Répertoire d’action collective


 

L’idéal démocratique d’une opinion publique reflétant les avis de citoyens également pris en compte dans les décisions politiques dissimule en réalité des publics qui disposent de forces très variables pour s’imposer. Comme le souligne Pierre Bourdieu (1930-2002 ; 1973 : 232) dans « L’opinion publique n’existe pas », un gouvernant « agit en fonction de ces forces d’opinion réellement constituées qui n’affleurent à sa perception que dans la mesure où elles ont de la force et où elles ont de la force parce qu’elles sont mobilisées ». Le concept de « répertoire d’action collective » sert à décrire et à analyser les modes d’action (manifestations, pétitions, grèves…) de publics qui s’organisent et se mobilisent pour se faire entendre sous la forme du mouvement social : les acteurs contestataires. Il est utilisé par la sociologie des mouvements sociaux (ou des mobilisations, ou encore de l’action collective) qui s’attache à comprendre comment se construisent les protestations collectives et concertées, qui émergent, parfois avec l’appui de syndicats ou d’associations, en dehors du monde des professionnels de la politique auxquels elles peuvent néanmoins adresser leurs revendications (Neveu, 1996).

C’est l’historien et sociologue américain Charles Tilly (1929-2008) qui introduit la notion de « répertoire d’action collective » pour désigner l’ensemble des modes d’action utilisés en un lieu et à un moment donné par des acteurs protestataires. Celle-ci repose sur une métaphore inspirée du théâtre ou du jazz : comme les musiciens et les acteurs, celles et ceux qui contestent n’inventent pas leurs modes d’action à chaque fois qu’ils se mobilisent, mais puisent dans des répertoires limités et standardisés, tout en se les appropriant et les modifiant à la marge. À partir d’une vaste enquête sur les formes prises par la contestation dans cinq régions françaises de 1600 à la fin du XXe siècle, C. Tilly (1986) établit en effet que les modes d’action collective ont une histoire. D’une part, ils présentent une régularité dans le temps. D’autre part, les répertoires varient sur la longue durée : les protestataires du XVIIe siècle utilisaient d’autres formes d’action que celles que nous connaissons aujourd’hui.

Pourquoi cette régularité ? C. Tilly appartient à un courant de la sociologie des mouvements sociaux, les théories de la mobilisation des ressources, qui met l’accent sur les coûts qu’il y a à contester, et s’emploie par conséquent à identifier les moyens que rassemblent les participants pour les surmonter. Le fait d’avoir recours à des formes d’action culturellement disponibles constitue l’une de ces ressources, qui évite d’avoir à tout réinventer à nouveaux frais d’une mobilisation à l’autre. En même temps, l’inertie des pratiques contestataires, qui conduit à se tourner vers des modes d’action familiers même celles et ceux qui cherchent à innover, dessine aussi un univers de contraintes, un champ des possibles qui n’est pas infini. À la description des pratiques contestataires se noue en effet une thèse sociologique : les modes d’action sont des réalités sédimentées, presque institutionnalisées, héritées des mouvements antérieurs, et cette mémoire accumulée agit comme un filtre sur la perception des risques et avantages des différents moyens de protester. Les acteurs médiatiques, qui ont tendance à ne s’intéresser aux mouvements sociaux que pour autant qu’ils croient pouvoir y déceler de l’inédit, ne font donc que nourrir une illusion que les protestataires ont d’ailleurs intérêt à perpétuer, quand en réalité ils ne font que revisiter ou réinventer des pratiques anciennes (Mathieu, 2011 : 47 sq.).

Étudier les répertoires de l’action collective présente plusieurs intérêts. Dans un premier temps, C. Tilly (1995) a privilégié un questionnement central : cerner les facteurs macrosociologiques permettant d’expliquer la transformation du répertoire, qu’il repère en France et en Grande-Bretagne au cours de la première moitié du XIXe siècle. Cette approche macro-historique permet de mettre en lumière la variation des échelles (notamment locale ou nationale) auxquelles se constituent les groupes qui protestent comme les cibles qu’ils visent. À partir de critiques portant notamment sur la chronologie trop rigide et univoque avancée par C. Tilly, les recherches se sont ensuite concentrées sur l’histoire et les usages de modes d’action particuliers. Prenant ainsi acte de leurs apports, C. Tilly (2008 : 14), dans son dernier ouvrage publié à titre posthume, propose de distinguer les répertoires et les performances contestataires, ces dernières désignant les différentes formes d’action qui composent les premiers, telles que « la présentation d’une pétition, la prise d’otage, ou l’organisation d’une manifestation ». Il suggère également d’accorder davantage d’importance à ce niveau d’observation, qui est celui auquel les répertoires sont adoptés et se transforment. Il est pourtant possible de resserrer encore la focale en entrant dans l’économie des rôles variés joués par les participants à une performance contestataire, de leurs appropriations différenciées d’un mode d’action et de la variété des acteurs (étatiques, médiatiques, patronaux, chargés du maintien de l’ordre, soutiens, alliés, rivaux et adversaires) avec lesquels ils interagissent. En effet, outre l’ampleur de l’entreprise initiée par C. Tilly, l’intérêt de la notion de répertoire est d’attirer l’attention, au-delà des causes défendues et des discours énoncés, sur les pratiques contestataires concrètes, sur ce que font ceux qui protestent et ce qui fait les mouvements sociaux.

