Le problème des liens complexes entre le politique et le religieux n’a pas disparu avec la sécularisation progressive des sociétés occidentales à l’époque contemporaine. Ces questionnements émergent dès le début du XXe siècle notamment dans les travaux de Carl Schmitt (1888-1985), juriste et philosophe allemand, qui considère que les catégories politiques ne seraient que des termes religieux sécularisés issus de la théologie (Schmitt, 1922, 1970). Cette réflexion sur les continuités entre les formes et le fond des vies religieuses et politiques resurgit ensuite avec force dans les années 1950 et 1960 en lien essentiellement avec l’analyse du phénomène totalitaire, assimilé par certains penseurs à un phénomène de « religion politique ».
Le concept de « religion politique » apparaît ainsi comme un prisme à travers lequel relire certaines expériences politiques contemporaines à partir du constat que la sacralité n’a pas disparu de l’espace public. Il ne s’agira pas ici de traiter de l’onction religieuse du pouvoir – dont l’origine semble se perdre dans un lointain passé – ni des forces politiques s’inspirant directement d’une religion dont il s’agit de réaliser politiquement le programme, mais bien de la façon dont l’époque contemporaine semble avoir parfois vu naître des forces politiques s’entourant d’une aura sacrée, produisant rites et mythes propres et conduisant à une forme de millénarisme politique.
Le concept est cependant loin de faire consensus, ce qu’attestent les nombreuses déclinaisons qu’il a connues : ainsi, depuis la religion civile chère à Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) jusqu’aux « religions séculières » décrites par Raymond Aron (1905-1983) (Aron, 1946) les termes ont pu varier pour décrire – mais aussi parfois défendre ou plus souvent condamner – la sacralisation du politique. Le terme de religion politique semble cependant progressivement s’imposer car il met davantage l’accent sur la sacralisation – phénomène central – que ne le font les termes de « religion séculière » ou de « religion laïque ». La définition du terme même de « religion » est, elle aussi, fondamentale et la question de la présence – ou de l’absence – de dieu se pose. Cependant, comme l’observe l’historien italien Emilio Gentile, supposer qu’une divinité est nécessaire à toute religion conduirait par exemple à exclure du champ des religions certaines philosophies comme le bouddhisme. Il propose donc de considérer, avec les anthropologues, la religion comme « un phénomène social et culturel, c’est-à-dire un ensemble de croyances, de mythes, de rites et de symboles exprimant les principes et les valeurs communes d’une collectivité » (Gentile, 2001 : 35).
Le terme de religion politique a donc été mobilisé dans des travaux menés dans des perspectives très diverses, depuis la philosophie politique jusqu’à l’anthropologie politique, faisant la part belle à l’étude des célébrations collectives, des rituels et des fêtes. Ici, cette dernière dimension sera centrale, les rituels n’allant pas sans participants, et la religion sans fidèles.
Religion civile et fêtes révolutionnaires
Les révolutions de la fin du XVIIIe siècle ont fourni un cadre d’analyse propice aux développements sur la religion politique. En effet, la Révolution américaine glorifie rapidement George Washington (1732-1799) et le pare des atours d’un saint, le nimbant d’une aura sacrée et lui rendant un culte. Ce culte des saints et martyrs politiques est promis à une longue postérité pendant toute la période contemporaine, le recours à un vocabulaire et à des pratiques de célébrations empreints de religiosité dépassant la simple héroïsation. En France, une riche historiographie de la fête révolutionnaire puis républicaine (Ozouf, 1976 ; Sanson, 1976 ; Ihl, 1996) a également permis de mettre en avant, dans ces célébrations collectives, la volonté de sacralité, dans la lignée de ce que Jean-Jacques Rousseau appelait de ses vœux dès le Contrat social (1762) et nommait « religion civile ». En effet, le philosophe genevois estime que celle-ci pouvait contribuer à faire émerger un peuple politique, grâce à un lien civique entretenu par des célébrations collectives et à la croyance dans des dogmes collectifs.
L’approche anthropologique des rituels a ainsi permis de souligner le caractère liturgique de certaines célébrations collectives, et l’utilisation de rituels religieux réélaborés. La dimension divine n’est pas non plus écartée, si l’on songe par exemple aux Déesses-libertés ou Déesses-raisons qui fleurissent alors. Peut-on pour autant parler de religion ? Il n’est pas certain que la sacralisation suffise à fonder une religion, même si les emprunts à la religion sont, dans les cas décrits, manifestes. C’est le sens de la conclusion de l’ouvrage de Mona Ozouf (1976 : 321), La Fête révolutionnaire, qui voit dans cette dernière un « transfert de sacralité » plus que la « religion civile » que décrivaient certains de ses prédécesseurs, comme Albert Mathiez.
Une seconde nuance a aussi pu être apportée : selon quels critères, en effet, juger objectivement d’une adhésion de type religieux de l’assistance à de telles manifestations ? Il ne semble pas toujours évident que les participants à ces cérémonies soient davantage guidés par le caractère liturgique de celles-ci plutôt que par leur dimension spectaculaire, qui ressort d’une logique différente (Mariot, 2008). Le public est-il alors participant ou spectateur ?
