Partager les trésors littéraires avec « l’immense public » de la télévision
D’origine corse, Claude Santelli est né à Metz en 1923. Sur le plan historique, il peut être rattaché aux pionniers de la télévision française, particulièrement au corps professionnel des réalisateurs-auteurs des Trente glorieuses privilégiant des œuvres à dimension sociétale et culturelle. Au même titre que Claude Barma (1918-1992), Marcel Bluwal (1925-2021), Stellio Lorenzi (1921-1990) ou Jean Prat (1927-1991), il a ainsi participé à la fondation d’une télévision culturelle et populaire ambitieuse, un moment fondamental et fondateur, couramment qualifié d’« École des Buttes Chaumont ». Avec son émission emblématique de la télévision publique, le Théâtre de la jeunesse (TJ ; 1960-1969), il entend surtout faire de la télévision un medium au service de l’éducation populaire, de la transmission de la littérature et du partage de valeurs citoyennes. Néanmoins, son œuvre va au-delà de cette période fondatrice. En effet, il s’est particulièrement engagé pour une télévision de service public de qualité privilégiant l’imagination, la créativité et l’éducation au service d’un large public ; en parallèle, il a mené une activité théâtrale en tant que directeur artistique, metteur en scène et adaptateur de nombreuses œuvres de Jacques Prévert à Gaston Bachelard. L’œuvre de C. Santelli invite à penser la notion de public et cherche à inscrire l’utilisation de la télévision dans une dynamique d’émancipation culturelle. Toutes ses déclarations se donnent pour mission d’accompagner l’œuvre dans sa conquête du public en guidant l’intérêt des spectateurs par les orientations qu’elles lui indiquent. Faire partager les œuvres littéraires à un large public, éveiller sensibilités et curiosités : telle est l’ambition que porte cet homme de lettres, de théâtre et d’images.
En 1982, il est membre de la Commission d’orientation et de réflexion sur l’audiovisuel présidée par Pierre Moinot, haut-fonctionnaire soucieux de promouvoir la culture. Président à trois reprises de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques entre 1982 et 1992, il défend avec énergie dans un monde audiovisuel en mutation, la création française et prend régulièrement des positions dans les médias pour une télévision ambitieuse, tout en poursuivant son cheminement littéraire. Il meurt accidentellement en 2001 au cours de la préparation de La Flûte enchantée qu’il devait enregistrer pour la télévision sous le chapiteau du cirque Grüss.
Du théâtre à la télévision
Son père, César Santelli (1889-1971), d’origine corse, agrégé d’allemand, crée en 1925 un Office du cinéma éducateur dans plusieurs villes, très attaché à l’Union pour l’école laïque et « la fraternité laïque ». Devenu inspecteur académique en 1928, il fonde en 1932 la Fédération des œuvres complémentaires de l’école laïque. Auteur de romans pour enfants (prix de Littérature enfantine en 1935 pour le roman L’Escabeau volant) et aussi de pièces de théâtre, C. Santelli s’engage dans la Résistance. Il aura une influence certaine sur son fils auquel il transmet l’attachement aux valeurs laïques et le goût pour une culture humaniste.
Pendant l’Occupation, C. Santelli, en classe préparatoire au Lycée Louis-le-Grand à Paris, rejoint le mouvement de résistance Défense de la France. Après la guerre, il aspire dans les premiers temps à devenir acteur. Après avoir suivi les cours de Maurice Escande (1892-1973), il participe à plusieurs tournées théâtrales, un univers qui l’inspire. De 1945 à 1950, il prend part aux tournées théâtrales dans la zone française en Allemagne (ZOF). Devenu membre de la compagnie Jacques Fabri (1925-1997), il en est « l’acteur écrivant ». Il adapte Le Fantôme, comédie de Plaute (205 av. l’ère commune) écrit La Famille Arlequin, s’inspirant du théâtre italien. Sa troisième pièce Lope de Vega, n’a pas de succès, ce qui le conduit à quitter le théâtre.
Licencié ès lettres, C. Santelli intègre la RTF radio-télévision-française en 1956 par le biais de Marianne Oswald (1901-1985), chanteuse, actrice et productrice d’émissions télévisées (Bourdon, 1997) après avoir enseigné quelques temps. Son expérience théâtrale lui a appris à respecter le public et à ne pas sous-estimer ses attentes ; pédagogue, sa volonté est de transmettre au « peuple des spectateurs » un savoir, lui révéler un patrimoine historique et littéraire avec l’ambition de « bâtir un répertoire » pour petits et grands (Santelli, 1962).