 

Des répertoires contestataires historiquement situés

Le premier résultat de C. Tilly consiste à distinguer un répertoire d’action d’Ancien Régime du répertoire d’action moderne que nous connaissons aujourd’hui. Le premier comporte des modes d’action comme le charivari (un rassemblement bruyant, festif et utilisant la dérision autour de la maison d’un puissant), la prise de grains, les attaques sur les biens et les personnes. Le second comprend par exemple la grève, la manifestation, le meeting, soit tout ce qui se construit à partir de la première moitié du XIXe siècle comme la forme du mouvement social. Dans la continuité d’autres travaux d’historiens, cette approche par les pratiques contestataires permet de renseigner les lentes transformations par lesquelles l’univers de référence des échanges publics et politiques s’est progressivement déplacé du local au national.

C. Tilly fait ainsi remarquer que le répertoire d’Ancien Régime est dirigé vers des cibles locales (il est paroissial) et composé de formes d’action différentes selon les groupes, les situations et les lieux (il est particulier). On y privilégie l’action directe – se saisir de ce qu’on réclame plutôt que le revendiquer auprès de tiers – en ce qui concerne les biens proches, mais l’action médiatisée par des personnages puissants en ce qui concerne des biens distants (le répertoire est patronné). À l’inverse, le répertoire moderne devient national : l’État-nation tend à devenir l’une des cibles de la plupart des actions revendicatives, qui s’homogénéisent en se transférant d’un espace social à l’autre (ce que C. Tilly appelle la modularité du répertoire). Autrement dit, les transformations de répertoire sont initialement rapportées à des évolutions macro-structurelles sur la longue durée. Le capitalisme moderne, en développant les communications et les migrations, de même que les médias de masse, ont entraîné une standardisation des modes d’action. L’urbanisation et la diffusion des médias ont conduit à la constitution d’un espace public où les mécontentements sont exprimés sous la forme de revendications. Les modes d’action visent moins l’efficacité immédiate de l’action directe que « l’expressivité, pour [leurs] participants comme pour les publics, par l’affirmation visible d’un groupe préexistant ou non, par la mise au jour de demandes sociales diffuses ou précises » (Fillieule, 1997 : 42, à propos de la manifestation).

 

Des répertoires aux modes d’action

Cette première formulation d’une théorie explicative des modes d’action a fait l’objet d’une série de critiques (Offerlé, 2008 ; Fillieule, 2010). Un premier ensemble porte sur l’ethnocentrisme d’un cadre d’analyse construit principalement à partir de l’étude du mouvement ouvrier occidental, et qui ne tient pas compte par conséquent d’autres formes d’action collective et de résistance. La chronologie avancée par C. Tilly, autour de la première moitié du XIXe siècle, pour dater la transformation du répertoire, est également contestée : dans quelle mesure les crises politiques ou les révolutions produisent-elles aussi des inflexions dans les pratiques contestataires ? Certains modes d’action n’échappent-ils pas à cette division entre Ancien Régime et modernité ? Alors que C. Tilly classe la barricade dans le registre de l’insurrection au sein du répertoire moderne, l’historien et sociologue Mark Traugott (1995) en repère également des occurrences en France de la fin du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle. L’attention à une pratique particulière permet surtout de mettre en évidence des variations dans ses usages. Avant les années 1830 et l’introduction du canon utilisé contre les insurgés, les barricades constituent pour eux un véritable moyen de défense. Après, et encore en 1968, elles sont davantage l’objet d’usages identitaires : il s’agit de renforcer les liens entre les protestataires tout en manifestant leur appartenance à une tradition révolutionnaire. En restituant la genèse du squat depuis la fin du XIXe siècle, la sociologue Cécile Péchu (2006 : 357 sq.) met quant à elle en question le recul du recours à l’action directe dans le répertoire moderne. Une série de travaux s’est ainsi développée à partir de monographies de formes d’action, notamment dans une sociologie française des mouvements sociaux attachée à l’étude de cas. Sans pouvoir les citer tous, on trouve des recherches sur la manifestation (Fillieule, Tartakowsky, 2008), la grève de la faim (Siméant, 2009), l’occupation (Penissat, 2005) ou encore le meeting (Cossart, 2011). Ce niveau d’analyse fait apparaître ce que les modes d’action doivent aux trajectoires sociales des acteurs qui les pratiquent, à leurs ressources et savoir-faire, à leurs interactions avec leurs alliés, rivaux et adversaires et aux significations culturelles et symboliques qu’ils y investissent.

