République


 

« République est la chose publique, et n’implique la forme du gouvernement que par un sens particulier », indique le Littré à la fin du XIXe siècle. Même si le sens étymologique est aujourd’hui moins prégnant, il n’a cependant pas disparu : la République ne saurait se réduire à un type de régime politique mais emporte avec elle un ensemble de valeurs dont la définition, évolutive, reste ouverte et discutée, parfois âprement. L’usage fluctuant de la majuscule en témoigne : en principe réservée aux noms d’États (arrêté du 4 novembre 1993), elle tend à apparaître dès lors que le terme, employé absolument, renvoie à un idéal politique. La République n’est ainsi jamais vraiment détachée de la question du bon gouvernement quelle qu’en soit l’organisation, l’essentiel étant bien la chose publique, associée au bien commun et/ou à l’intérêt général. Nous partirons donc de cet horizon normatif pour montrer comment il débouche sur l’opposition république/monarchie, avec en toile de fond une interrogation persistante sur la place à accorder aux classes populaires dans les régimes républicains, avant de faire signe, plus récemment, vers une conception renouvelée de la liberté en démocratie.

 

La République contre la monarchie

En français, république a peu ou prou suivi le trajet du terme latin dont il est issu, respublica, qui désigne selon le Dictionnaire historique de la langue française « le bien public, la propriété d’État puis l’État, les affaires publiques, la vie politique, spécialement le gouvernement dans ses rapports avec l’extérieur et aussi une forme de gouvernement » (Rey, 1992 : 3195).

Son acception la plus large, « chose publique », est néanmoins rare en français, même si l’on en retrouve la trace dans les expressions toujours usitées de république des lettres ou république des intellectuels, qui en font un synonyme de « communauté ». Avant la Révolution, on rencontre en revanche de nombreuses occurrences où république signifie simplement « État », avec une connotation méliorative plus ou moins marquée, puisque le terme suggère que cet État, quel qu’il soit, fait exister, préserve ou respecte « la chose publique ». Il est à ce titre indissociable de l’émergence de l’État moderne, dans la mesure où il sert le travail de légitimation du pouvoir central, enclin dès le Moyen Âge à se présenter comme le défenseur de la « chose publique » (Sassier, 1988 ; Mager, 1991). Là encore, il ne s’agit pas de signaler un type de régime particulier, mais d’en saisir la qualité : la république ne distingue pas les gouvernements en fonction des agencements institutionnels qu’ils présentent mais discrimine entre « bons » et « mauvais » gouvernements. Au XVIe siècle, Bodin (1576) identifie ainsi trois formes de république, qu’il appelle aussi « droit gouvernement » : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie.

Dès son introduction en français pourtant, le mot a eu tendance à désigner des régimes non monarchiques. Comme dans la pensée politique classique, la « chose publique » est apparue plus difficilement accessible au gouvernement d’un seul qu’à celui de plusieurs, d’autant plus apte à défendre l’intérêt de tous qu’il implique un compromis entre des dirigeants plus ou moins nombreux. Souvent aristocratiques, les républiques d’ancien régime (en Italie ou à Genève par exemple) ont ainsi pour point commun le rejet de l’autocratie, qu’elle soit royale, princière ou seigneuriale. La typologie que propose Montesquieu (1748) dans L’Esprit des lois en témoigne : au prince, despote ou monarque, elle oppose la république, aristocratique ou démocratique.

À l’aube de la Révolution française, le concept mêle donc références passées et promesses d’avenir (Nicolet, 1982 ; Rosanvallon, 2004). Aux Anciens, la République emprunte la vertu qu’elle exige de ses citoyens, c’est-à-dire la capacité à faire preuve de volonté politique et d’engagement en faveur du bien commun, alors reformulé dans les termes de l’intérêt général. Elle réaffirme la centralité de la loi, désormais articulée au contractualisme et opposée à l’absolutisme royal. Elle est enfin indissociable de la souveraineté de la Nation, qu’il s’agit de substituer à celle du prince.

 

À la recherche de la « vraie » République

C’est dans ce cadre que les républicains français se mettent en quête de la « vraie » République, qui fait l’objet de bien des luttes au cours du long XIXe siècle (1789-1914). La complexité de ces combats intellectuels et politiques, qui se joue autant sous les trois républiques que connaît le siècle que dans l’opposition à la monarchie ou à l’empire, est difficile à restituer en peu de mots. Elle laisse néanmoins apparaître deux points d’achoppement majeurs, que nous nous contenterons ici de résumer.

