Si le terme « rapporteur public » est largement répandu dans les discours des juristes, il demeure étranger au profane. Outre la mauvaise connaissance de l’ordre juridictionnel administratif par le public, cette ignorance terminologique peut s’expliquer par son caractère récent. En effet, le mot est apparu dans le décret du 7 janvier 2009 relatif au rapporteur public des juridictions administratives et au déroulement de l’audience devant ces juridictions (JORF du 8 janvier 2007 : 479). Pourtant, à ne pas s’y méprendre, la fonction existe au sein de la juridiction administrative depuis l’ordonnance royale du 12 mars 1831 qui a créé l’ancêtre du rapporteur public, le « commissaire du roi » se transformant dès 1849 en « commissaire du gouvernement ». Simplement, le rapporteur public est un membre de la juridiction administrative qui éclaire les membres de la formation de jugement en rendant – oralement et publiquement lors de l’audience – des conclusions qui exposent son opinion en droit sur le litige à résoudre. Ni juge ni doctrine, il est en réalité une fonction « charnière » entre l’un et l’autre (Rivero, 1955 : 27). Il se présente comme « à la fois un témoin engagé et un interprète autorisé de la doctrine qu’exprime le Conseil d’État » (Stirn, 1997 : 44).
Du commissaire du gouvernement au rapporteur public : une terminologie révisée
En 2001, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme dans un arrêt Kress c. France (req. no 39594/98) pour violation de l’article 6§1 de la convention européenne des droits de l’homme. La Cour a notamment estimé que la présence du commissaire du gouvernement au délibéré portait atteinte à l’impartialité de la juridiction dans la mesure où il s’est déjà exprimé publiquement sur l’affaire pendant l’audience. Alors que le gouvernement a défendu les singularités de la justice administrative en avançant notamment le fait qu’il contribuait à « la transparence du processus juridictionnel » (arrêt Kress, §78), la Cour a entendu appliquer la théorie des apparences. C’est aussi parce que le plaideur peut « éprouver un sentiment d’inégalité » (arrêt Kress, §81) que la violation est reconnue : la Cour prend ainsi en compte le sentiment du public pour permettre la réalisation d’une justice impartiale de qualité à la lumière de la célèbre formule « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (« Il ne faut pas seulement que la justice soit rendue, il faut qu’elle donne l’apparence de l’être »). La France a ainsi réagi par l’adoption d’un décret en admettant la présence muette du rapporteur public lors du délibéré ce qui n’a pas convaincu la Cour européenne. Désormais, selon l’article R. 732-2 du Code de justice administrative, le délibéré a lieu en l’absence du rapporteur public devant les juridictions du fond ; la solution demeure moins tranchée devant le Conseil d’État : les parties doivent faire la demande de sa non-présence (art. R. 733-3 du CJA). Surtout, l’une des grandes nouveautés relative à la fonction du commissaire du gouvernement est son changement de dénomination en raison même des exigences européennes de transparence, d’indépendance et d’impartialité d’une juridiction. Trop connotée, la dénomination « commissaire du gouvernement » devait s’effacer au profit d’une autre euro-compatible. Si certains auteurs ont pu proposer les appellations d’« assistant public » (Lichère, 2003 : 2337) ou « commissaire de la République » (Chauvaux, Stahl, 2005 : 2116), c’est le terme rapporteur public qui a su s’imposer. Bien que pour certains le nouveau terme apparaisse comme « une concession à la modernité […], une clarification indispensable pour une institution par essence indépendante » (Bréchot, 2014 : 51) ou encore « un reflet plus fidèle de la réalité de ce magistrat » (Caylet, 2010 : 1319), il n’en demeure pas moins qu’il présente aussi certains défauts.
Face à une justice qui essaie d’être de plus en plus compréhensible pour le public, n’est-il pas contradictoire de choisir un terme qui peut entretenir une confusion avec une autre fonction de la justice administrative ? En effet, parmi les membres de la formation de jugement, l’un des juges est déjà dénommé « rapporteur ». La confusion est d’autant plus aisée à réaliser pour le public que le rapporteur public et le rapporteur – outre leur fonction relativement similaire – entretiennent une relation qui a déjà pu le déconcerter. En ce sens, la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie en 2013 afin de savoir si la communication par le conseiller rapporteur de sa note et de son projet de décision au rapporteur public ne violait pas le droit à un procès équitable dans la mesure où ces documents n’étaient pas également transmis aux parties. La Cour européenne y a répondu par la négative dans son arrêt Marc-Antoine (req. no 54984/09) en reconnaissant l’absence de violation du principe de l’égalité des armes, car le projet de décision est un « document de travail interne à la formation de jugement, couvert par le secret » (§31). Pour autant, si cette « particularité procédurale » (§32) a été préservée, cela n’altère pas l’idée que le public peut se sentir désorienté face à cette complexité de la justice administrative. Ceci apparaît d’autant plus regrettable que le rôle du rapporteur public est tourné vers une justice de meilleure qualité.