C’est enfin l’objectivisme du modèle de C. Tilly qui est mis en cause : en effet, on n’y comprend pas comment les facteurs macro-structurels qui façonnent les répertoires se traduisent concrètement dans les perceptions subjectives que les acteurs contestataires se font de leurs options tactiques. Tout se passe comme si les modes d’action s’imposaient à eux, sans que la question des conditions de reproduction des répertoires soit vraiment traitée de front. D’objectiviste, le raisonnement de C. Tilly en devient circulaire, puisqu’il considère qu’une performance relève du répertoire d’un groupe parce que ce dernier y a recours, pour expliquer ensuite qu’il y ait recours par la rigidité des répertoires d’action. Dans une analyse de la mobilisation étudiante de 1986 contre le projet de loi Devaquet, qui visait à instaurer la sélection à l’entrée de l’Université et l’augmentation des frais d’inscription, le politiste Michel Dobry (1990) propose de prêter attention aux « dilemmes pratiques » auxquels répond l’adoption d’un mode d’action. Il désigne par-là les problèmes concrets tels qu’ils se posent aux acteurs contestataires à un moment donné. En effet, ceux-ci ne cherchent pas, en manifestant par exemple, à reproduire un rituel hérité des luttes antérieures, mais à mettre en œuvre une stratégie efficace. Cependant, le poids de l’habitude et des routines protestataires entre bien dans les données du problème. En s’efforçant d’identifier ces dilemmes pratiques, de prendre le point de vue des acteurs, on contourne donc le risque d’objectivisme en restituant les risques, coûts et avantages perçus pour chaque option disponible sans pour autant rabattre le « choix » d’une forme d’action sur un calcul rationnel non contraint.

Si C. Tilly a ouvert un champ d’études très fécond des pratiques contestataires, il laisse ouvertes de nombreuses questions qui méritent d’être posées en se plaçant au niveau des acteurs eux-mêmes. Comment en vient-on à avoir recours à telle performance plutôt qu’à d’autres également connues ? Comment s’opère la diffusion de pratiques contestataires d’un espace ou d’un moment à l’autre ? Comment les acteurs en font-ils l’apprentissage ? Selon quelles logiques les transforment-ils à la marge ? On touche alors aux questions des conditions socialement et politiquement différenciées d’appropriation de modes d’action déjà disponibles dans le répertoire, d’une part, et des publics auxquels ils s’adressent et qu’ils contribuent parfois à constituer, d’autre part.

 

Qui fait quoi ? Publics et appropriations des modes d’action

Identifier l’hétérogénéité des acteurs qui concourent à produire un mode d’action permet d’éclairer trois types de relations : les interactions avec les cibles et publics visés ; la concurrence entre alliés en interne d’une mobilisation, qui sont en même temps des rivaux dans la lutte pour la conduite du mouvement ; les formes variables et inégales de participation, en fonction des rôles, des savoir-faire et des ressources, à une même performance contestataire.

Premièrement, les pratiques protestataires sont adressées à des publics et à des cibles, parmi lesquels on trouve différents types d’agents de l’État – mais pas seulement. Les forces de l’ordre sont un acteur crucial : celles qui sont, par exemple, chargées de compter les manifestants, donnant lieu aux récurrentes batailles de chiffres avec les organisateurs, mais également celles qui les encadrent voire les répriment. Le tournant très conflictuel, voire émeutier, qu’ont pris les manifestations de gilets jaunes en France en 2018 et 2019 (Jeanpierre, 2019) est ainsi imputable à l’éloignement de beaucoup de participants des codes, routines et savoir-faire solidifiés autour de ce mode d’action : dépôt d’un parcours en préfecture, organisation d’un service d’ordre qui protège les manifestants tout en servant d’intermédiaire avec la police, habitude des modes opératoires de cette dernière… De leur côté, les techniques policières très offensives mobilisées, face à ces primo-manifestants qui ne les anticipaient pas, ont contribué à leur radicalisation. Dans les conflits du travail, les stratégies patronales de domestication des salariés produisent également des effets sur le répertoire syndical (Penissat, 2013). Mouvements et contre-mouvements (pro- et anti-IVG, mariage pour tous ou PMA pour toutes, groupes d’extrême droite et antifascistes) adaptent leurs tactiques les uns en fonction des autres. Enfin, certaines organisations, associations, syndicats sont conduits à adopter le registre moins protestataire du plaidoyer (advocacy) – et à s’appuyer, pour ce faire, sur des professionnels – pour agir dans des arènes politiques plus discrètes, ou internationales.

