Un homme de sport, du politique et du social au service du public sourd
Dès le début du XXe siècle, Eugène Rubens-Alcais (1884-1963) ou Rubens-Alcais, comme il se fait appeler sans utiliser son nom complet, milite afin que la communauté sourde puisse avoir accès à l’école, au travail et au sport à travers différentes organisations de défense des intérêts de la communauté sourde. Dès les années 1930, il crée et dirige des associations d’entraide et de secours mutuels et des congrès pour l’amélioration du sort des sourds. Il agit dans une perspective d’inclusion des personnes sourdes et de lutte contre le capacitisme, nommée oralisme ou audisme dans le cas des sourds (Bertin, 2010 ; Benvenuto, Séguillon, 2014 ; Séguillon, 2017 ; Cantin, 2019 ; Meziani, Séguillon, 2020), ou de façon générique le capacitisme ou le validisme, entendus comme un système de valeurs faisant de la personne dite valide ou entendante, sans incapacité, la norme sociale. Il est aussi un dirigeant associatif de convictions, un militant de la défense des droits des sourds et de l’émancipation de la communauté sourde qu’il fait entrer dans l’espace public français et international. Enfin, il est un bâtisseur du sport dit silencieux.
Photographie de E. Rubens-Alcais, c. 1914. Source : archives personnelles des auteurs.
Un homme de sport, du politique et du social au service du public sourd
Dès le début du XXe siècle, Eugène Rubens-Alcais (1884-1963) ou Rubens-Alcais, comme il se fait appeler sans utiliser son nom complet, milite afin que la communauté sourde puisse avoir accès à l’école, au travail et au sport à travers différentes organisations de défense des intérêts de la communauté sourde. Dès les années 1930, il crée et dirige des associations d’entraide et de secours mutuels et des congrès pour l’amélioration du sort des sourds. Il agit dans une perspective d’inclusion des personnes sourdes et de lutte contre le capacitisme, nommée oralisme ou audisme dans le cas des sourds (Bertin, 2010 ; Benvenuto, Séguillon, 2014 ; Séguillon, 2017 ; Cantin, 2019 ; Meziani, Séguillon, 2020), ou de façon générique le capacitisme ou le validisme, entendus comme un système de valeurs faisant de la personne dite valide ou entendante, sans incapacité, la norme sociale. Il est aussi un dirigeant associatif de convictions, un militant de la défense des droits des sourds et de l’émancipation de la communauté sourde qu’il fait entrer dans l’espace public français et international. Enfin, il est un bâtisseur du sport dit silencieux.
Un sourd simple et authentique
Né entendant en 1884, E. Rubens-Alcais devient sourd à l’âge de neuf ans, au cours de l’année 1893. Il a entendu et parlé pendant plusieurs années avant la survenue de sa surdité. E. Rubens-Alcais doit alors quitter l’école ordinaire et poursuivre ses études à l’institut des sourds-muets et aveugles de Saint-Hyppolite-du-Fort (Gard) à partir du 28 novembre 1892 (selon Castanet, 2015 : 106) ou à partir du 1er mai 1893 (selon le registre de l’institut). Sa surdité dite tardive explique, en partie, sa grande capacité à s’exprimer en français écrit et oral comme peuvent en témoigner ses nombreux récits et écrits. Ses compétences rédactionnelles et expressives constituent une exception dans le monde des sourds et de la surdité. Il noircira un nombre incalculable de pages dans différents journaux où il écrit des procès-verbaux et des rapports ou encore des comptes rendus rédigés pour les nombreuses sociétés et associations dans lesquelles il a milité.
À la fin des années 1890, pendant les vacances scolaires d’été, il rend visite à ses parents à Lyon tout d’abord, puis à Paris où son père a été muté. Il fait alors la connaissance de plusieurs jeunes sourds parisiens issus de l’Institution nationale des sourds-muets de Paris et de l’institut départemental Gustave Baguer d’Asnières. Dans ces années, il s’entraîne au football et s’initie au cyclisme. Il possède une bonne condition physique, une grande motivation et une connaissance certaine des sports entendants-parlants, se procurant, à l’insu des surveillants de son institut, les journaux et les résultats sportifs. La région de naissance de E. Rubens-Alcais, les Cévennes, est propice à la pratique de la bicyclette tant le relief est accidenté avec de faibles dénivelés. Ce pays est aussi celui d’un protestantisme affirmé et le reste aujourd’hui, ce qui pourra être un élément de friction, voire d’inimitié avec un certain nombre de militants sourds de l’époque qui peuvent le traiter, avec beaucoup de condescendance de « petit protestant », alors même qu’il n’était pas pratiquant.