Le rôle du rapporteur public
À l’origine, le commissaire du gouvernement est apparu sous les traits d’un ministère public en ayant pour mission de défendre les intérêts de l’État ; sa création devait permettre un équilibre entre l’administration et les justiciables privés qui étaient représentés (Rainaud, 1996 : 28). Les commissaires se sont néanmoins émancipés de cette fonction en devenant de véritables « magistrats-jurisconsultes » (Chapus, 1981 : 409). De défenseurs étatiques, ils ont ainsi évolué en acteurs promoteurs de l’État de droit en rendant notamment la justice plus transparente, et donc plus intelligible pour le public. Ils apparaissent alors comme des garanties procédurales pour le justiciable dans la mesure où ils occupent la fonction de « légiste impartial » (Caylet, 2010 : 1305). C’est plus précisément la jurisprudence du Conseil d’État qui a posé la première définition de la fonction du commissaire du gouvernement dans son arrêt Gervaise du 10 juillet 1957 (Rec., p. 466). Le Conseil d’État dispose en ce sens qu’« il a pour mission d’exposer au Conseil les questions que présente à juger chaque recours contentieux et de faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l’espèce et les règles de droit applicables ainsi que son opinion sur les solutions qu’appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction ». Il offre donc, à travers ses conclusions, une opinion personnelle argumentée et motivée en droit afin que les membres de la formation de jugement soient en mesure de délibérer. Il participe à cet égard à la fonction de juger sans être juge ; il met à la disposition des magistrats les connaissances utiles pour raisonner et décider, tout en concluant lui-même sur une éventuelle résolution du litige. Pour autant, il ne possède aucun droit de vote lors du délibéré. Ainsi, si ses conclusions ne peuvent être comprises comme du droit positif, elles sont toutefois normatives dans la mesure où elles sont l’incarnation d’un langage juridique qui entend influencer l’issue du procès. Le rapporteur public n’impose pas, il invite à : à cet égard, il convient de souligner avec Bruno Genevois (2000 : 1216) que le rapporteur public est ainsi « conduit à poser des jalons, quand bien même son point de vue n’a pas prévalu dans l’immédiat ». En effet, le rapporteur public n’est pas toujours suivi dans ses conclusions, preuve qu’il ne s’agit alors que d’une invitation à destination d’un public principal et de publics secondaires.
Le(s) public(s) du rapporteur public
En premier lieu, le rapporteur public interpelle non les parties, mais les juges qui statuent sur le litige. Comme le souligne Jacques-Henri Stahl (2014 : 53), président de la 2e chambre du contentieux du Conseil d’État, « le premier public du rapporteur public est […] la formation de jugement, à laquelle il s’adresse en disant “vous” ». Le rapporteur public a comme interlocuteur privilégié les juges auxquels il s’adresse par le biais d’une argumentation. Lire des conclusions d’un rapporteur public permet de prendre conscience que son auditoire est aussi plus large dans la mesure où il permet à la doctrine, aux avocats, ou encore aux justiciables de comprendre la décision rendue, et plus généralement, la position du Conseil d’État sur un point de droit. Rappelons que les décisions de justice sont rendues au nom du peuple français. Le rapporteur public a donc aussi une responsabilité envers ces autres acteurs du système juridique. En raison d’une brièveté des décisions de justice, les conclusions offrent à des publics éclectiques un point d’entrée intelligible au sein de la justice administrative. Par ailleurs, les conclusions du rapporteur public sont largement le reflet du phénomène juridique comme phénomène intercitationnel : elles révèlent comment le droit est construit collectivement. À ce titre, la contrainte la plus importante pesant sur le rapporteur public est la jurisprudence antérieure du Conseil d’État (Genevois, 2000 : 1207), preuve d’une justice administrative fonctionnant sur le mode de l’autodialogisme. Néanmoins, ses conclusions sont aussi régulièrement les reflets du dialogue entre le juge et la doctrine.