Médias et journalistes sont, quant à eux, les principaux publics visés par certaines pratiques protestataires, à commencer par les manifestations, pour autant qu’ils sont perçus comme un point d’accès privilégié au champ politique ou un moyen d’atteindre la réputation de la cible (entreprise, employeur…). C’est ce phénomène que le sociologue Patrick Champagne (1984) désigne à travers l’expression de « manifestation de papier », pour signifier que la presse, entendue au sens large, peut être le lieu réel, le destinataire premier et même le coproducteur de l’événement qu’en viennent à constituer certaines performances contestataires. En effet, les médias agissent sur la présentation que cherchent à donner d’eux-mêmes les organisateurs. Ils jouent un rôle mobilisateur lorsqu’ils l’annoncent en amont, voire formulent des prophéties autoréalisatrices sur sa réussite. Ils façonnent le cadrage qui en est donné dans les récits qu’ils en font et partant, sa légitimité et l’éventuelle mise à l’agenda des demandes émises. Ils sont également le lieu où se mesure, parfois au moyen de sondages, le soutien réel ou supposé de « l’opinion publique » à telle ou telle action collective. Les logiques et évolutions du champ médiatique peuvent ainsi faire percevoir comme particulièrement rentables certaines tactiques. C’est le cas par exemple des actions spectaculaires d’Act Up ou de Greenpeace, réalisables avec peu de militants. Les réseaux sociaux numériques, quant à eux, permettent d’espérer produire un « effet de masse » par des mobilisations en ligne. Le ciblage des médias internationaux, enfin, est manifeste lorsque sont brandies des pancartes en anglais, comme lors des révoltes arabes.

Deuxièmement, la sociologie des mouvements sociaux a établi de longue date que l’unité des collectifs mobilisés en faveur d’une même cause était bien moins une donnée de départ pour leurs initiateurs, qu’un objectif et un problème à résoudre. Au sein d’une même mobilisation, différents acteurs se livrent une compétition pour la représentation du groupe, pour le leadership ou encore pour la définition de la « bonne » stratégie à adopter. Or les modes d’action sont l’un des champs de bataille, en même temps qu’une arme, de ces luttes. Alliés-rivaux s’affrontent en effet sur les performances à adopter, sur les façons de les pratiquer ou sur leur signification ; en imposant des manières de faire, ils manifestent qu’ils prennent la main sur la mobilisation. À partir de l’étude de trois conflits ouvriers en France, avant et après 1968, le sociologue Étienne Penissat (2005) montre ainsi les réinventions et appropriations différenciées d’un même mode d’action, l’occupation de locaux, par la CGT, qui revendique la primauté dans la représentation de la classe ouvrière, et par ceux qui la concurrencent alors sur sa gauche : groupes d’extrême gauche et surtout CFDT. Alors que la CGT conçoit l’occupation sur le registre de la « forteresse ouvrière », où il s’agit montrer que les militants syndicaux, et en particulier leur service d’ordre, contrôlent l’usine, la CFDT défend le modèle de la « maison de verre » : une occupation ouverte sur l’extérieur, levier de l’implication du plus grand nombre de grévistes.

Ces pratiques distinctes sont indexées à des investissements symboliques eux-mêmes variés : à la délégation au syndicat majoritaire sont opposés des mots d’ordre de participation des salariés à la conduite du conflit, de « démocratie » dans le mouvement et même d’ « autogestion » des usines. Ce faisant, il s’agit pour la CFDT de capter de nouveaux publics moins ciblés par la CGT (femmes, jeunes, ouvriers spécialisés dominés dans l’organisation du travail, immigrés). Raisonner de la sorte permet de mettre en évidence les enjeux symboliques, négligés par C. Tilly, qui sous-tendent les tactiques protestataires sans pour autant les réduire à des préférences idéologiques, puisqu’ils sont au contraire arrimés aux pratiques et intérêts de leurs promoteurs. On peut ainsi rapporter, de la même façon, le succès de l’assemblée générale (AG) en milieu étudiant en France à des entreprises symboliques de justification de cette dernière au nom de la « démocratie » par des courants politiques et syndicaux pour lesquels elle devient un marqueur identitaire (Le Mazier, 2015). Ouvertes à tous, les AG sont promues avec d’autant plus de vigueur par les militants qui appartiennent à de petites organisations qui ne peuvent compter sur la mobilisation de leurs seuls adhérents, et qui s’y emploient à enrôler le public.