« Claude Santelli tourne “La Confession d’un enfant du siècle” pour la télévision ». Source : INA Science sur Youtube.
La culture accessible à tous
Au sein du média en développement, il partage fondamentalement les ambitions pédagogiques et culturelles de J. d’Arcy (Pierre, 2012), directeur des programmes la RTF (1951-1959), puis d’Albert Ollivier (1915-1964), son successeur de 1959 à 1964, pour lequel la télévision est un formidable moyen de rendre accessible à tous la culture d’élite mais aussi de rapprocher les hommes pour une fraternité universelle. Le média permet ainsi à des classes sociales jusqu’alors éloignées du savoir, d’accéder à la connaissance et de se forger une culture dans la rencontre avec les textes de la littérature. Il entend défendre une conception culturelle de la télévision, n’étant pas fasciné par le direct et peu soucieux des émissions comme les variétés et les jeux dont il se préoccupe peu. Tout comme les réalisateurs communistes (Coutant, 2001), nombreux à cette époque, C. Santelli voit dans la télévision un « extraordinaire instrument de culture populaire », entendu comme moyen de transformations sociales. En particulier, il pense qu’il faut former le goût du spectateur afin que celui-ci fasse preuve d’esprit critique : il est au cœur de ce que l’on a appelé « la télévision des professeurs » (Veyrat-Masson, 2001 : 592), mais avec la volonté de « faire éclater les murs de la classe » (Bourdon, 1997). C. Santelli considère la télévision comme la « mémoire d’une nation, son miroir, son espérance, son bonheur, sa conscience » et a l’ambition tout au long de sa carrière de mettre l’histoire et la culture au sens large, à la portée du grand public composé de « citoyens sujets sociaux » :
« Une télévision populaire, ce n’est pas une télévision qui met d’un côté le culturel de l’autre le reste. Si vous faites de la télévision pour dix mille personnes, vous ne faites rien. Notre mission n’est pas de parler aussi de peinture, de musique, de littérature, mais d’en parler efficacement, passionnément, à l’immense public » (Télérama, 2001).
Explorant différentes formes, les émissions qu’il réalise témoignent d’un engagement personnel fort et d’une logique individuelle. Ainsi, écrit-il, « la caméra est le prolongement de mon œil, de mon bras, de mon cœur » (Télérama, 2001).
Il rejoint tout d’abord le service des émissions pour la jeunesse dirigé par William Magnin de 1952 à 1961 et signe en 1957 l’adaptation du Tour de France par deux enfants d’Augustine Fouillée (1833-1923), connue sous le pseudonyme de G. Bruno, une co-production avec le Canada, qui lance la tradition des rendez-vous réguliers de toute la famille devant le « feuilleton ». La majorité du film est tournée en muet, Jean Topart (1922-2012) en lit le commentaire. Ce roman initiatique lie des préoccupations pédagogiques telles que dispenser leçons de choses, préceptes moraux ou éléments d’histoire, à une histoire pour enfants mettant en scène des enfants. Le désir de créer des rendez-vous est symptomatique de cette même volonté de fidéliser les publics. Puis, il crée un magazine littéraire pour adolescents, Livre mon ami, série d’initiation gaie et illustrée à la lecture, diffusé pendant dix ans, de 1958 à 1968, animé toujours des mêmes préoccupations de transmission des classiques.
Avec le Théâtre de la jeunesse (1960-1966), il s’inscrit dans la tradition du « théâtre jeunes publics » dont Marie Sorel (2023) a montré la genèse. Au cours de ces années, il écrit, produit, dirige des équipes, fait porter à l’écran les œuvres du patrimoine littéraire français, mais aussi étranger. Diffusée au départ le jeudi, jour de congés des enfants, puis programmée le samedi soir, heure de large écoute, le Théâtre de jeunesse s’adresse progressivement à un public familial, « espèce d’école collective, familiale » (Bourdon, 1997 : 20). Le rendez-vous du TJ devient « la grande émission populaire » portée par la formule d’A. Ollivier : « Quand on parle de grand public, je dis qu’il faut une grande télévision pour le grand public » (Bourdon, 1997 : 20). Cette émission emblématique de la télévision des années 1960 est étroitement liée au nom de celui qui en est le créateur, et le principal producteur, par ailleurs très impliqué dans la défense de « l’expression française » dans la politique culturelle du service public de télévision des années 1950 jusqu’au début des années 1980.