En juillet 1902, après neuf ans passés à Saint-Hippolyte-du-Fort, E. Rubens-Alcais quitte l’institut avec son certificat de fin d’études en poche. Il est classé premier à l’examen final sur quarante élèves non sourds inscrits. Il a alors dix-huit ans et rejoint Paris ponctuellement où il trouve du travail de façon intermittente. Il garde des liens forts avec sa région natale durant les dix années suivantes. Il joue au football à Nîmes le week-end et a de nombreux contacts avec ses anciens camarades de l’institut de Saint-Hippolyte-du-Fort (Séguillon, 2023, 2024a). À la fin des années 1910, E. Rubens-Alcais est embauché à Paris, à la Compagnie française des automobiles de place, en tant qu’ajusteur et mécanicien automobile. Il est à noter que E. Rubens-Alcais sera toute sa vie ajusteur de profession dans différentes entreprises, dont Citroën, avant d’entrer, en 1946, à la Ville de Paris et d’être titularisé à l’âge de soixante-deux ans (Le Sportsman silencieux, sept. 1946, 8 : 4).
Au service du sport silencieux à l’échelle internationale
E. Rubens-Alcais est un sportif de la première heure : footballeur, coureur à pied et cycliste. Il devient un dirigeant dynamique de club et un bâtisseur de la France sportive silencieuse. La création officielle du premier club sportif omnisport silencieux, le Club sportif des sourds-muets de Paris date du 18 octobre 1911 et a lieu au café Le Louvre à Paris avec la constitution d’un bureau provisoire pour une année. Peu actif dans les premiers mois de sa création, il occupe une place certaine au cours des années 1911-1912, lors de la conception et l’écriture des premiers règlements de l’association. En 1913, E. Rubens-Alcais devient président du club à vingt-neuf ans.
En 1918, il participe à la fondation de la Fédération sportive des sourds-muets de France (FSS-MF) et en devient le secrétaire général. La France sportive silencieuse souhaitée par E. Rubens-Alcais se constitue officieusement le week-end du 14 et 15 juillet 1918 à Lyon. Dès sa création, elle reçoit notamment le soutien d’Henri Paté (1878-1942) alors à la tête des instances du sport français en tant que commissaire général à l’éducation physique et à la préparation militaire. H. Paté octroiera des moyens de plus en plus substantiels pour organiser le mouvement sportif silencieux national, puis lors de la préparation et la tenue des premiers Jeux internationaux silencieux de Paris en 1924 (Séguillon, 2024b).
E. Rubens-Alcais a des ambitions internationales. L’idée d’olympiade sportive silencieuse internationale prend forme suite à l’attribution de l’organisation des Jeux olympiques 1924 à Paris. Ne serait-ce pas l’occasion « pour la Fédération sportive d’organiser également une olympiade internationale silencieuse à laquelle seraient conviés tous les sourds-muets athlètes du monde entier ? ». La chose est réalisable, matériellement et financièrement aux dires de E. Rubens-Alcais « car les pouvoirs publics prêteraient, en l’occurrence, leurs concours. Nous espérons que cette question va être étudiée par le conseil de la Fédération sportive des sourds-muets de France » (Le Sportsman silencieux, juil. 1921, 29 : 2). Les premiers Jeux internationaux silencieux se tiennent à Paris du 10 au 17 août 1924. Ces véritables Jeux olympiques pour les sourds sportifs sont une grande réussite. E. Rubens-Alcais se dit particulièrement satisfait et souhaite que ces « premiers Jeux internationaux [soient] suivis de beaucoup d’autres », vœu toujours réalisé aujourd’hui, ceux-ci étant organisés tous les quatre ans sous le nom de Deaflympics.