 

Des performances contestataires qui reposent sur la mobilisation de publics

On en vient ainsi, troisièmement, aux modalités concrètes de mise en forme de publics dans le cadre des performances contestataires. Nombre de modes d’action, en effet, mobilisent un public participant, que l’on pense aux assemblées et meetings, mais aussi aux occupations d’espaces publics (places des révoltes arabes, des mouvements Indignés, Occupy ou Nuit debout ou encore ronds-points des gilets jaunes). Il s’agit alors de rendre visible un groupe, voire d’imposer sa prise en considération par le blocage de lieux ordinairement dévolus à d’autres usages ; mais les personnes ainsi rassemblées peuvent aussi bien y trouver l’occasion de débattre, devenant un public délibérant. Rentrer dans le détail des modalités différenciées de participation au sein de ces publics permet d’esquisser une sociologie des rassemblements collectifs – de leurs conditions de production et des ressorts des inégalités qui les traversent.

À propos d’un autre objet, les bains de foule présidentiels, le politiste Nicolas Mariot (2006) construit une sociologie de la liesse qui intéresse au premier chef l’analyse des rassemblements contestataires, à partir d’une double hypothèse. D’une part, ces vastes regroupements sont prisés par les entrepreneurs politiques parce que les scènes de manifestations collectives d’émotions sont réputées efficaces pour attester voire susciter ou renforcer la popularité d’un homme ou d’une cause – ce qui invite à s’intéresser aux techniques utilisées pour les produire. Mais d’autre part, les dispositifs d’enquête qui se placent en différents points des rassemblements (Lang, Engel Lang, 1953 ; Le Mazier, 2015) permettent de mettre en doute cette croyance très partagée. L’impression de liesse homogène qui ressort de leur point central se défait dès lors qu’on se place au côté des spectateurs et que l’on relève les marques d’ennui, d’inattention, de second degré voire de réprobation. On peut également applaudir ou crier sans y croire, parce que la liesse se pratique dans des formes instituées, et sans adhésion durable au spectacle proposé. Comme le souligne N. Mariot, on ne peut donc pas inférer des croyances politiques à partir de simples conduites acclamatrices.

On est alors conduit à interroger les dispositifs variés par lesquels se fabrique « ce qui cesse d’être une foule » (Fillieule, Tartakowsky, 2008 : 13), c’est-à-dire un agrégat non organisé de personnes, pour être érigé en sujet politique réel ou supposé, en public qui reçoit des prises de position ou qui leur donne du poids : prises de parole énoncées au nom d’un « nous », slogans scandés, lancement d’applaudissements, cortèges des manifestations. La sociologue Paula Cossart (2011) retrace ainsi les transformations de la réunion publique au cours de la IIIeRépublique. Conçue d’abord par les républicains comme une délibération contradictoire entre orateurs, destinée à éduquer politiquement des citoyens auditeurs, elle devient peu à peu, sous la forme du meeting, un mode d’action à part entière. S’y donne alors à voir un public revendiquant, où les participants confèrent de la force par leur rassemblement et leurs manifestations collectives d’émotion à une même prise de position conjointement défendue par les intervenants. On peut également se demander quels sont les déterminants sociaux qui, derrière l’unité construite du groupe des participants à un mode d’action, commandent la distribution des rôles, entre organisateurs, tribuns et spectateurs. L’étude des répertoires de l’action collective et de leurs conditions d’appropriation par des acteurs protestataires vient alors nourrir la sociologie politique. En effet, elle contribue à montrer comment les inégalités de compétence politique, c’est-à-dire de familiarité avec l’univers politique, elles-mêmes imputables à la position sociale et au capital culturel, mais aussi une plus ou moins grande expérience militante, pourvoyeuse de savoir-faire pratiques, ou encore des socialisations de genre, disposent inégalement à la prise de parole et à l’exposition en public dans le cadre de l’accomplissement d’une performance contestataire.


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Auteur·e·s

Le Mazier Julie

Centre européen de sociologie et de science politique Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Citer la notice

Le Mazier Julie, « Répertoire d’action collective » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 24 juin 2020. Dernière modification le 24 janvier 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/repertoire-daction-collective.

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