Une nouvelle religion politique au XXe siècle ?
C’est sans doute dans l’étude des totalitarismes que la question de la religion politique a connu ses développements les plus aboutis. La fin de la Première Guerre mondiale avait déjà conduit à un culte de la nation et à un mythe de la régénération (Mosse, 1990). Ce sont cependant les expériences fascistes européennes qui semblent avoir poussé plus loin le phénomène, ce que relèvent déjà certains contemporains, comme le journaliste Camille Aymard (1881-1964) soulignant « l’essence religieuse » du fascisme, qui est « une croyance, un idéal plus encore qu’une doctrine » (Musiedlak, 2010).
En 1938, le philosophe Eric Voegelin (1901-1985), propose, dans un ouvrage intitulé Die politischen Religionen [Les Religions politiques], de relire l’épisode nazi à cette aune. Cela engendre néanmoins une polémique avec Hanna Arendt (1953) qui lui reproche de sous-estimer la rupture que constitue le totalitarisme et donc l’absence de continuités avec la théologie civile des siècles précédents que l’analyse d’Eric Voegelin semble envisager, montrant, une fois encore, la difficulté à obtenir un consensus sur la question. Par ailleurs, le Parti communiste a également fait l’objet d’approches nombreuses en termes de religion politique. Dès 1920, Bertrand Russell (1872-1970) établissait un parallèle entre le bolchevisme et l’islam tous deux porteurs, selon lui, d’un messianisme dogmatique (Russell, 1920). Raymond Aron (1946) propose ensuite le concept de « religion séculière », pour traiter de doctrines promettant le salut de l’humanité dans le monde terrestre. Plus récemment, certains travaux prolongent le parallélisme entre la structuration du communisme et une Église, insistant sur l’existence, en son sein, d’éléments caractéristiques d’une sacralisation de la politique : le mythe, le rite, la foi et la communion collective (Sironneau, 1982).
De la même manière, on a pu souligner combien le rapport au temps des marxistes pouvait s’inspirer du « puissant schéma chrétien du temps » (Hartog, 2013 : 234). Certains penseurs proches du marxisme établissent également des parallèles entre marxisme et religion, tendant parfois à les concilier. Ainsi Walter Benjamin associe-t-il la révolution et le royaume messianique sous le même terme d’« image utopique » ; en cela, il s’inscrit dans une tradition qui compte également Franz Rosenzweig (1886-1929, théologien allemand), lequel associe les « actes émancipateurs » des hommes à l’avènement du Royaume de Dieu, ou Ernst Bloch (1885-1977, philosophe marxiste allemand), chez qui le messianisme est directement lié à l’action des hommes (Löwy, 2010). Ainsi, selon eux, le communisme toucherait-il à la religion par sa triple dimension messianique ‒ rituelle et exclusive ‒ qui montrerait, malgré le matérialisme et le rationalisme officiellement proclamés, une tendance à la sacralisation du politique en lui-même.
C’est sans doute Emilio Gentile qui forge, à partir du cas fasciste, la définition la plus précise de la notion. À la différence d’une religion civile, qui peut admettre le pluralisme, celle-ci « sacralise un système politique fondé sur le monopole irrévocable du pouvoir, sur le monisme idéologique, sur la subordination obligatoire et inconditionnelle de l’individu et de la collectivité à ses lois : elle est, de fait, intolérante, autoritaire, intégriste et cherche à imprégner le moindre aspect de la vie individuelle et collective » (Gentile, 1993 et 2001 : 16). Il élabore ensuite quatre critères qui lui permettent de définir la religion politique. Celle-ci « consacre la suprématie d’une entité collective séculière » et la place au « centre d’une constellation de croyances et de mythes qui définissent le sens et la finalité de l’existence sociale ». Cela s’accompagne d’un code de conduite éthique et social liant l’individu à l’entité sacralisée, ce qui permet de construire une communauté d’élus. Enfin, l’ensemble est unifié et consolidé par une liturgie politique collective.
Malgré la précision de la définition et sa pertinence dans la description du cas fasciste, il semble qu’elle ait fait l’objet de peu de réélaborations appliquées à d’autres contextes, notamment très contemporains, son usage pour traiter du XXIe siècle étant quasiment inexistant. Cela montre la difficulté de manier un concept dont la définition ne fait pas consensus et qui ne s’applique certainement qu’à des situations historiques très particulières. En revanche, ces recherches ont permis la mise en évidence de tendances – quant à elles, bien plus largement diffusées – à la sacralisation de certains aspects de la vie politique. Ainsi, malgré l’absence de définition largement partagée, le terme a l’avantage de permettre la réflexion sur un sujet central des sociétés de l’époque contemporaine même si c’est parfois pour s’interroger sur sa pleine pertinence.
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