Par son titre même, le TJ témoigne des conditions de tournage de l’époque : il s’agit de théâtre filmé, de « dramatiques » définie comme « une pièce de théâtre filmée qu’une adaptation de pièce de théâtre filmée, ou qu’une adaptation de roman, de nouvelle, ou encore d’une création originale » (Cohen, Levy, 2007 : 113-143), laissant peu de place à des tournages en extérieur. Entre 1960 et 1969, trente-huit dramatiques sont diffusées, souvent en deux parties de presque une heure chacune, majoritairement adaptées de romans ou de nouvelles. Le corpus comprend Rabelais (1483-1553), la Comtesse de Ségur (1799-1874), Pouchkine (1799-1837), Victor Hugo (1802-1885), Charles Dickens (1812-1870), Jules Verne (1828-1905), Mark Twain (1835-1910) ou encore Oscar Wilde (1854-1900), mais aussi des auteurs plus contemporains comme Erich Kästner (1899-1974), des créations comme celle de l’acteur George Riqier (1918-1998), Youm et les longues moustaches, ou de C. Santelli lui-même, Gaspard ou le petit tambour de Fulda. À ces transpositions s’ajoutent quelques biographies comme celle de Ésope (564 av. l’ère commune), Ambroise Paré (1509-1590), Thomas Edison (1847-1931), Méliès (1861-1938) ou Marie Curie (1867-1934), dont on raconte la vie et les valeurs en images. À cette époque, J. d’Arcy entend donner au réalisateur la position hiérarchique la plus élevée afin de le rendre responsable : « Il n’est pas seulement un homme cultivé, fin, ayant du goût et capable de l’imprimer à la mise en scène de l’émission. Il est également sur le plateau un homme à tout faire, vraiment le patron de tout ce qui se passe » (d’Arcy, 1957).
C. Santelli s’entoure d’une équipe d’adaptateurs, scénaristes, et réalisateurs qui contribuent au succès de plusieurs adaptations. Avec Jean-Christophe Averty (1928-2017), il prend le risque de déplaire au public (Pierre, 2018a ; 2018b). Tous participent à ce que la télévision devienne, selon une expression de C. Santelli, une « autre école de la république ». Une école qui accorde une place essentielle aux œuvres littéraires. Le TJ est un observatoire d’autant plus privilégié qu’il avoue se fonder, pour raconter des histoires, sur des œuvres qu’ils jugent universelles par les valeurs qu’elles transmettent. M. Bluwal qui réalise Les Indes Noires, d’après Jules Verne (1828-1905), pour Le Théâtre de la jeunesse, assume aussi ce rôle : « Nous voulions être les hussards noirs de la République, mais à la télévision » (Ledos, 2007 : 8).
Un homme engagé
En 1963, la programmation de La Case de l’Oncle Tom, adaptée par C. Santelli et réalisée par J.-C. Averty, d’après le roman antiesclavagiste de Harriet Beecher-Stowe (1811-1896), atteste de choix d’œuvres engagées. En véritable passeur de littérature, il déclare dans une émission :
« Le Théâtre de la jeunesse n’a jamais été étroitement enfantin. Il a cherché le plus possible à s’adresser à tous, persuadé que tous peuvent suivre lorsqu’une histoire est suffisamment claire et belle. […] Nous avons cherché dans les greniers ces grands livres célèbres dans lesquels on trouve non pas le conte de fée traditionnellement réservé à l’enfance, mais le conte de fée du monde dans lequel les mauvaises fées et les bonnes fées se livrent un combat. Les mauvaises fées sont la guerre, la misère et l’injustice. Les bonnes fées sont la bonne volonté, l’amitié, le courage et la générosité […]. De ces conflits, naissent des histoires que nous essayons de vous conter. […] La Case de l’Oncle Tom est un livre historiquement très important, qui a donné tant de cœur aux combattants de la guerre de sécession, pour l’affranchissement des esclaves noirs d’Amérique […]. Nous savons que cette guerre à la lumière d’événements tristes et récents n’a pas entièrement été gagnée […]. Nous demandons aux parents d’expliquer certaines images à leurs enfants » (Santelli, 1966).