L’accès du public aux conclusions du rapporteur public
Les conclusions sont avant tout un discours qui a vocation à être dit lors de l’audience. Si en pratique, elles sont régulièrement rédigées, cela ne signifie pas qu’elles sont publiquement accessibles comme le sont les décisions de justice. Contrairement aux décisions de justice qui véhiculent la voix de l’institution, les conclusions sont l’expression d’un homme ; c’est pour cette raison que le rapporteur public, propriétaire de ses conclusions, n’est jamais obligé de les transmettre ni avant ni après la séance de jugement. Il doit toutefois communiquer aux parties le sens de celles-ci dans un délai raisonnable avant l’audience (art. R. 711-3 du CJA). L’arrêt Communauté d’Agglomération du pays de Martigues rendu par le Conseil d’État le 21 juin 2013 (req. no 352427) précise que le rapporteur public doit en effet transmettre « l’ensemble des éléments du dispositif de la décision qu’ [il] compte proposer à la formation de jugement d’adopter, à l’exception de la réponse aux conclusions qui revêtent un caractère accessoire ». Cette obligation répond à vrai dire à un souci majeur, celui que les parties puissent « apprécier l’opportunité d’assister à l’audience publique, de préparer, le cas échéant, les observations orales qu’elles peuvent y présenter, après les conclusions du rapporteur public, à l’appui de leur argumentation écrite et d’envisager, si elles l’estiment utile, la production, après la séance publique, d’une note en délibéré » (§6). S’il le souhaite, le justiciable peut donc désormais reprendre la parole après le rapporteur public ; en lui redonnant publiquement la possibilité de s’exprimer, la justice administrative offre au justiciable le sentiment d’avoir été entendu, preuve qu’elle entend convaincre le public de son impartialité et de son indépendance.
Fonction peu connue du public, le rapporteur public occupe une place spécifique au sein de la justice administrative qui a été consolidée par son euro-compatibilité. Par ses conclusions pédagogiques, il se présente comme un trait d’union entre un public nécessairement profane et une formation de jugement qui n’a pas toujours les clés rédactionnelles pour rendre la justice intelligible. En définitive, il est un éclaireur, un traducteur, un innovateur ou un conservateur ; il est surtout celui qui, lors de l’audience publique, offre un autre regard sur le droit applicable, garant d’une justice soucieuse du public.
Bréchot F.-X., 2014, « Les nouveaux habits du rapporteur public », Constitutions, 1, pp. 51-59.
Caylet S., 2010, « Le rapporteur public ou le dépérissement du commissaire du gouvernement », Revue de droit public, pp. 1305-1325.
Chapus R., 1981, Contentieux administratif. Fascicule 1 : [licence 3e année] : 1980-1981, Paris, Les Cours de droit.
Chauvaux D., Stahl J.-H., 2005, « Le commissaire, le délibéré et l’équité du procès », L’Actualité juridique. Droit administratif, 38, pp. 2116-2123.
Genevois B., 2000, « Le commissaire du gouvernement devant le Conseil d’État statuant au contentieux ou la stratégie de la persuasion », Revue française de droit administratif, 6, pp. 1207-1218.
Lichère F., 2003, « Du “commissaire du gouvernement” à l’“assistant public” ? », L’Actualité juridique. Droit administratif, 44, p. 2337.
Milano L., 2012, « L’euro-compatibilité du rapporteur public, une nouvelle fois en question », Revue des droits et libertés fondamentaux, chronique 14. Accès : http://www.revuedlf.com/cedh/leuro-compatibilite-du-rapporteur-public-une-nouvelle-fois-en-question/.
Rainaud N., 1996, Le Commissaire du gouvernement près le Conseil d’État, Paris, Dalloz.
Rivero J., 1955, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », Études et documents du Conseil d’État, pp. 27-36.
Sauvé J.-M., 2016, Discours introductif : Le rapporteur public dans la juridiction administrative. Accès : http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Le-rapporteur-public-dans-la-juridiction-administrative.
Stahl J.-H., 2014, « Le rapporteur public en 2013 : après l’épreuve, ce qui change, ce qui demeure », Revue française de droit administratif, 1, pp. 51-60.
Stirn B., 1997, « Les commissaires du gouvernement et la doctrine », La Revue administrative, pp. 41-44.
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