Au terme de ces premiers Jeux naît l’Internationale sportive silencieuse, le Comité international des sports des sourds (CISS). Son congrès constitutif a lieu le samedi 16 août 1924, aux Salons de la Porte Dorée à Paris. Outre les délégués étrangers, est présent pour la France, pays organisateur, E. Rubens-Alcais, secrétaire général de la FSS-MF et secrétaire général du comité d’organisation des Jeux internationaux silencieux (Jahan et al., 2024). Dans son discours, E. Rubens-Alcais évoque les bienfaits de l’œuvre sportive pour les silencieux et insiste sur « la nécessité de coordonner les actions et les efforts de communication entre les différents pays présents dans l’intérêt d’un sport international universel, de ses pratiques et de ses pratiquants » (Le Sportsman silencieux, juil. 1921, 29 : 2). La communauté silencieuse nationale en a besoin pour se faire connaître et reconnaître par la communauté sourde internationale, mais aussi par le mouvement sportif international entendant. Suite à la présentation des statuts et à leur modification, il se présente comme seul candidat au bureau du CISS. E. Rubens-Alcais est alors élu à l’unanimité des présents de cette nouvelle institution internationale. Il déclare « qu’il ne marchandera, ni son temps, ni son dévouement, pour faire prospérer l’œuvre sportive que nous poursuivons tous » (Le Sportsman silencieux, nov. 1924, 69 : 1). Ce congrès constitutif de l’Internationale sportive des sourds-muets sera le premier d’une longue liste. Durant un siècle, ils se tiennent et se succèdent de par le monde, tous les deux ans. Le dernier congrès a eu lieu à Paris les 3 et 4 octobre 2024 à l’occasion de la célébration du centenaire de la création du CISS (Séguillon, Fougeyrollas, 2024).
Un homme du politique et du social
Au cours des années 1930, E. Rubens-Alcais, devient un véritable homme du politique et du social. L’idée de la création, puis de l’existence d’une structure fédérale nationale pour le mouvement militant des sourds-muets de France est une idée ancienne, née dès 1834 autour de Ferdinand Berthier (1803-1886) et du Comité des sourds-muets, première association militante du mouvement de défense des droits et des intérêts des sourds-muets en France (Cuxac, 1983). Le comité de F. Berthier organise régulièrement des banquets et répond aux différentes attaques contre les intérêts des sourds-muets. Le 27 mai 1838, le comité, groupement informel, se transforme en association déclarée, qui aura pour nom la Société centrale des sourds-muets, puis la Société universelle des sourds-muets de Paris… puis devient l’Union nationale des sourds-muets. E. Rubens-Alcais la rejoint durant la Première Guerre mondiale en 1916. Faute de temps dû à la création de la FSS-MF et la reprise de la publication du Sportsman silencieux la même année, il en démissionnera temporairement à la sortie de la guerre (Cuxac, 1983 ; Bernard, 1999, 2001, 2015 ; Séguillon, 2017).
En 1931, E. Rubens-Alcais est secrétaire général du IVe congrès international des sourds-muets qui a lieu à Paris du 6 au 16 juillet. Ce congrès regroupe et accueille plus de cent cinquante délégués venus du monde entier. Il est annoncé dans l’ordre du jour que « des sujets importants y seront discutés et débattus. On examinera les moyens de réaliser nationalement et internationalement les progrès souhaités, tant au point de vue de l’instruction, de la mutualité, de la solidarité, de l’éducation physique et sportive et des relations internationales » (Compte rendu du Congrès, 1931). En complément, le comité d’organisation a concocté un programme de fêtes et d’excursions avec manifestation au pied de la statue de l’abbé de L’Épée à Versailles. Y sont également organisées des compétitions sportives préparant les athlètes sourds-muets aux Jeux internationaux silencieux de Nuremberg, en août. Au terme du congrès, un grand banquet et une représentation théâtrale sont organisés avec des artistes mimes sourds-muets.
Ce IVe congrès aborde plusieurs questions récurrentes. Il traite notamment de l’enseignement qui demeure une question centrale et particulièrement controversée, hier comme aujourd’hui, question que E. Rubens-Alcais prend « à bras-le-corps » comme savent le faire les militants particulièrement convaincus. Ainsi, le rattachement des établissements d’enseignement des jeunes sourds-muets au ministère de l’Instruction publique et non du ministère de l’Assistance ou de la Santé, demeure-t-il une question centrale. E. Rubens-Alcais défend une méthode mixte, orale et gestuelle, lui-même étant un sourd-parlant dans certaines circonstances, notamment avec les entendants, et étant sourd-gestuel dans tous les autres cas de figure (Cuxac, 1983, 2000). Lors de son discours, il est énoncé publiquement de nombreuses résolutions qui doivent être adoptées par le IVe congrès international des sourds-muets de Paris. Enfin, le congrès, encouragé par E. Rubens-Alcais, émet les vœux complémentaires suivants à propos de l’éducation physique : « Que l’éducation physique soit rendue obligatoire dans toutes les écoles de sourds-muets pour le plus grand bien moral et intellectuel de ceux qui la reçoive sous la direction d’un moniteur diplômé » (Compte rendu du Congrès, 1931).
