Ärsenik, 1988, « Quelques gouttes suffisent », album éponyme). Pour les rappeurs, l’écriture n’est pas une simple collaboratrice de l’expression orale ; elle fonde en quelque sorte le droit à la parole : « apprends à écrire ou apprends à te taire » martèle par exemple la rappeuse Casey (2010, Apprends à t’taire).
En outre, il convient d’entendre le terme écriture dans sa double acception stylistique et graphique. Le rappeur est vigilant en matière de style : le vocabulaire, les rimes, les figures font dans le rap l’objet d’une attention particulière. Mais la culture hip-hop s’intéresse tout autant à la graphie : les traces laissées, sur le papier (graphie des jaquettes de CD, flyers, magazines), sur les murs (tag, graph), voire sur le corps lui-même (modelages physiques, tatouages, maquillages) nous rappellent constamment l’importance de l’inscription, de la marque visuelle, de la signature ; bref du « graphêin ». Les rappeurs paraphent de leur empreinte l’espace sonore comme l’espace visuel et investissent de manière éminemment tactile la vue et l’ouïe – les deux sens théorétiques que se réserve l’art – en y multipliant les effets de chocs : « Jette-moi 8 mesures à souiller comme 8 murs/assaillis d’enflures sur des aires de raclures » (La Rumeur, 2004, « À nous le bruit »). La synergie de l’oral et de l’écrit se trouve ici renforcée par l’utilisation du terme « aire » –surface –, imposé au lecteur, là où l’auditeur entend spontanément « air » –musique – (sur cette action réciproque de l’oral et de l’écrit, voir Béthune, 2011).
Esthétique et politique
Insister sur la dimension politique et sociale du rap constitue souvent un moyen d’évincer la réflexion esthétique concernant cette forme d’expression. Une fois que l’on a isolé le rap comme un symptôme social porteur d’une contestation quasi viscérale, on pense pouvoir tenir pour secondaire la portée esthétique de ce qu’il exprime. Or, le simple fait que des adolescents confinés dans les ghettos de l’inner city des friches de l’Amérique urbaine et des minorités ethniques, ou qu’en France des lascars issus des quartiers pudiquement appelés « sensibles » ou « défavorisés » adoptent une posture d’artistes à part entière et prétendent investir par effraction ce que la philosophe Anne Cauquelin (1988 : 12) appelle « le site de l’art », constitue en soi un geste d’expression politique. En prétendant prendre la parole en tant qu’artistes, les rappeurs accomplissent un acte politique à part entière » dans la mesure où ils refusent de se tenir à la place que la société voudrait leur assigner. Le rappeur américain Common (Lonnie Rashid Lynn Jr.) est parfaitement conscient de cette constitution du politique à travers le champ esthétique :
« Tu sais je n’ai jamais été si impliqué tant que ça dans la politique. Les gens me voient comme un “artiste politique”, mais je suis plutôt un artiste qui parle de conscience, de spiritualité, de vie d’amour. Ce que j’ai appris, c’est qu’on a un grand impact sur le monde, nous, la culture hip-hop la jeunesse…On peut bouger les montagnes si on s’y prend ensemble ». (Rap US, 44, févr.-mars 2009).
De la même manière, lorsqu’en 2018, le couple de milliardaires du hip-hop, Jay-Z et Beyoncé, réservent le Louvre pour quelques milliers d’euros afin de tourner Apeshit, leur somptueux clip en duo, la démarche esthétique constitue en soi une opération politique. Par un retournement quasi messianique, exceptionnel en histoire, les vaincus de naguère se réapproprient les valeurs culturelles qui leur avaient été confisquées et couvrent de « merde de singe » (Apeshit) tous ceux qui ont contribué à les déposséder de leur humanité esthétique. Cette humanitas aesthetica en laquelle convergent les formes a priori de la sensibilité humaine et que nous partageons avec l’ensemble de nos semblables.
« The Carters – Apeshit (Official Video) ». Source : Beyoncé sur Youtube.
Or, c’est en produisant un maximum de bruit que les rappeurs comptent faire entendre au monde ce renversement du cours de l’histoire. « Turn it up! Bring the noise » (« Poussez le volume, faites du bruit ! »), selon la version scandée par le groupe « Public Enemy » (1987 > 1988, « Bring the Noise ! ») – s’impose à la fois comme le credo esthétique et comme le mot d’ordre politique des rappeurs. Selon la formule de Naïm l’Inconsolable, les rappeurs revendiquent un « droit au bruit », conformément au titre de l’album éponyme (L’Inconsolable et X Tideux, 2021). Toutefois, cette revendication esthétique du tapage que l’on dissémine dans l’espace public s’avère en soi politique.
