Fréquemment associés à certaines crises de l’histoire contemporaine, à compter des affaires des décorations et de Panama en France, les scandales s’inscrivent aussi dans une temporalité plus longue. D’une part, le mot relève initialement du vocabulaire religieux (obstacle, ce qui fait trébucher, ce qui suscite l’indignation). En outre, politiquement, on a pu en relever des occurrences à partir de la République romaine, à travers les attaques de Cicéron contre Verrès (Garrigues, 2013 : 6-7). De son côté, Paul Jankowski (2008 : « Appendix of Scandals ») en recense à partir du XIVe siècle. En ces temps de médiatisation accélérée, s’étendant à différentes sphères, ils constituent, sur des bases parfois traditionnelles, l’une des facettes, voire l’un des ingrédients, de l’actualité, sous leurs différents aspects, politiques, coloniaux, économiques, sociaux, artistiques, voire médicaux, alimentaires et environnementaux.
Événements, arrière-plans, contestations
Dans ces conditions, comment caractériser un scandale, rendre compte de sa chronologie et de ses usages ? Le scandale est tout d’abord une sorte de révélateur d’une corruption réelle ou supposée, à l’échelle des mœurs – pour autant que le terme puisse être employé de nos jours –, ou d’un « système » dont il dévoilerait la vraie nature. Le scandale éclate, ou on le fait éclater, comme le montre l’exemple de celui de Panama en 1892, après la faillite de la compagnie de Panama et alors que des hommes politiques et des patrons de presse sont mis en cause au sujet des conditions de sa tentative de renflouement (Mollier, 1991). Il se transforme éventuellement en crise, avec l’affaire Stavisky en 1933-1934 : après l’affaire d’escroquerie du Crédit municipal de Bayonne et le suicide de Stavisky, la droite et l’extrême droite, en particulier, s’en prennent à des personnalités radicales et orchestrent une violente campagne qui aboutit à la journée sanglante du 6 février 1934, au cri de « À bas les voleurs ! » (Jankowski, 2000). Ainsi le scandale sert-il d’aliment à des mobilisations politiques ou sociales, principalement de caractère antiparlementaire ou dirigées contre le pouvoir exécutif. Il s’accompagne de thèmes de prédilection : le mensonge, l’impéritie, la prévarication, le gaspillage des deniers publics, la fraude, voire la mise en danger de la vie d’autrui. Ensuite, bien souvent, même s’il peut donner lieu à des condamnations pénales et pas seulement verbales, il tourne court ou s’enlise. On en parle ou l’on oublie.
Parfois, un scandale, chassant le précédent, contribue à cet oubli. Il arrive aussi qu’il entraîne d’importantes conséquences : ainsi, le scandale du Watergate. D’une part, il a provoqué en 1974 la démission du président Nixon, menacé d’impeachment, et a suscité une certaine méfiance aux États-Unis à l’égard du pouvoir présidentiel (Kaspi, 1983). D’autre part, sémantiquement, on en retrouve la trace à travers différents scandales – ou prétendus tels – qualifiés en ajoutant à un nom (ou à un prénom) le mot « gate ». On peut citer trois cas divers. L’« Irangate », à la suite de ventes d’armes clandestines à l’Iran afin de recueillir clandestinement des fonds au profit des antisandinistes du Nicaragua, ne mit en difficulté qu’assez brièvement Ronald Reagan. À la suite du « Monicagate », mondialement médiatisé à la suite d’une aventure avec une stagiaire à la Maison Blanche, Bill Clinton dut exprimer volens nolens sa contrition et, bien qu’attaqué vivement par ses adversaires, put terminer son second mandat. En France, le très différent et plus modeste « Penelopegate », sur le thème de l’emploi familial de complaisance, contribua à l’échec de François Fillon lors de la campagne présidentielle de 2017.
Cela dit, le scandale n’est pas nécessairement réductible à une série d’événements ou à des formules véhémentes ou pittoresques. Il est parfois présenté comme structurel, en tant qu’expression d’iniquités et d’inégalités relevant plus de la règle (ou de la force) que de l’exception. Dans ce cas, il fait l’objet de critiques récurrentes – par exemple sur le thème de l’argent sale ou de l’argent caché – et devient une sorte de topos. C’est ainsi que, quel que soit le scandale, on peut faire grand tapage pour le dénoncer, au nom, bien évidemment, de la rectitude ou de l’honnêteté. Il arrive alors parfois que les défenseurs les plus intransigeants de la morale, soient pris dans un scandale ou menacés par lui. La boucle serait ainsi bouclée, de même que lorsqu’un média spécialisé dans la dénonciation des scandales apparaît totalement dépourvu de scrupules, même quand il ne s’agit pas de ce qu’on appelait jadis une « feuille de chantage ».
Relectures ?
Il reste que les scandales n’éclatent pas partout ni en toutes circonstances. Ils supposent une certaine liberté d’expression, notamment en matière de presse. Dans le cas contraire, il y a fort à parier qu’ils resteront cachés ou seront enterrés – y compris au sens littéral, lorsque des journalistes ou des hommes politiques qui les dénoncent sont exécutés – dans un régime autoritaire ou totalitaire. Aussi le scandale peut-il apparaître non seulement comme un révélateur (Monier, 2011, au sujet de l’affaire dite « Woerth-Bettencourt » en 2010), un exutoire, la source de nouvelles promesses (Noyon, 2017) mais aussi, dans certains cas, une part d’ombre, en regard – parfois lointain – d’une sorte de privilège démocratique, si nécessaire qu’il soit.