Le premier concerne le rapport de la République à la démocratie. La Révolution révèle en effet chez les républicains des positions divergentes en ce qui concerne la participation politique : si le suffrage universel (alors massivement identifié au suffrage universel masculin) a ses partisans, les tenants du suffrage censitaire, qui distinguent entre citoyens passifs et citoyens actifs, sont sans doute plus nombreux encore. Avec le temps, le clivage s’estompe cependant : dans les années 1840, être républicain implique de façon de plus en plus évidente et incontestée l’attachement à la souveraineté du peuple et donc au suffrage universel (toujours masculin). Cette association entre République et démocratie n’est pourtant pas sans tensions, surtout lorsque des élections démocratiques donnent la victoire aux monarchistes ou aux bonapartistes (Gaboriaux, 2010). Même si elle n’est jamais remise en question, elle s’accompagne ainsi, dans une partie du camp républicain, d’une méfiance sourde à l’égard de la volonté populaire, qui se manifeste par exemple dans le souci, sous la Troisième République, de mettre la République « au-dessus du suffrage universel » (Rudelle, 1982).

Dès les années 1830 et de façon beaucoup plus nette à partir de 1848, une autre question fait débat dans le camp républicain : celle de la dimension sociale ou non de la République. Plus déchirante que la première, elle oppose les républicains modérés aux démocrates-socialistes, qui appellent à l’instauration de la République démocratique et sociale (Hayat, 2014). Le conflit se rejoue sous la Troisième République entre « opportunistes » et « radicaux », eux-mêmes concurrencés à gauche par des socialistes qui, à l’instar de certains communards ou, plus tard et dans une tout autre veine, de Jean Jaurès, se réclament aussi de la République (Berstein, Rudelle, 1992). Cette dernière peut-elle se contenter de la démocratie politique qui, redonnant au peuple la maîtrise de son destin, doit le conduire à résoudre par lui-même et progressivement les questions sociales ? Ou sa vocation est-elle d’emblée de répondre à la question sociale, elle-même étroitement liée à la question politique dès lors que l’on s’interroge sur les conditions matérielles de l’émancipation (Spitz, 2005) ?

 

Une autre liberté

Les tumultes du XXe siècle ont contribué à faire passer au second plan la question républicaine. Elle reste pourtant une ressource pour les penseurs et acteurs politiques peu enclins à se satisfaire de l’horizon offert par la démocratie libérale, qui s’affirme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et triomphe à la chute du communisme. L’enjeu n’est plus de faire advenir la souveraineté populaire, largement admise, mais de réinterroger la liberté dont bénéficie l’individu en démocratie. Cette dernière leur apparaît trop souvent réduite à la liberté du libéralisme, une liberté « négative », au sens où elle renvoie à une absence, ici l’absence de contraintes extérieures à l’action individuelle (Berlin, 1958). Le rôle de la politique ne saurait en effet se réduire selon eux à donner à chacun le plus de latitude possible pour poursuivre ses buts. Elle est aussi indissociable de la participation à la vie collective et doit donc encore, voire surtout, constituer un véritable espace public où l’individu interagit avec son prochain pour former une communauté maîtresse de son destin.

Pour la plupart des auteurs, l’histoire constitue alors à la fois un laboratoire fécond et une entreprise de dévoilement, à même de ressusciter des idées et des pratiques politiques trop vite écartées voire occultées, à tel point que le libéralisme a fini par apparaître comme la seule voie possible pour nos sociétés actuelles. En réaction, le républicanisme contemporain cherche à produire une autre généalogie de la modernité politique, qui conteste la montée en puissance inéluctable de la « liberté des modernes » au détriment de celle des « Anciens » (Constant, 1819), exhumant au contraire les débats incessants auxquels la liberté a donné lieu entre modernes. Là encore, il faudrait de longues pages pour rendre compte des sensibilités diverses qui l’animent. Disons très schématiquement qu’il s’organise autour de deux pôles, qui correspondent à des usages de l’histoire et à des conceptions de la liberté assez différents.