Création et prédation
Le rap est un genre musical, mais qui, dans de nombreux cas, nous propose une musique sans instruments. Pour accompagner le flow du MC (Maître de Cérémonie), le DJ (Disk Jockey) – ou le « producteur », si la musique n’est pas élaborée en direct, mais conçue en studio – bâtit une bande sonore à partir d’éléments prélevés sur des enregistrements déjà existants. Il s’agit tantôt de confectionner des ponctuations rythmiques en manipulant des disques vinyles (scratching, back spinning, etc.), et tantôt d’insérer de brèves portions (généralement quatre mesures), tirées de morceaux déjà enregistrés, des fragments que l’on monte en boucle ; une technique connue sous le nom d’échantillonnage (sampling). Sans entrer dans les détails de pratiques qui ont déjà fait couler beaucoup d’encre (Poschardt, 2002 ; Schloss, 2004 ; Déon, 2011 ; Katz, 2010). Nous signalerons simplement que cette façon d’aborder la musique pose simultanément des questions d’ordre esthétique et soulève des problèmes de nature juridique. En effet, les techniques de prédation sonore mise en œuvre par les rappeurs déstabilisent les fondements ontologiques d’une notion d’œuvre patiemment échafaudée par les théories de l’art en Occident et viennent remettre en cause tant l’idée de paternité artistique que celle de propriété intellectuelle et juridique (Demers, 2006 ; Schur, 2009). La pratique de l’échantillonnage a donné lieu à toute une série de procès qui, pour la plupart, se sont soldés aux dépens des rappeurs. Considérés par la justice comme des pillards, les producteurs de rap se sont vus infligés des dommages et intérêts d’un montant dissuasif, à tel point que, excepté pour les rappeurs les plus fortunés, capables d’offrir aux ayants droit de substantiels dédommagements, la pratique de l’échantillonnage s’est considérablement restreinte.
Dans ce cas de figure, il semble bien que l’arsenal juridique soit venu à la rescousse de l’ontologie sur laquelle provigne notre idée d’œuvre. L’esthétique majoritaire, telle qu’elle se déploie dans le cadre de ce que le philosophe Jean-Marie Schaeffer (1992) appelle la « théorie spéculative de l’art », repose en effet sur l’idée d’une création individuelle émanant d’un auteur, supposé détenir un talent charismatique, et implique une dimension patrimoniale des produits de la culture en général, et de l’art en particulier, considérés comme intouchables au nom de leur achèvement, c’est-à-dire de leur perfection. À l’opposé, le savoir-faire (têchnê) des rappeurs ne se conçoit qu’à partir d’un fonds commun librement accessible (lore) dont les objets, en continuel devenir, sont susceptibles d’appropriation et d’altération par quiconque en revendique l’usage. Pour les défenseurs de la « grande forme », tenants des valeurs à la fois universelles et éternelles de l’Art, la pratique de l’échantillonnage constitue en soi une sorte de scandale esthétique. Véritable tour de passe-passe technologique, cette stratégie de prédation sonore menace en effet de dislocation la sacro-sainte unité des œuvres qu’elle démembre pour s’en approprier inopinément des fragments sélectionnés. Rompant avec l’idéologie patrimoniale, la pratique de l’échantillonnage sépare sans état d’âme la partie du tout, mais qui plus est, elle insère les fragments ainsi prélevés à l’intérieur d’un nouveau contexte, au prix souvent de manipulations plus ou moins profondes, ravalant l’œuvre ainsi dépecée au rang de simple matériau. Il convient, à ce niveau, de souligner d’emblée un paradoxe : même strictement identique à l’original, à partir du moment où il est arraché à son contexte initial, l’élément prélevé par la technique de l’échantillonnage ne reste pas, à proprement parler, le même. Le fait de séparer le fragment de son milieu originel et de le faire figurer dans une nouvelle réalisation sonore en altère la signification première. Une fois inséré dans son nouveau contexte, même s’il y subsiste à l’identique, le fragment prélevé se fait soudain porteur d’une autre histoire.