Et si la vertu voudrait qu’il n’y eût point de scandales, elle peut ou pouvait en trouver de contestables. Il arrive du reste que les scandales se démodent, notamment en matière culturelle ou dans le domaine qualifié désormais de sociétal, en fonction de l’évolution des normes et des représentations : tel scandale littéraire du XIXe siècle, par exemple celui des Fleurs du Mal (Baudelaire, 1857) ou de Madame Bovary (Flaubert, 1857), ou encore celui qui conduit au procès d’Oscar Wilde, est en quelque sorte inversé de nos jours, magistrats et censeurs apparaissant a posteriori eux-mêmes comme des fauteurs de scandales ou des hypocrites qui éprouvaient quelque délectation à dénoncer et à condamner l’objet d’une horreur parfois feinte.
Protester contre un scandale, du reste, peut relever d’un registre politique controversé. Mais consentir à ce qu’il soit effacé, c’est d’une certaine façon s’en accommoder. On peut y voir aussi une manière de s’indigner bruyamment, sans que cela prête, du moins dans un premier temps, à de véritables conséquences. Il s’agit aussi d’une sorte de course contre le temps, la moralisation et les garde-fous qui lui correspondent relevant parfois de réponses hâtives à la prolifération de scandales suscitant de nombreux échos, mais aussi d’une demande de transparence (Monier, 2011, qui met en perspective les années 1978-2009) et de « bonne gouvernance », notamment depuis la chute du mur de Berlin (Monier, 2017). Le public, ainsi, est érigé métaphoriquement en « juge », alors même que le jugement au sens propre ne lui appartient pas et qu’il est surtout un spectateur, avec toutes les ambiguïtés qui s’attachent à de tels spectacles, feuilletonnés sous des formes diverses.
Sur les réseaux
Du reste, la tradition du feuilleton ou de la série peut s’appuyer sur les multiples supports que depuis le début du présent siècle font proliférer les réseaux sociaux. Ainsi, le scandale, en termes actuels, peut-il devenir viral, lancé ou relancé par les canaux des technologies de l’information et de la communication, avant d’être commenté par les médias traditionnels, ou parallèlement.
Il en va ainsi, en mainte circonstance, d’enjeux relatifs à l’intégrité ou aux déclarations controversées de telle ou telle personnalité. Parfois, la « trash politique » (Courage, 2020) est à l’œuvre. Ce que l’on a appelé « l’affaire Griveaux » (2020) en est une illustration. Le scandale est associé à la divulgation non autorisée d’une vidéo à caractère sexuel qui a entraîné un retrait de la campagne municipale parisienne. Désormais, le scandale peut lui-même devenir un scandale, mis en série ou en abyme, d’un siècle ou d’un espace à l’autre (Courage, 2020 ; Salles, 2020). Les interrogations portent aussi sur les effets des guerres – ou des escarmouches – de l’information ou de la désinformation. Il peut s’agir également de mobilisations militantes, en relation avec d’autres enjeux que des campagnes électorales. Elles relèvent de scandales dont les échos s’amplifient, sur le thème des violences sexuelles (avec #MeToo) ou, par ailleurs, de révélations relatives à l’environnement ou à la condition animale. C’est le cas au sujet de vidéos concernant l’abattage d’animaux diffusées par l’association L 214. Différentes formes de pouvoir, d’abus ou d’impéritie sont ainsi visées ou contestées.
Une étude globale des scandales et de leurs implications doit tenir compte de ces développements. Aussi, on peut y voir, plus généralement, l’extension du domaine du scandale, l’offre et d’une certaine façon la demande de scandales, ainsi que les rapports qu’ils entretiennent avec la justice. Parfois, sans rapport direct avec une actualité mouvementée, resurgissent des expressions anciennes, dont la signification fut autre : ainsi, avec un recueil d’écrits de Georges Bernanos (1888-1948), qui reprend le titre de l’un d’entre eux, datant de 1939 : Scandale de la vérité.
Baudelaire C., 1857, Les Fleurs du mal, Alençon, A. Poulet-Malassis.
Bernanos G., 1939, Scandale de la vérité. Essais, pamphlets, articles et témoignages, Paris, R. Laffont, 2019.
Courage S., 2020, « L’ère de la trash politique », L’Obs, 20 févr., pp. 22-25.
Flaubert G., 1857, Madame Bovary, Paris, M. Lévy frères.
Garrigues J., 2013, Les Scandales de la République. De Panama à l’affaire Cahuzac, nouv. éd. mise à jour, Paris, Éd. Nouveau Monde.
Jankowski P., 2000, Cette vilaine affaire Stavisky. Histoire d’un scandale politique, trad. de l’anglais par P. Hersant, Paris, Fayard.
Jankowski P., 2008, Shades of Indignation. Political Scandals in France, Past and Present, New York/Oxford, Berghahn Books.
Kaspi A., 1983, Le Watergate, Bruxelles, Éd. Complexe.
Mollier J.-Y., 1991, Le Scandale de Panama, Paris, Fayard.
Monier F., 2011, Corruption et politique : rien de nouveau ?, Paris, A. Colin.
Monier F., 2017, « La lutte contre la corruption, nouvelle grande cause politique », Le Monde, 1er juin, p. 23.
Noyon. R., 2017, « La moralisation à travers les âges », L’Obs, 1er juin, pp. 26-27.
Salles A., 2020, « Américanisation ou russification ? », Le Monde, 21 févr., p. 27. Accès : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/02/20/affaire-benjamin-griveaux-americanisation-ou-russification_6030211_3232.html.
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