En 1931, E. Rubens-Alcais est aussi appelé au chevet de l’Union nationale des sourds-muets. Le 13 juillet, les délégués de cette société sont convoqués en assemblée générale après deux années de mise en sommeil de la structure. Le nouveau président élu souhaite s’entourer de E. Rubens-Alcais et le nomme au poste de secrétaire général. La recomposition de l’union est en cours, mais celle-ci est toujours timide. En 1933, une nouvelle entité naît et prend dorénavant le nom de Fédération des sociétés françaises de sourds-muets. Cette actualisation se fait à partir d’un rapport rédigé pour l’essentiel par E. Rubens-Alcais.
En 1936, il a alors cinquante ans et est toujours président du CISS, secrétaire général de la FSS-MF, rédacteur en chef de La Gazette des sourds-muets et aussi secrétaire général de la Fédération des sociétés françaises de sourds-muets. Contre toute attente, E. Rubens-Alcais se dit candidat à la présidence de la Fédération des sociétés françaises de sourds-muets. Il est alors élu président de la France des sourds-muets. L’année suivante, en 1937, il prend la tête du comité d’organisation du Ve congrès international des sourds-muets. Il atteint alors, pourrait-on dire une sorte de consécration et une entrée triomphale dans l’espace public et politique français.
Le Ve Congrès de 1937 est organisé à l’occasion de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne. Certes, ce congrès est international et on y débat de questions internationales, mais les questions nationales propres à la France sont présentes, voire centrales, en plein Front populaire où tout semble permis de penser et de proposer en matière d’instruction, d’éducation, de formation, de droit au travail notamment. Aussi est-il affirmé que, « profondément émus de la situation lamentable des sourds-muets dans toutes les parties du monde et constatant que certaines nations comme les États-Unis, l’Allemagne, le Danemark et d’autres sont bien en avance dans la voie de l’émancipation silencieuse, insistent énergiquement auprès des Pouvoirs publics des pays intéressés pour que l’enseignement gratuit et l’obligation scolaire pour les sourds-muets soient adoptés comme pour tous les autres enfants entendants » (La Gazette des sourds-muets, août-sept. 1937, 256).
Les congressistes poursuivent et demandent aussi « la création de toute urgence d’une École normale de professeurs de sourds-muets afin de former les cadres et le personnel nécessaire en France ». Il s’agit de l’apprentissage par un personnel compétent et formé dans les espaces de formation des enseignants de l’École de la République, les écoles dites normales d’instituteurs. Tous les observateurs sont unanimes : le congrès est un des plus réussis, un succès tant international que national. La guerre met un terme à ce moment de grâce que fut le congrès de 1937.
Ces rendez-vous sont les plus importants car ils sont internationaux, mais il y en a d’autres, nationaux, en bon nombre, ce qui démontre toute l’activité des silencieux de la Fédération durant cette période du Front populaire. La Fédération des sociétés de sourds-muets semble entre de bonnes mains et notamment celles de E. Rubens-Alcais. Néanmoins – et ce, malgré les beaux résultats obtenus durant les années 1937 et 1938 –, peut-être fatigué des guerres intestines et des coups bas, E. Rubens-Alcais annonce sa non-candidature au poste de président lors du congrès national de 1939. Il met ainsi un terme à trente ans d’engagement politique au service de la communauté sourde et se recentre sur son activité de journaliste et de dirigeant sportif. À partir de ce moment, E. Rubens-Alcais se désengage du mouvement des sourds-muets et se recentre sur les sports silencieux nationaux et internationaux tout autant que sur les activités plus conviviales.