En adoptant une perspective benjaminienne, nous pourrions dire que, prenant l’industrie culturelle à contre-pied et les théories esthétiques à rebrousse-poil, le rap disloque l’« aura » dont, en Occident, se prévaut l’œuvre d’art. L’écoute d’un rap nous plonge au sein d’un univers tactile, contondant dans lequel prime l’effet de choc. Dès lors, la participation (en particulier par la danse) et le jeu se substituent à la contemplation. Avec l’échantillonnage, l’invasion de la sensibilité auditive par la sensibilité tactile se trouve à la fois démultipliée et renforcée, en particulier par rapport au cinéma sur lequel Walter Benjamin (1892-1940) a fait porter l’essentiel de ses analyses. En effet, les producteurs de hip-hop privilégient pour leurs échantillons des musiques déjà fortement impliquées dans l’univers tactile : le funk, le disco, la pop, le jazz, le rock, etc., sont les sites privilégiés de prédation sonore pour les DJs et les producteurs de hip-hop. Or, ce sont en l’occurrence des formes d’expression musicale que Vincenzo Caporaletti (2000) a qualifiées, à juste titre, de « musiques audiotactiles ». Par-delà le beat insistant, mesuré en BPM, par-delà les niveaux sonores exigés (Bring the Noise –Public Enemy ; À nous le bruit – La Rumeur ; Le droit au Bruit – L’Inconsolable ; etc.), par-delà les saccades de la scansion verbale et la véhémence du ton, l’échantillonnage, dans sa construction même, redouble la dimension tactile du rap. En effet, par rapport aux autres musiques définies par V. Caporaletti comme « audiotactiles », avec l’échantillonnage le hip-hop consacre l’invasion de la sphère historique, dans son intimité même. En effet, dans sa pratique, l’échantillonnage entrechoque les époques. Ainsi, comme le remarque Ulf Postchard (2000 : 245), « la caisse de disques du DJ regorge d’histoire stockée sur vinyle ». Mais cette histoire n’est pas figée, elle n’est pas conservée en tant que patrimoine intouchable : les traitements vigoureux, la plupart du temps destructeurs, auxquels les DJs soumettent leurs disques est à la mesure des télescopages que ces derniers font subir à l’histoire de la musique. En constatant l’arrachement d’un fragment d’œuvre sous forme d’échantillon, l’auditeur fait l’expérience d’un premier choc, souvent violent. On est systématiquement frappé d’entendre le fragment d’un morceau célèbre extirpé de son contexte et mobilisé à d’autres fins. Il est, par exemple, difficile pour l’auditeur de ne pas éprouver une sorte de vertige sitôt qu’il identifie la fameuse ligne de basse tirée d’un morceau phare de Lou Reed datant de 1972, Walk on the Wild Side, échantillonnée et mise en boucle dans « Can I Kick It? », réalisé en 1990 par les rappeurs du groupe A Tribe Called Quest. Mais, ce choc initial de l’arrachement historique, qui semble démanteler l’œuvre originale, se trouve simultanément redoublé et amplifié par le télescopage avec un autre contexte que les producteurs font subir aux extraits qu’ils prélèvent et projettent – tels quels ou modifiés – dans un autre univers. Ainsi, à l’issue d’une collision, les échantillons prélevés deviennent-ils les astres d’une nouvelle constellation sonore. La composition musicale par prélèvement et montage d’échantillons, telle que la conçoivent les DJs et les producteurs de hip-hop permet de donner corps à ce que, dans le sillage des analyses proposées par W. Benjamin, on pourrait appeler des « images dialectiques acoustiques ». Dans les fantasmagories sonores contondantes, mises en sons avec alacrité par les rappeurs, l’Autrefois vient télescoper le Maintenant ; en ce sens, résume U. Postchardt (2000 : 247), « le sampleur redonne une présence à ce qui n’était plus que mémoire, il éveille une vie figée à une existence ardente ». Grâce à la pratique de l’échantillonnage, les rappeurs ont indéniablement l’art de faire briller des constellations sonores inédites au firmament de la musique ; fussent les astres visés initialement ternis ou dont l’éclat ne fut jamais bien vif. Car si des tubes font parfois l’objet de leur cueillette, les rappeurs se plaisent également à exhumer des titres sombrés dans l’oubli et à conférer un lustre inattendu aux rebuts de l’industrie culturelle.
Conclusion
Fondé sur les techniques de reproductibilité les plus élaborées, mais aussi les plus percutantes, le rap confère à l’effet de choc, verbal, sonore, visuel, mais également historique et culturel, sa pleine dimension esthétique, poussant un pas au-delà la mise en pièce de l’aura, analysée par W. Benjamin (1935) à propos du cinéma dans les différentes moutures de son fameux essai « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ». En donnant la parole à des individus initialement voués à rester des vaincus de l’histoire, le rap a permis aux laissés pour compte de la modernité de se faire entendre et de s’imposer efficacement sur la scène publique. Et cela non à titre de victimes à qui l’on prêterait l’oreille avec condescendance, pour se donner bonne comme conscience, mais en pénétrant par effraction dans le site protégé de la culture ; en y devenant des acteurs incontournables, ne serait-ce que sur le plan financier.
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