Dans La Case de l’Oncle Tom, le propos est politique et il est question de s’engager contre toute forme de discrimination et de lutter contre les préjugés. Memphis Slim (1915-1988) et beaucoup d’autres sont les protagonistes de l’histoire. Avec ces œuvres, la télévision renseigne autant sur l’actualité sociale et politique des années 1960 que sur le passé qu’elle entend dénoncer, à savoir la discrimination, le racisme et l’atteinte à la dignité des droits de l’homme. Les propos attirent l’attention sur la condition des esclaves en montrant la violence inacceptable des traitements subis. Le film vise à susciter l’empathie à l’égard de la traite des noirs et C. Santelli n’hésite pas à provoquer le public par l’adresse au téléspectateur, procédé fréquent à la télévision des années cinquante comme l’a montré Gilles Delavaud (2005). Pour C. Santelli, la télévision porte en elle une promesse d’humanisme et son désir est de dépoussiérer les œuvres classiques afin de les faire redécouvrir au plus grand nombre grâce à la télévision :
« Il est utile de remonter cette œuvre des greniers. Il ne faut pas l’amputer, l’adoucir le plus possible même si cela peut donner des images noires que nous demanderons aux parents d ’expliquer aux enfants. Ce livre méritait bien d’être tiré de l’étagère familiale pour être mis en pleine lumière par le vaste public du Théâtre de jeunesse » (Santelli, 1962).
Défenseur de valeurs, C. Santelli n’hésite pas à faire passer des messages afin de sensibiliser les téléspectateurs aux problèmes sociétaux. Ainsi le narrateur dans la Case de l’Oncle Tom conclut-il :
« Article 1 de la déclaration universelle des droits de l’homme : tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité […]. Ceci se passait il y a plus de cent ans, mais le serment de George Shelby continuera à résonner sur le monde tant que des hommes resteront opprimés et tant qu’il en restera, le serment de George, sera le nôtre ».
La conception d’un public unique est clairement affirmée par C. Santelli (Arts, 1964) :
« Pendant des années, les artisans de cette maison ont cru qu’il y avait des publics. Un public pour Lectures pour tous, un public pour les jeux, un autre pour les dramatiques, etc., et l’on tâchait d’atteindre ces différents publics par des horaires différents. Mais moi je crois que ces publics distincts n’existent plus. Entre eux, les frontières disparaissent et l’on est en voie d’atteindre l’unanimité. […] Il y a une évolution du public. Ce que je cherche, ce sont des œuvres se prêtant à une construction à étages, c’est-à-dire permettant aux différents publics d’y trouver ce qui correspond à leur propre évolution ».
Dans les années 1960, cette conception n’est pas partagée par tous et en particulier par les universitaires qui prennent en charge l’objet. Ainsi, en 1962, Jean Cazeneuve (1915-2005 ; 1962 : 78), sociologue et administrateur de l’ORTF, édite-t-il un volume de la collection « Que sais-je » Sociologie de la radio-télévision, dans lequel il expose les « facteurs de différenciation » du public mettant à mal cette représentation d’un « grand public ».
En 1964, il obtient enfin la carte de réalisateur et acquiert une notoriété au sein du média. Responsable des programmes spéciaux des soirées de Noël, C. Santelli puise dans les œuvres classiques, telles Le Petit Claus et le Grand Claus, d’après le conte d’Andersen (1805-1875), programme pour lequel il réunit trois artistes inventifs, Paul Grimault (1905-1994), le cinéaste d’animation, Jacques Prévert (1900-1977), et Pierre Prévert (1906-1988). Ces programmes sont conçus pour solliciter l’imagination du téléspectateur, le maintenir en éveil, par des dispositifs ludiques, qui ont recours à l’occasion aux procédés du surréalisme ou de l’absurde. Avec Les Verts Paturages, téléfilm de 108 minutes, interprété exclusivement par des acteurs noirs d’après la pièce The Green Pastures de Marc Connely (1890-1880) créée à Brodway en 1930, il propose de transposer la bible dans le milieu afro-américain : la genèse racontée avec humour aux enfants d’une école de Louisiane. Le choix de cette œuvre controversée atteste de l’attachement de C. Santelli à des valeurs humanistes universelles et d’un esprit laïque :
« Les émissions ont une vocation spirituelle et humaine. J’ai choisi un texte sacré (la Bible) avec création du monde. Les gens qui veulent un noël chrétien l’auront ; ceux qui veulent un choix plus artistique détaché des bondieuseries le trouveront ». (Santelli, 1966).