Un homme de presse
À l’initiative de E. Rubens-Alcais, le journal Le Sportsman silencieux voit le jour en mai et juin 1914, puis sa parution est interrompue durant la durée de la guerre. En juillet 1920, Le Sportsman silencieux, premier organe de presse du mouvement sportif silencieux, devient « le bulletin de propagande sportive et de défense des intérêts de la Fédération et des sociétés sportives et d’éducation physique des sourds-muets ». Son but est de « propager les sports, favoriser l’aide mutuelle entre sportifs, grouper tous les sportifs, s’intéresser à tout ce qui concerne l’éducation physique ». En juillet 1921, Le Sportsman silencieux devient le « bulletin mensuel des sociétés sportives et de l’éducation physique de sourds-muets » jusqu’en janvier 1934, date à laquelle il disparaît. Ce premier journal dédié aux sports des sourds naît et se développe dans un contexte particulier. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le sport silencieux se pratique et s’organise dans le contexte d’un eugénisme affirmé. La création d’un journal sportif tel que Le Sportsman silencieux apparaît alors pour E. Rubens-Alcais comme un acte politique et militant, une façon de contester les représentations sociales des sourds-muets à l’époque, de participer à la mise en place d’un contre-pouvoir et à la défense des intérêts de la communauté sourde (Mottez, 1977 ; Delaporte, 2002 ; Séguillon, 2017).
Le Sportsman silencieux est indirectement un journal de défense des droits des personnes sourdes et sportives en particulier, mais aussi un journal qui se dit « de propagande sportive », c’est-à-dire qu’il fait la promotion des sports chez les sourds-muets. Il cherche ainsi à montrer toute la normalité des sourds-muets lorsqu’ils pratiquent les sports loin du statut de malade, infirme ou handicapé dont la communauté entendante les a affublés (Humphries, 1975 ; Lane, 1992). La création puis la vie du journal sont à la fois les témoins de la grande activité du mouvement sportif silencieux et font de lui un acteur du dynamisme des associations sportives silencieuses qui se créent et se développent dans le premier quart du XXe siècle. C’est aussi un lieu de revendication pour l’existence et la reconnaissance de la communauté sourde-muette en France qui s’exprime par un grand nombre de journaux, avec plus de trente créations et disparitions de journaux, entre 1880 et 1920, et de manifestations festives, comme les banquets et commémorations anniversaires de Charles-Michel de L’Épée, communément appelé abbé de L’Épée (1712-1789 ; Benvenuto, Séguillon, 2014 ; Meziani, Séguillon, 2020).
E. Rubens-Alcais est journaliste sportif bénévole pendant près de vingt ans à la tête du journal Le Sportsman silencieux (1914-1934). Il est aussi journaliste politique et social pour la revue L’Éveil des sourds-muets, un organe de presse « social » et généraliste en faveur des sourds-muets au tout début des années 1920 (Séguillon, 2024a). À partir de septembre 1931, il poursuit son activité de journaliste politique et social au sein de La Gazette des sourds-muets, organe de presse le plus diffusé auprès de la communauté sourde alphabétisée durant la période de l’entre-deux-guerres. Il en sera le rédacteur en chef jusqu’à sa retraite, en 1960. Cet organe de presse relaye alors l’information des associations militantes et notamment de l’Union nationale des sourds-muets dont E. Rubens-Alcais est membre et bientôt président (Bernard, 2001, 2015 ; Cantin, 2019). Dans le prolongement de son action, La Gazette des sourds-muets perdurera et remplira sa fonction d’informer la communauté sourde de France. Le journal changera néanmoins de nom en 1960 et prendra le nom La Voix du sourd, organe de presse de la Fédération nationale des sourds de France.
Récompenses et distinctions pour la communauté
La communauté silencieuse française a eu besoin de reconnaissance pour se faire connaître et reconnaître dans l’espace public, tout comme E. Rubens-Alcais, à titre individuel, pour ses services rendus à la communauté sourde. En 1924, le ministère de la Guerre récompense, pour la première fois, des membres de la FSS-MF et les dirigeants sportifs des sociétés sportives silencieuses dont E. Rubens-Alcais, secrétaire général de la FSS-MF.