Le premier, dans le sillage des travaux d’Hannah Arendt (par exemple, 1961), s’attache à défendre une conception exigeante de la citoyenneté, fondée sur l’idée que la nature humaine ne se réalise vraiment que dans l’action politique en commun. Inspiré du modèle aristotélicien, il conçoit la liberté dans sa dimension « positive » : cette dernière passe par des actes qui nous rendent libres, et notamment par la participation aux affaires publiques. Sa traduction politique en France est souvent conservatrice dans la mesure où elle débouche sur une critique du libéralisme culturel et conduit à réaffirmer un socle de valeurs et de croyances non négociables (la laïcité, le rationalisme, l’universalisme par exemple), considérées comme la condition sine qua non de l’émancipation.

Le second, plus récent, est porté par des philosophes comme Philip Pettit (1997) ou des historiens des idées comme Quentin Skinner. Sans doute plus proches de Cicéron que d’Aristote, ces derniers se montrent attentifs aux développements du républicanisme civique, dans les républiques italiennes du Moyen Âge (Skinner, 2003), dans les débats de l’époque moderne (Pocock, 1975 ; Skinner, 1978) ou même dans la France de la fin du XIXe siècle (Spitz, 2005). En effet, les y trouvent une définition alternative de la liberté « négative », conçue non pas comme absence d’interférence mais comme absence de domination. L’essentiel à leurs yeux n’est pas de rendre les individus libres de faire ce qu’ils souhaitent, mais de leur garantir qu’ils ne seront pas dominés dans leurs actions par des puissances arbitraires. Il en résulte une conception instrumentale de la participation politique, qui n’est pas une fin en soi mais un moyen de subordonner le pouvoir à la chose publique, c’est-à-dire de s’assurer qu’il préservera l’autonomie des citoyens dans leur vie de tous les jours. Ces derniers pourront ainsi choisir en toute liberté les valeurs qui les guident. L’exemple du port du voile analysé par Cécile Laborde (2010) est à ce titre éclairant : contre les républicains conservateurs, qui voient dans l’interdiction du voile une forme d’émancipation des femmes, ces républicains « critiques » sont plus enclins à s’interroger sur les conditions matérielles, économiques, sociales et politiques d’un choix authentique, qui ne serait pas plus imposé par la famille que par l’école ou la République elle-même (Bourdeau, Merrill, 2007).

Pensé comme une alternative au libéralisme, le républicanisme peine cependant encore à clarifier ses liens avec le socialisme (Bourdeau, 2012), d’autant que la scène politique française, depuis les années 1980, tend à faire de la République une ressource argumentative où puisent tous les partis (Gaboriaux, 2011), au risque de la confusion. Au citoyen vigilant incombe alors la tâche de décrypter les projets de société très différents qui se sont encore affrontés lors des élections de 2017 derrière un même drapeau « républicain », qu’il s’agisse des protestations « républicaines » du Front national, des étiquettes partisanes « Les Républicains » et « La République en marche » ou des appels à la 6e République lancés par une partie de la gauche…


Bibliographie

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Berstein S., Rudelle O., dirs, 1992, Le Modèle républicain, Paris, Presses universitaires de France.

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Bourdeau V., 2012, « Le marché des égaux : un aspect socialiste de l’échange républicain », Revue de philosophie économique, 13, pp. 3-23.

Bourdeau V., Merrill R., 2007, La République et ses démons. Essais de républicanisme appliqué, Paris, Éd. Ère.

Constant B., 1819, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Paris, Berg international, 2014.

Gaboriaux C., 2010, La République en quête de citoyens. Les républicains français face au bonapartisme rural, 1848-1880, Paris, Presses de Sciences Po.

Gaboriaux C., 2011, « La République, une référence obligée dans le débat politique française », Élections 2012, Les enjeux, note, 3, Cévipof. Accès : http://www.cevipof.com/rtefiles/File/AtlasEl3/noteGaboriaux.pdf. Consulté le 14 juin 2017.

Hayat S., 2014, Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848, Paris, Éd. Le Seuil.

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Nicolet C., 1982, L’Idée républicaine en France, 1789-1924, Paris, Gallimard.

Pettit P., 1997, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, Oxford, Oxford University Press.

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Spitz J.-F., 2005, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard.

Auteur·e·s

Gaboriaux Chloé

Triangle Sciences Po Lyon

Citer la notice

Gaboriaux Chloé, « République » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 20 septembre 2015. Dernière modification le 19 septembre 2024. Accès : https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/republique.

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