Il conçoit ainsi son rôle de médiateur culturel et de passeur de l’Histoire, avec la volonté d’alerter sur la question des discriminations raciales et de la figure noire à la télévision, plus largement sur la condition humaine faisant de la télévision un « théâtre populaire universel d’essence morale et épique », vouée à rendre le public meilleur et plus éclairé. Les leçons d’histoire « revisitées » par C. Santelli « empruntent ainsi de multiples détours – l’humour, l’art visuel, l’imaginaire – où se lisent à la fois le souci d’initier le jeune public et la volonté de l’éveiller sur le monde en l’émancipant tout en adoptant une posture éthique » (Pierre : 2022).
Au fur et à mesure de l’évolution de la télévision, C. Santelli expérimente tous les genres (documentaires, fictions et magazines) pour partager avec le public sa passion pour l’histoire et la littérature mais aussi la musique. Il passe derrière la caméra pour filmer, en 1964, le pianiste Samson François (1924-1970), puis, en 1970, le luthier Étienne Vatelot (1925-2013) et enfin, en 1980, le violoniste Isaac Stern (1920-2001). En 1967, il tourne en Bretagne sa première fiction, Sarn, adaptée du roman de Mary Webb (1881-1927). De 1969 à 1973, avec Les Cent Livres des hommes, proposés avec l’éditrice Françoise Verny (1928-2004), il célèbre aussi bien Histoire de la Révolution de Jules Michelet (1798-1874) que l’Évangile selon saint Luc, le Père Goriot d’Honoré de Balzac (1799-1850), Anna Karenine de Léon Tolstoï (1828-1910), Madame Bovary de Gustave Flaubert (1821-1880) ou L’Insurgé de Jules Vallès (1832-1885).
De 1973 à 1976, il tourne la première série d’adaptations de nouvelles de Guy de Maupassant (1850-1893) dans le pays de Caux, cherchant à révéler la vérité intime d’hommes et de femmes d’une grande humanité et à dénoncer la condition féminine d’une époque (Histoire vraie et histoire d’une fille de ferme, 1973 ; Le Port et Madame Baptiste, 1974 ; Le Père Amable, 1975 ; Première neige, 1976). Avec Madame Baptiste, il offre un de ses premiers grands rôles à Isabelle Huppert. C. Santelli déclare : « J’ai éprouvé avec Maupassant le sentiment d’une grande fraternité. Grâce à lui, je pouvais rester fidèle à mes choix passés et j’avais le souci de toucher le plus grand nombre » (Télérama, 2001).
La télévision, outil de conscientisation du public
Fort de sa notoriété, C. Santelli continue à porter un intérêt pour l’histoire politique et culturelle du XXe siècle comme le montre en particulier André Malraux (1901-1976) : La Légende du siècle, série d’entretiens de 9 heures (1972), 1936 ou la Mémoire d’un peuple (1977) – deux grandes séries d’émissions auxquelles est associée Fr. Verny (1928-2004) -, depuis L’An quarante ou Un peuple et ses fantômes (1983). Il y inscrit, toujours présent, l’Épreuve de Marivaux (1982).
Avec la disparition de l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF) en 1975, la télévision des producteurs et des annonceurs prend le pouvoir. C. Santelli résiste comme d’autres réalisateurs, afin de défendre le modèle d’une télévision de qualité (Jost, 2014). Il entend donner à la télévision une mission « citoyenne » en faisant partager au public les moments fondateurs de la République française : La République nous enseigne (1981) ou L’École à cent ans (1981), où trois comédiens lisent les textes de Jules Ferry (1832-1893), de Victor Hugo (1802-1885) et de Jules Payot (1859-1940), retrace la construction de la IIIe République. 1936 ou la mémoire du peuple constitue le premier volet d’une trilogie historique, suivi de L’Année terrible (1871) sur la Commune et enfin L’An quarante ou un peuple et ses fantômes, qui se veut « plus qu’une fresque historico-politique… une plongée dans l’imaginaire des français » (Veyrat-Masson, 2001 : 592).