Ces premières reconnaissances officielles sont des marques de l’intégration du mouvement sportif silencieux français dans le grand mouvement sportif national et sa reconnaissance par le pouvoir politique (Mottez, 2006). Le Journal officiel de la république française (JORF) du 23 février 1930 publie une information qui fait grand bruit au sein de la communauté sportive silencieuse, nationale et internationale. E. Rubens-Alcais sera titulaire de la médaille d’honneur de l’éducation physique. Cette annonce est vécue par la communauté sportive silencieuse nationale comme une véritable légitimation, une reconnaissance des sports pratiqués par les sourds au sein du mouvement sportif français mais aussi, au sein de la communauté nationale silencieuse (Séguillon et al., 2013).
Il sera décoré des Palmes académiques. La remise solennelle a lieu au cours d’un banquet comme les sourds-muets les aiment et comme les silencieux savent les organiser depuis plus d’un siècle. Il a lieu à l’occasion de la venue à Paris de nombreux athlètes et dirigeants sportifs silencieux français et étrangers lors des championnats de France d’athlétisme, de natation et de tennis. Il est fait « dans la foulée » officier d’académie le 8 avril pour services rendus aux sports (JORF, 30 avr. 1930). En 1949, il obtient la médaille d’or du CISS, en 1960, la médaille de Chevalier du mérite norvégien et enfin, le 15 décembre 1962, au crépuscule de sa vie, la médaille de Chevalier du mérite social et la croix de commandeur du mérite sportif. Il est, de surcroît, membre honoraire à vie du CISS à partir de 1953.
E. Rubens-Alcais décède à Paris le 8 mars 1963. Il meurt sans enfant, sans argent, ni biens contrairement à ce qui a parfois pu être écrit ou dit, le soupçonnant de s’être enrichi à la faveur de son activité associative et militante dans les domaines du sport ou de la politique. Sur sa tombe, une sculpture est associée au portrait de E. Rubens-Alcais signé par André Pétry (1905-1986), grand tennisman sourd français et sculpteur de profession.
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E. Rubens-Alcais est un grand nom de la communauté sourde. Il a mené un combat, soixante ans durant, pour construire un mouvement sportif original et réaliser une œuvre qui lui a survécu. Même s’il est moins connu qu’un personnage comme l’abbé de L’Épée (Bedoin, Séguillon, 2025), il a été un grand militant de la cause sourde. Il a œuvré toute sa vie à émanciper des sourds de la tutelle des entendants, du monde médical que ce soit dans les espaces du travail, de l’éducation, de la formation, des loisirs ou des pratiques sportives. En effet, E. Rubens-Alcais a milité pour l’accessibilité du sport pour tous les sourds, un sport ouvert à tous les publics, à tous les âges et aux deux sexes. Le but est de se rencontrer, de participer. La notion d’amateurisme est centrale et non négociable pour E. Rubens-Alcais. Il est celui que la communauté sourde sportive a dénommé le « Pierre de Coubertin des sourds sportifs » en hommage à l’ensemble de l’œuvre accomplie.
E. Rubens-Alcais est d’abord un « petit paysan cévenol » dans les années 1910, puis un grand militant dans les années 1930 auprès de « ses frères d’infortune » au sein de multiples institutions, sociétés ou associations. Il s’inscrit dans un processus de réparation et de reconnaissance. Il démontre d’une résilience exemplaire en sa condition de devenu sourd passe, certes, mais aussi par le sport, ainsi que par la politique et le social, alors que les sourds sont encore définis comme des incapables, débat encore d’actualité autour des notions contemporaines de capacitisme ou de validisme, et dans le cas spécifique de la surdité et des sourds, d’audisme et d’oralisme face au gestualisme.
En définitive, il apparaît bien que E. Rubens-Alcais est avant tout un émancipateur ou celui qui a permis aux sourds-muets de devenir des citoyens à part entière. L’idée défendue par E. Rubens-Alcais est que les sourds doivent prendre confiance en eux, montrer à ce public empêché qu’il est capable, alors que cette capacité est souvent niée dans l’éducation, le travail ou le sport. L’émancipation pour E. Rubens-Alcais passe par l’autodétermination des personnes, en possession de toutes leurs capacités et de leur propre pouvoir d’agir. Pour lui, s’émanciper, c’est d’abord tenter de remettre en cause les stéréotypes : si le handicap de la surdité existe, il est exclusivement linguistique et il est partagé avec les locuteurs entendants (Mottez, 1977, 2006 ; Benvenuto, 2010 ; Bedoin, 2018).
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