En 1986, C. Santelli revient encore à G. de Maupassant avec une audience moyenne de dix millions de spectateurs. Il réalise et adapte La petite Roque, Berthe, L’Enfant, adapte l’Héritage qu’Alain Dhénaut (1942-2010) filme, fait appel à Jacques Tréfouël pour Hautot père et fils et à Hervé Baslé (1938-2019) pour Aux Champs. Après un documentaire, Pays de Caux, pays de quoi ? pour la série « Chroniques de France » de Jean-Claude Bringuier (1925-2010), il achève cette longue immersion filmique et littéraire en 1989 avec Mademoiselle Fifi.
La défense d’une conception humaniste de la télévision
Télévision citoyenne, culturelle, éducative, instructive, C. Santelli défend tout au long de sa vie une conception humaniste d’un média de qualité dont la finalité est d’émanciper le public et de l’aider à poursuivre sa sortie de « l’état de minorité » par l’intermédiaire de la culture. La formation du spectateur à la faculté de juger, à la beauté et à la sensibilité, telles sont les raisons principales de son engagement au sein du média télévisuel à une époque de rareté des moyens. Poser les humanités au cœur de la mission de la télévision, c’est se rattacher à cette histoire pour laquelle l’homme ne demeure humain qu’à condition de refuser de se dessaisir de sa propre faculté de jugement. D’où, son opposition au modèle d’une télévision commerciale qu’il n’a cessé de vilipender déplorant « l’uniformisation terrifiante des schémas préétablis, des héros récurrents, des variétés interchangeables ». Selon lui, « on envoie le public d’aujourd’hui à la mangeoire. Il n’est pas un gibier qu’on chasse pour rabattre sur les écrans, il faut lui donner le goût de l’attente de quelque chose d’autre » (Santelli, 2001). Quand un État donne au public un sentiment de chosification, il prend le risque que les téléspectateurs deviennent étrangers au sentiment d’engagement dans la cité. En 1983, il interpelle François Mitterrand (1916-1996) : « Monsieur le Président, vous n’aimez pas la télévision ». Pour lui, la menace est d’autant plus grande que la télévision, comme l’éducation, doit être un haut lieu de culture et de construction de la personne. La considération pour le public, sa reconnaissance en tant que personne implique que la télévision ne l’infantilise pas ou ne fasse pas une exploitation marchande de ses désirs. Des chercheurs ont montré que cette conception critique à l’égard de la télévision de masse a pu contribuer à construire une image dépréciée des programmes de télévision populaires et, ainsi, alimenter la représentation d’un public passif (Ségur, 2015).
Les grandes enquêtes critiques de sociologie de la culture des années 1960, en révélant la structure des consommations culturelles, leur stricte indexation sur les hiérarchies sociales, et l’inertie persistante d’un modèle inégalitaire de distribution sociale des goûts, ont sans doute, paradoxalement, largement contribué à l’essoufflement de ce modèle culturel des années 1960 et des aspirations des professionnels qui le portaient (Levy, 1999). Cependant l’héritage de C. Santelli reste important. Avec lui, le public devient une question politique et non pas d’audimat. Le média est pensé et posé comme une puissance d’invention d’une manière d’habiter le monde. Son œuvre et les ambitions qu’il a eues – éducation citoyenne et laïque, émancipation, lutte contre les préjugés sexistes ou raciaux – c’est-à-dire quête d’une réflexion sur le commun et l’universel, attestent que ses prises de position s’inscrivent dans un courant humaniste et républicain avec le projet de briser l’élitisme du savoir et de la culture et mettre à la disposition d’un large public des œuvres qui, jusque-là, n’étaient réservées qu’à une minorité de privilégiés. Inscrire la télévision dans un régime de valeurs et non simplement dans un régime de logiques économiques est fécond pour penser aujourd’hui les missions d’un média au sein d’une société démocratique.
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Archives
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Arcy J. (d’), 1957, « Stage international de réalisateurs », Archives du Comité d’histoire de la télévision, Bry-sur-Marne.
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